Le Mali, la France et Nous (fin). Par le Professeur Boubacar N’Diaye

21 July, 2022 - 01:00

Les dirigeants de la France et de leurs alliés ont souvent répété que cinquante-sept de ses soldats « ont donné leur vie pour le Mali » et que celui-ci devrait montrer plus de gratitude envers la France. Si l’on a pu rétorquer que des milliers et des milliers d'hommes du « Soudan français » – appellation coloniale du Mali – avaient versé leur sang pour aider à libérer la France du terrorisme nazi, il est peut-être plus utile de rappeler ici le constat du général De Gaulle selon lequel « les États n'ont pas d'amis, ils n'ont que des intérêts. » Une des attitudes franchement ineptes de ceux qui défendent certaines politiques de la France consiste à rejeter toute accusation selon laquelle elle n’agit avant tout qu’à développer, à tout le moins préserver, ses intérêts nationaux, en particulier dans ses anciennes colonies. Ils préfèrent suggérer que les politiques et actions françaises ont toujours des motifs altruistes, les éventuels bénéfices en découlant restant accessoires, même lorsqu'ils sont éminemment bénéfiques, comme la réduction de l'émigration clandestine ou la prévention de la propagation du terrorisme sur le continent européen. Cette approche est une insulte à l'intelligence des Maliens et des Africains. Il suffit de renvoyer quiconque colporte ou croit à de telles absurdités, à la sagesse nonchalante et sans état d’âme du général De Gaulle !

Dans son bras de fer avec le Mali, la France sert ses intérêts nationaux. C’est tout. Que nous considérions ces intérêts comme légitimes ou non et l’on peut même soutenir que certains de ces intérêts peuvent l’être tout-à-fait. Par conséquent, les droits de l'Homme, la démocratie et le sort du peuple malien, sa sécurité et son bien-être ne pèseront guère lourd s'ils contrarient ces intérêts nationaux vitaux. Voilà la simple vérité.  Pour que la France maintienne son statut de puissance économique et militaire mondiale, il est bien possible que son intérêt national vital passe par la perpétuation de ses anciennes relations avec ses ex-colonies. Mais pour que ces mêmes ex-colonies jouissent pleinement de leur souveraineté, Il est indispensable qu’elles s’affranchissent précisément de ce genre de relations.  C’est bien sûr là la contradiction qui ne peut être ignorée et qu’il va falloir résoudre.

 

Que faire ?

S’agissant des critiques adressées aux autorités de la Transition conduisant le pouvoir au Mali, il y a fort à parier que les hommes entretiennent souvent, parmi leurs motivations, des desseins égoïstes pas toujours, sinon jamais, avoués. Concédons objectivement donc qu’il ne serait pas déraisonnable de prêter, aux autorités actuelles du Mali, celui d'entretenir des projets pour prolonger leur contrôle du pouvoir de l’État au-delà même des vingt-quatre mois dont elles se sont imposé la limite, par décret du 6 Juin 2022. Concédons aussi que certains d'entre eux pourraient être tentés de poursuivre les politiques malsaines de leurs prédécesseurs et s'enrichir dans leur procès, même s’il n'y a, jusqu’ici, aucune indication en ce sens. Gageons que la surveillance méticuleuse dont ils font l’objet – le regard du Monde reste bel et bien braqué sur eux – préviendra un tel comportement.

On ne peut cependant pas ignorer que la réalité des politiques et des actions françaises de ces dernières années au Mali justifie amplement leur aspiration à vouloir s'affranchir d’un dispositif sécuritaire déficient qui n’a, à l'évidence, rien fait pour accomplir l'objectif de sécuriser le peuple malien et stabiliser le pays. Les autorités de la Transition méritent donc le bénéfice du doute auprès des Africains. Une démarche qui doit s'accompagner de vigilance et de circonspection, compte-tenu du bilan des juntes sur le Continent. Quand celles-ci et leurs alliés se plaignent que la France cherche à les punir, avec l'aide de ses affidés de la CEDEAO et de l'Union Monétaire Ouest-Africaine (UMOA) sur lesquelles elle a une si forte influence, leurs plaintes ne devraient donc pas être d'emblée rejetées.

Outre les propos souvent menaçants ou insultants du président français et de ses ministres, ils pointent également du doigt les menaces sans équivoque du sénateur français Christian Cambon. On ne devrait pas prendre celles-ci à la légère. La France est connue pour sa rancune vengeresse envers ceux qui osent contester sa domination ou ses intérêts. Une telle vengeance a été amplement illustrée dans plusieurs de ses anciennes colonies qui ont défié, à un moment ou à un autre, ses intérêts vitaux ou ses choix politiques. La réaction dévastatrice de la France au « Non ! » de la Guinée en 1958 à son projet de Communauté franco-africaine et le renversement ou déstabilisation, dans les années 70, 80 et 90, de régimes qui tentaient d'échapper à sa domination néocoloniale (République centrafricaine, Comores, Congo, Côte d'Ivoire, Mauritanie, etc.) en témoignent. Les massacres de centaines de milliers d'Africains que cette patrie des droits de l'Homme a commis – de 1945 à 1962 – en Algérie, Tunisie, Cameroun, Madagascar et ailleurs sont encore vivaces dans la mémoire collective de ses anciens sujets. En d'autres termes, les Maliens doivent rester extrêmement vigilants : la France ne ménagera aucun effort pour leur faire payer ce qu'elle considère comme une gifle (sans parler de la défaite géostratégique irrévocable de ses intérêts économiques et sécuritaires).

Déjà, l'UE a adopté, sans doute à l'instigation de la France qui en occupe la présidence tournante, une attitude hostile envers le Mali. L’Europe a également lié sans vergogne son aide aux États africains à la position qu'ils adopteront dans la nouvelle guerre froide déclenchée par le conflit russo-ukrainien. Espérer recevoir l'aide de l'UE va donc également signifier, pour ceux-ci, de se ranger du côté de l'Ukraine et soutenir les sanctions occidentales contre la Russie. Cette Russie avec laquelle le Mali et d'autres États africains s’apprêtent à développer un partenariat dans la poursuite de leurs propres intérêts sécuritaires et économiques... tels qu’ils osent les définir par eux-mêmes !

 

Une loi contraignante

Pour compliquer davantage les choses de ces récalcitrants réels ou potentiels, la Chambre des représentants des États-Unis a adopté, le 28 Avril 2022, avant de le transmettre au Sénat, le projet de loi H.R.7311 intitulé « Loi sur la lutte contre les activités malicieuses de la Russie en Afrique ». Lui-même inamovible guerrier de la Guerre froide qu'il fut et demeure, le président Biden la signera sans aucun doute lorsqu'elle arrivera sur son bureau. Une fois promulguée, cette loi aura la particularité de cibler exclusivement les États africains, leurs autorités, les acteurs économiques et citoyens lambdas, y compris ceux de la Diaspora. Son objectif semble être de contraindre – ce sera certainement son effet – les États africains, en particulier les anciennes colonies françaises, à rester dans la sphère d'influence de l’Hexagone, et incapables, sous peine de sanctions, d'entretenir en cette Guerre froide bis, des relations avec des partenaires non-occidentaux. La nature de leurs relations avec d'autres puissances, principalement la Russie – mais aussi la Chine…  – est laissée à la seule appréciation des bureaucrates et décideurs américains. Les Africains, leurs alliés et les défenseurs de la démocratie et du développement feraient mieux d'y prêter attention.

Il vaut la peine de rappeler ici la mémorable leçon que Nelson Mandela, le défunt président de l'Afrique du Sud, donna, fraîchement sorti des prisons de l'apartheid et de passage aux États-Unis, au journaliste Ted Koppel et à son public. Une des erreurs que certains occidentaux ont tendance à commettre, observa-t-il gravement, est de croire que leurs ennemis doivent être ceux de l'Afrique. « Nous ne pouvons jamais accepter cela ! », conclut-il alors. C’était vrai alors que la Guerre froide touchait à sa fin ; cela reste vrai aujourd'hui encore. Les Africains doivent également faire face à la triste réalité qu'avec cette loi en voie d’être adoptée, l'administration Biden semble bien avoir renoncé à l'esprit et aux politiques anticoloniales autrefois louées des États-Unis après la Seconde Guerre Mondiale. Ces politiques qui auraient logiquement dû, non seulement, perdurer mais aussi s’appliquer à la mentalité coloniale tenace si bien ancrée au sein de l'establishment français.

Un constat s'impose : l'issue des tribulations que traversent le Mali, suite à l’attitude patriotique que le colonel Assimi Goïta et son équipe ont adoptée, est susceptible de saper, voire saborder, tout le paradigme des relations considérées comme inéluctables entre la France et ses anciennes colonies. C'est là que réside la nécessité, pour tous les Africains qui ont décrié les héritages néfastes de la Conférence de Berlin, l'esprit de la Conférence de Brazzaville et même le Sommet de Yalta – ces mêmes paradigmes qui ont étouffé les pays comme le Mali – de prendre bonne note de cette probabilité. Cela pourrait déterminer l’issue des efforts futurs à assurer la sécurité et le développement, non seulement du Mali, en tant qu'épicentre de la crise sécuritaire au Sahel, mais aussi de toutes les anciennes colonies françaises. La Société civile et les classes politiques de nombreux pays africains semblent avoir compris que c'est là l'enjeu de cette bataille épique de «David contre Goliath », pour reprendre la célèbre allégorie biblique.

En ce bras de fer avec la France, le Mali doit sortir vainqueur. Sa victoire signifiera simplement d'en sortir plus sécurisé par l’adoption des fondements institutionnels et juridiques d'un État en voie irrévocable de démocratisation. Le Mali fut exemplaire en tant que démocratie jusqu'au coup d'État de 2012. Malgré de nombreuses lacunes et possible régression dues à la cupidité et à la soif de pouvoir de nombreux membres de sa classe politique, ainsi qu’aux erreurs accumulées, en particulier lors du dernier mandat d'ATT, le Mali peut l’être à nouveau et briller plus que jamais. Sa pluriséculaire éducation civique le lui permet. Le Mali, celui de l'épopée Soundjata, incarne une culture de tolérance, sagesse et dignité, le tout basé sur une profonde compréhension de la condition humaine qui donna au Monde la Charte Kouroukan Fouga de 1236. Le Mali nous a aussi apporté le patriotisme, les convictions panafricaines sans ambiguïté, la dignité tranquille et l'incorruptibilité de Modibo Keïta, son premier président. Il nous a donné la transition exemplaire vers un régime civil après un coup d'État, grâce aux instincts politiques d'un certain lieutenant-colonel Amadou Toumani Touré dont l'approche est devenue un modèle pour le Continent.

Pour réussir, le Mali a besoin du soutien des Africains et de tous ceux qui condamnent, à juste titre, l'intervention des militaires en politique. Leur position de principe sur cette question ne peut faiblir. Ayant moi-même conçu la formule « Un coup d'État militaire, une calamité de Dieu », je ne peux certainement pas être en désaccord avec cette position de principe, en particulier compte-tenu de la remilitarisation alarmante de la politique ces derniers temps en Afrique. Ainsi beaucoup s'opposent-ils honnêtement aux autorités militaires maliennes. Cependant un tel principe et un tel engagement envers les normes démocratiques doivent également englober un dévouement tout aussi indispensable à s'attaquer, en premier lieu, aux conditions génératrices des coups d'État. Il faut éviter un certain « fétichisme des élections » qui semble reprendre la position de la France et de la CEDEAO pour justifier leur acharnement à l’encontre du Mali ; mais pas au même degré que d'autres pays où des coups d'État ont également eu lieu. Comme si la vitesse à laquelle les élections sont organisées avait quoi que ce soit à voir avec les conditions qui ont conduit à un coup d'État ou à l'amorce d'une démocratie qui y remédiera ou réduira la vulnérabilité d'un tel pays à éventuelle rechute totalitaire.

Maintenant que le colonel Goïta et son équipe ont fixé une durée irrévocable pour la transition dans leur pays, il incombe aux « partisans de la démocratie et du développement » de veiller à ce que cette transition réussisse. Les réformes que lui et ses collaborateurs ont promises sont cohérentes et largement soutenues par le peuple malien qui comprend intuitivement leur nécessité. Fidèlement mises en œuvre, elles augmenteront la probabilité de donner naissance à une démocratie qui consolidera un environnement sécurisé, respectera les choix du peuple malien, et réduira considérablement la probabilité d'une autre intervention militaire. Parce que ni le Mali ni l'Afrique ne peuvent se permettre un autre éternel recommencement à la RCA, nous devons tenir, jusqu’à la fin de la Transition, le colonel Goïta et son équipe responsables de leurs promesses.

Encore une fois, beaucoup dépend du succès de cette épopée malienne. Ce qui est en jeu, c'est l'établissement enfin de relations véritablement décolonisées entre les Africains et leurs anciens maîtres, en l'occurrence la France. Parmi les mesures témoignant de notre soutien mais aussi de notre vigilance à suivre de près la Transition pour nous assurer qu'elle se déroule avec équité et transparence, nous devons exiger un audit complet lorsqu'elle se terminera. À rendre public et accessible à tous, un tel audit aura été mené par une commission composée de maliens de renom et de probité intellectuelle et morale irréprochable, joints par d'autres Africains répondant aux mêmes critères, parmi ceux qui se sont tenus aux côtés du Mali en ces moments difficiles. Après tout, ne sommes-nous pas tous dans le même bateau ? Oui bien sûr, nous le sommes !