La sécurité dans le Golfe de Guinée à l’épreuve du « grand débordement ».Abdel Nasser Ethmane Elyessa*

5 October, 2022 - 16:51

L’examen des fragilités structurelles du continent dévoile, en 2021 et 2022, une série de corrélations stables dont l’Union africaine (UA) n’a pas assez pris la mesure, probablement du fait de la gêne qu’occasionne la remise en cause de la domination masculine. La démographie hors contrôle entraîne une série de conséquences dont l’essor de la prédation primitive sur les ressources de la nature engendre la propagation de la pauvreté, le déracinement climatique et davantage de destruction de la forêt et de la biodiversité. Il découle, de la fertilité élevée au Sahel, un nombre de naissances que la terre du bercail a cessé de nourrir.

Le déplacement massif de travailleurs et de familles en direction du Golfe de Guinée, démontre un exode unilatéral, germe de conflits liés au contrôle de l’espace et de ses richesses. La visibilité des enfants colporteurs au milieu de la circulation automobile et l’augmentation de la mendicité dans les rues des villes – déjà dysfonctionnelles – en sont les symptômes les moins discrets. La vague invasive, du nord au sud, met en mouvement des personnes démunies, d’un niveau d’instruction minimal et porteuses de valeurs et de modes de vie dépourvus d’adéquation à l’habitus des autochtones.

L’Organisation internationale des Migrations (OIM) tarde à intégrer la problématique au cœur de sa mission. En l’espèce, son attention biaisée se porte plutôt sur le contrôle de l’émigration vers l’Europe. Malgré ses implications de toute gravité sur un nombre conséquent de victimes, la dynamique africaine de l’apatridie et de l’expatriation demeure à l’abri du champ international de l’inquiétude et de l’indignation. A peine, le Haut-commissariat aux réfugiés (HCR) y consacre-t-il de rares programmes d’insertion. 

Une complication méconnue 

A la faveur de l’exode en cours, se trouvent, ainsi bouleversés, dans les pays d’accueil, le rapport à la propriété foncière, les équilibres de l’ethnicité et du culte, sans oublier l’incidence du changement progressif de population sur les rivalités partisanes au sommet de l’État. De surcroît, la polygamie et l’utilisation d’enfants comme force de labeur, accroissent la pression sur la nature, aux dépens de la diversité des écosystèmes. Aussi, à  cause d’une sédimentation de dégâts quasi irréparables, l’infrastructure de la société et du « vivre en paix » subit un cumul de tensions qui outrepassent, vite, le seuil du supportable : orpaillage illicite, banalisation du travail des enfants, usage sans protection de pesticides cancérigènes, épandage de cyanure et de mercure, pollution de la nappe phréatique, érosion et dégradation des sols, improductivité des parcelles de culture, abus d’exploitation du bois de menuiserie et du charbon de chauffe, disparition graduelle de la faune, agriculture extensive, habitat horizontal, baisse de la pluviométrie, hausse de l’économie informelle et de l’incivisme, etc…

Il résulte des déséquilibres susmentionnés le recours exponentiel au bakchich pour éviter les listes d’attente devant les prestations minimales de l’État. A coups de pots de vins et de racket, désarmer la rigueur ou acheter le silence du personnel chargé de faire respecter les impératifs de l’écologie, de la santé et du civisme, devient un exercice à portée du premier venu. La montée des réflexes xénophobes, le regain de la détestation ethnique et la porosité des esprits à la propagande des prédicateurs salafistes, premier vecteur du djihadisme, trahissent le prélude annonciateur de la discorde et nous n’en sommes qu’aux prodromes de la tragédie.

En règle générale, les analystes et commentateurs du réveil de l’Afrique, considèrent qu’une masse jeune et nombreuse constitue un réservoir de main d’œuvre compétitive et un formidable marché de consommateurs. Or, l’avancée inexorable du désert – témoin du rétrécissement de la verdure sur la carte du continent – impose sa part d’interrogation, à quoi l’afro-optimiste de complaisance n’apporte de réponse spécifique : demain, quel produit, à vendre et échanger, récolte-t-on d’une terre de désolation, stérile, plus que jamais en butte aux combats primaires de la survie ? La perspective du stress hydrique justifie l’interrogation.

Ainsi, les politiques publiques des États de refuge se retrouvent sommées de prévoir, au chapitre de leurs prévisions d’investissement en services universels de base (santé, éducation, urbanisme, foncier rural) des volumes de financement supérieurs à la demande exclusive de leurs ressortissants et des résidents permanents. La migration climatique contraint les gouvernements des territoires de destination à une dépense accrue pour compenser l’afflux de populations étrangères, d’où la nécessité d’une approche globale de mutualisation du risque, avec leurs voisins, prenant en compte le réaménagement de la libre circulation des personnes et des biens (bétail, par exemple) au sein de l’espace communautaire (exemple de la CEDEAO). Il faudra choisir entre liberté de déplacement et droit d’établissement.

D’ailleurs, la dynamique d’intégration continentale s’oppose, moralement, aux tentations de l’isolationnisme. Il n’existe pas de solution viable par le refoulement des visiteurs ou la fermeture des frontières, même si les restrictions aux déplacements pendant la pandémie du coronavirus tendent à ralentir la fuite vers le Golfe de Guinée. Or, il s’agit, là, d’un effet du moment, donc d’une situation d’exception tant, de part et d’autre d’une frontière, les liens remontent à des siècles de parenté, d’alliances et d’échanges matériels. Néanmoins, le problème est bien réel et d’un degré de gravité incompatible avec la négligence, la susceptibilité et la pudeur diplomatique.

Que faire ?  

C’est ici que la biométrie offre l’opportunité de quantifier et de réguler le volume des flux. Au titre de la prévention de cataclysmes qui s’annoncent, se dégagent des pistes d’action urgente ; d’abord, il convient de comprendre le phénomène en question, avant de redécouvrir les avantages d’une démarche de coopération, fondée sur les devoirs de vérité et de solidarité entre gouvernements.  Il importe de lancer une conférence internationale, avec l’ensemble des partenaires multilatéraux (OIM, CEDEAO, CEEAC, UA, OCDE, BAD, Banque mondiale), pour mesurer l’intensité de la migration climatique en Afrique de l’Ouest et du centre, voire de documenter ses incidences sur la paix et la sécurité. L’’évènement permettrait d’adopter le concept de « développement des niches-frontières », à partir de leurs ressources et atouts et ce, sous forme de zones franches et de pôles d’excellence.

Au-delà de la collecte de fonds, une étude multidimensionnelle apporterait, à son objet la caution des chiffres, en termes de description de la réalité et de l’impact escompté des investissements. Certes, des tentatives parcellaires de compréhension de l’enjeu migratoire éclosent ici et là mais demeurent tributaires d’une lecture économiciste ; elles manquent, souvent, de perception holistique. Toutefois, le nord et l’est du continent (Egypte, Soudan, Éthiopie, Kenya) expriment, dorénavant, des préoccupations identiques, au point d’avoir pu vulgariser le débat et en réduire la charge passionnelle. Parler de surnatalité n’y relève plus de l’audace, encore moins de la subversion. Ailleurs, l’indifférence feinte domine, sur fond de scrupule à reconnaître et assumer la responsabilité des Africains, trop longtemps auto-figés au rôle exclusif de la victime, éternelle colonisée et perpétuelle demandeuse de réparation, souvent jusqu’à la caricature, de la mauvaise foi et des raccourcis simplificateurs.

L’idée de n’être pas devenue assez auteur de son destin hante la plaidoirie panafricaniste de la reconstruction, sans cesse déclinée en dénonciation de l’ordre mondial, au détriment du constat, pourtant manifeste, de la mal-gouvernance : le clientélisme, la corruption relationnelle, la répartition des privilèges entre les parents et les proches du Chef de l’État et le défaut de vision à long terme correspondentdésormais, à la dérive vertigineuse d’une majorité de gouvernements en Afrique. L’excuse rétrospective de la colonisation ne fait plus recette, au regard des menaces émergentes ; la plupart procèdent d’une cuisine endogène de la domination, avec, au premier plan, des protagonistes africains dont le rapport à l’impérialisme n’est pas attesté. La domination et le pillage du bien public deviennent une réalité endogène, non un crime importé de l’étranger.

La prudence commande de remettre, le sujet sensible de la limitation des naissances, au centre des priorités de la Commission de l’Union africaine (UA) ; il s’agit de se projeter, déjà, vers le dividende démographique. Dans un contexte d’interpénétration régionale, l’enjeu de la procréation aléatoire déborde le cadre d’un pays. Le 22 juillet 2017, lors d’une rencontre ad hoc à Ouagadougou, le Président du Parlement du Burkina Faso, feu Salif Diallo, déclarait, sans détour ni langue de bois : « Nous avons la zone qui a le plus fort taux de fécondité au monde entre 4 et 5 % et dans certains de nos États nous atteignons sept enfants par femme et à cette allure, notre sous-région doit avoisiner le milliard d’habitants d’ici à 2050. Avec un taux de croissance à l’ordre de 5 ou 6 %, nous ne pourrons jamais vaincre la pauvreté dans ces conditions ».

D’autres acteurs lui emboîtent le pas mais suivant une proportion de visibilité et de franchise encore modeste ; les gouverneurs de la Bad, lors de leur réunion en mars 2018 à Abidjan, qualifiaient la surnatalité de « bombe à retardement ». Néanmoins, la formule-choc accouche d’une ambition timorée :  le communiqué final évite de mentionner la contraception volontaire ou « espacement des naissances » et recommande plutôt d’augmenter la « lutte contre la pauvreté ». L’énoncé atténue puis élude la source de la contradiction ; de là, il semble sujet à caution. Ici, encore, l’embarras, la timidité et les préjugés conservateurs ont eu raison de la lucidité. Si l’on commence à évoquer « la santé reproductive » dans certaines sphères de décision, le patriarcat continue d’assigner, aux femmes, la vocation de poule pondeuse dont l’existence sur terre se confond avec l’économie de la puériculture.

L’occasion s’impose de rappeler deux initiatives qui recoupent, sur le mode de la velléité, les propositions précitées. L’Union africaine compte organiser, en 2022, une réunion de haut niveau consacrée à la gestion des frontières, sur la base du programme éponyme qui date de 2007. La Côte d’Ivoire est pressentie pour abriter la rencontre.

Le Projet autonomisation des femmes et dividende démographique au Sahel, sous l’égide du Fonds des Nations unies pour la population (-Swedd-Unfpa) s’attaque, de front, à la problématique de la surnatalité, en vue de réduire la fragilité des populations où la scolarisation et le pouvoir d’achat stagnent, à un seuil critique.

Conclusion 

L’objectif de la présente note d’alerte n’est pas de réhabiliter le malthusianisme ni même de mettre à nu les lacunes de la prospective en Afrique. Il consiste à mieux prévenir l’extension de conflits – déjà à l’œuvre sous nos yeux – dont les ressorts confirment la relation belligène de l’humain à son environnement. La démonstration déclinée plus haut ne concerne pas seulement la stabilité du continent. Elle détermine l’avenir de l’émigration de beaucoup d’Africains, en Europe ; les violations des droits de la personne, durant la quête du paradis terrestre sous les latitudes de l’hémisphère nord, si loin de chez soi, se déroulent souvent avant de rejoindre le Vieux monde. Les récits innombrables de victimes en Libye attestent du défi.

En somme, la coopération internationale et l’aide publique au développement ne parviennent pas à pallier la fécondité de l’Afrique. Les moyens propres des États n’y suffisent, non plus, car le rythme de l’essor de la population excède et de loin, la création de biens durables et l’érection des infrastructures. Alors, ô dilemme, les migrants eux-mêmes sont obligés d’accentuer la surexploitation des surfaces arables, du sous-sol, de l’eau ainsi que l’occupation des périmètres de forêt classée, réduisant, de facto, l’habitat des autres catégories du vivant. L’insécurité consécutive à la progression du terrorisme aggrave le sauve-qui-peut. Horresco referens, la vitesse de la migration intérieure finit par alimenter les raisons objectives de la débandade panique des jeunes en train de fuir la terre de leurs ancêtres.

L’agriculture intensive et l’urbanisation horizontale prouvent les limites d’un modèle de croissance indifférent à la météorologie et à la densité du peuplement. La pluviométrie, première matrice de vie, est un facteur non-acquis, une donnée corrélée à la végétation, à l’épaisseur du couvert vert. Selon la proportion des atteintes à ce capital vital dont dépend la continuité de notre espèce, une collectivité de terroir, un État, une communauté économique perdent, chacun, leurs réserves de défenses immunitaires face aux ferments de violence et d’anarchie. Le basculement d’un groupe donné, dans la précarité et la loi du plus fort, ne respecte pas toujours le tracé des frontières. Aussi, le thème convoqué ici définit-il, en vertu d’une proportion encore sous-estimée, le devenir de la paix.

Le temps n’est-il pas venu d’en parler, ouvertement, sous peine de devoir s’excuser, quand il serait trop tard ? Concernant les domaines de la survie collective, à l’ère de l’hyper-communication de masse, l’alibi du « nous ne savions pas » paraît de moins en moins recevable. Pour commencer, il convient de se résoudre à admettre que la migration sous contrainte n’est pas toujours cool ou sexy. Sortir de l’angélisme convenu recèle, en l’occurrence, la promesse d’une résilience empreinte d’honnêteté qui traite son sujet, à la racine, au lieu de le contourner. Qu’on se le dise enfin, l’impatience de la rue à obtenir des réformes, le discrédit des élites, la fortune des meneurs populistes et l’audience du conspirationnisme de l’outrance s’avèrent autant de symptômes d’une lame de fond dont la fatalité insurrectionnelle mérite un surcroît d’anticipation, s’il n’est pas trop tard…

* Abdel Nasser Ethmane Elyessa est diplômé d’Études supérieures en Sciences politiques, droits de l’Homme et polémologie. Il est consultant international et co-animateur de plusieurs initiatives et associations de lutte contre l’impunité, le racisme et l’esclavage en Mauritanie. Il promeut l’enseignement à l’école de la laïcité, de l’égalité des sexes et de l’écologie citoyenne.