Migrations clandestines et détresse de pêcheurs/par Mussa Sallah

2 November, 2022 - 23:33

Lorsque les griffes du capitalisme égratignent, nombreux sont les perdants. En ce vendredi 14 Octobre 2022, ma collègue et moi longent les milliers de containers du port autonome de Nouadhibou regorgeant de fruits de mer à destinations multiples sur toute l'étendue du globe. Quelques trente minutes de marche plus tard, nous voilà arrivés à destination : la gendarmerie du port artisanal pour nous y entretenir avec des pêcheurs sénégalais détenus depuis le samedi du Maouloud. Très accueillants et courtois, les gendarmes nous introduisent auprès de leur chef de brigade. Celui-ci nous confirme la présence d'un détenu surnommé Aliou et nous informe qu’en raison de l’enquête en cours, nous devons, le lundi venu, plutôt nous adresser au bureau du procureur de la République.

Nous nous rendons alors à quelques deux cents mètres de là, vers des bateaux de pêche traditionnelle flottant en grand nombre sur une mer bien calme en cette après-midi ensoleillée. Après de brèves introductions, nous rentrons dans le vif du sujet: le vol d'une pirogue dans la nuit du samedi 8 au dimanche 9 Octobre par des pêcheurs soupçonnés d'avoir pris illégalement la mer vers l’Europe.

 

Sujet sensible

Un groupe de sept personnes accepte d’en parler un tant soit peu, à condition que leur anonymat soit impérativement préservé : l’immigration illégale est un sujet sensible et la nécessite de nourrir leur famille respective leur interdit de risquer perdre leur emploi. « Ce n’est pas la première fois que ce genre d’incident survient sur ce quai », disent-ils. Discutant avec eux en wolof, nous leur expliquons que notre reportage devrait permettre de sensibiliser l’opinion et de promouvoir en conséquence des solutions consensuelles à ces problèmes. Ils n’en demeurent pas moins toujours fermes dans leurs décisions de ne pas trop parler et nous conseillent de nous rendre de l’autre côté du rivage où leur pirogue est stationnée.

Les ayant remerciés, nous avons à peine le temps de nous éloigner de quelques pas qu’un sifflement nous rappelle. « Quelqu’un est prêt à parler davantage avec vous. » Ledit sieur s’appelle Balla Alioune Diop. C’est lui qui aurait déposé, il y a quelques jours de cela, sa carte d’identité en guise de caution afin que plusieurs détenus, notamment Samba Guèye, capitaine de pirogue et Vieux Sèye, son second, puissent bénéficier d’une liberté provisoire. Il nous donne leur numéro de téléphone respectif pour que nous puissions entendre leur version des faits. Il les appelle même devant nous – en vain – nous demande de noter son propre numéro, s’engage à les rassurer de notre intention et conclut en nous communiquant leur adresse.

La prière du vendredi achevée, nous contactons par téléphone ledit capitaine. Avant toute discussion, il souhaite être conseillé par la personne de confiance qui le soutient en cette affaire. Nous le rappelons quelque vingt minutes plus tard. Maintenant convaincu que nous ne lui voulons que du bien, il accepte de venir nous rejoindre non loin de chez lui, à l’endroit que nous lui avons indiqué. Nous l’y attendons. Une dizaine de minutes plus tard, deux individus de taille élancée traversent la route et nous tendent les mains. Nous proposons de recueillir leur témoignage à leur domicile. « Allons plutôt dans un endroit public calme et désert », préfèrent-ils, « pour maintenir le secret absolu. »

 

Situation précaire

Samba Guèye nous y fait d’abord part du bouleversement de son quotidien. « Aucun de nous deux n’arrive plus à subvenir à ses responsabilités financières envers femmes et enfants, tous actuellement au Sénégal. Durant les vingt-trois années au cours desquelles on a pêché ici, par campagne de quatre à six mois, jamais nous n’avons connu un tel problème avec la moindre autorité des deux pays-frères. » Aussi avaient-ils été extrêmement surpris lorsqu’après vingt-quatre heures de pêche les samedi 8 Octobre, ils avaient été prévenus, le lendemain dimanche, par un certain Aliou assigné à surveiller la pirogue, qu’à environ quatre heures du matin leur embarcation avait disparu de son lieu de stationnement. La liste d’appels émis par le portable d’Aliou prouvait qu’il avait appelé deux fois le propriétaire de la pirogue, à cinq et six heures du matin.

Par la suite, le propriétaire du navire – pas les autorités – débarquait à la résidence où logeaient une quinzaine de pêcheurs afin de chercher Aliou. Le capitaine et son second se rendirent, quant à eux, au quai pour discuter avec leurs collègues sur place. « Il arrive de temps à autre », souligne Samba, « que des pêcheurs empruntent une pirogue dans leur communauté pour aller gagner quelques sous à l’insu du propriétaire. » Rentrés bredouilles dans leur enquête, ils se voyaient contactés peu après par le propriétaire. « Les gendarmes veulent discuter avec vous », les informe-t-il.

Et de se rendre donc illico à la gendarmerie où Aliou et le propriétaire les attendait. Tous quatre finissent par être placés en détention. De double nationalité, sénégalaise et mauritanienne, le propriétaire fait appel à un parent de la place qui le fait libérer avec la garantie de sa pièce d’identité. Ce n’est que le lendemain que le capitaine et son second font recours à Balla, avec qui ils ont travaillé plus d’une année dans le passé, afin qu’il les libère sous garantie de sa propre pièce d’identité. Aliou reste le seul actuellement détenu.

Chaque jour depuis l’événement, les deux pêcheurs effectuent de longues marches pour aller répondre aux gendarmes et n’ont même plus de quoi subvenir à leurs besoins quotidiens. Car le propriétaire de la pirogue leur a retiré tout leur matériel de pêche, notamment les bâches ; les quinze pêcheurs de la maison sont tous réduits au chômage, tandis que l’enquête suit toujours son cours. La rupture de confiance est évidente. Nous conseillons à nos interlocuteurs de se présenter aux bureaux de l’Organisation Mondiale de l’Immigration (OIM) lundi matin, en l’espoir de trouver assistance juridique, médicale et/ou alimentaire, leurs familles au Sénégal se retrouvant elles aussi fort égratignées par les griffes du capitalisme. 

Mussa Sallah