Le Mali, la France et Nous– III –Par le professeur Boubacar N’Diaye

6 July, 2022 - 17:40

La crise malienne n'aurait certainement pas pris la tournure dramatique qu'elle a prise sans l'aggravation des conditions du secteur de la sécurité en général, de l'armée en particulier, depuis le début de l'ère démocratique en 1992. Lorsque la crise libyenne éclata en 2011, le pays n'avait pas d'armée à proprement parler (et encore moins de secteur spécifique de sécurité irréprochablement assurée). C'était là le résultat de commissions et d'omissions qui semblent avoir commencé sous la présidence d'Alpha Oumar Konaré, le premier président de l'ère démocratique. Comme de nombreux dirigeants politiques et de la Société civile en Afrique de l'époque, le président Konaré était-il déterminé à « punir » le secteur de la sécurité pour les abus subis sous les régimes militaires ou lui manquait-il simplement le discernement de comprendre l'importance d'un secteur de la sécurité performant pour un État en voie de démocratisation ?  Cela reste un mystère entier. Surtout compte-tenu de la longue histoire de violence armée que son pays a connue. Quelle que soit la raison de cette négligence de l'armée et du secteur de la sécurité dans son ensemble, cette erreur capitale a fait, de l'armée malienne, naguère une des plus puissantes et mieux équipées de l’Afrique de l'Ouest, une coquille vide.

Compte-tenu de l’insécurité qui se développait au Nord du pays avec des insurrections récurrentes, nonobstant les différents accords de paix, il était éminemment irrationnel de réduire sur plusieurs années, significativement en pourcentage de PIB, les dépenses des forces armées. Privée de ressources dont elle avait cruellement besoin, l'armée fut également livrée à une équivoque gestion de ses officiers supérieurs, sans strict contrôle des autorités politiques (de l'Exécutif et/ou parlementaires). En conséquence, elle semble s'être entièrement« déprofessionnalisée ». On assista en outre à une « inflation de généraux pour une si petite armée », comme me le confia un expert. Certains étaient soupçonnés de se livrer à des activités éthiquement discutables (dont le moindre était le recrutement, dans le corps des officiers ou dans les rangs des sous-officiers, de leur progéniture ou délinquants mâles de leur famille élargie), le tout dans une indifférence généralisée.  Comme l'a révélé l'enquête d'Oumar Coulibaly, les troupes étaient livrées à elles-mêmes, « désarmées » et abandonnées à languir dans des conditions de vie et de service exécrables, incapables donc de se mesureraux « djihadistes, plus motivés – [plus impitoyables, sans aucun doute] – et bien mieux équipés qu'elles» (1).

Malheureusement, cette négligence se poursuivit sous le président ATT. Cela explique en grande partie le quasi-effondrement de l'armée lorsqu'une coalition d'irrédentistes et de hordes terroristes déterminés et lourdement armés attaquèrent de concert le pays, peu après l'assassinat de Kadhafi en Octobre 2011. Le coup d'État militaire du 22 Mars 2012 et ses conséquences – entre autres, le grand nombre de meurtres et de détournements de fonds à grande échelle perpétrés sous le régime chaotique du capitaine Amadou Haya Sanogo entre Mars 2012 et Août 2013 – divisèrent davantage une armée déjà rétive. Il en résulta, pour elle, une très mauvaise image auprès des Maliens. Cette situation embarrassante de l'armée qui ne s'était pas améliorée lorsqu’Ibrahim Boubacar Keïta(IBK) entra en fonction – prenant le relais d’un régime militaire de facto, même avec le professeur Djoncounda Traoré à la Présidence – d’une part, et, d’autre part, l'urgence de mener à bien d’impératives réformes ont été sans ambages reconnues par IBK dans son discours commémorant le 53èmeanniversaire de l'armée malienne, le 20 Janvier 2014 (2).

Néanmoins, l'un des héritages les plus problématiques du régime d’IBK – qu'il partage, encore une fois, avec tous les régimes qui l'ont précédé durant l'ère démocratique –fut de ne pas avoir pris suffisamment au sérieux la nécessité absolue de réformer, voire transformer son armée, surtout après la crise qui l’avait secouée après la débâcle libyenne. Ni le peuple malien ni ses militaires n'ont été servis en laissant l'armée non (véritablement) réformée mais aussi terriblement mal équipée pour relever les défis émergents avec le regain d'irrédentisme ostensiblement soutenu par des acteurs étrangers – pas seulement la France, d'ailleurs… – et l’intensification des assauts terroristes transnationaux d’AL-Qaïda, de l'EIGS et de ceux d’Ansar Dine, leur équivalent domestique.

 

 

Statu quo impraticable et pernicieux

La France ne pouvait ignorer que la Réforme du Secteur de la Sécurité (RSS), stipulation-clé, à juste titre, de l'Accord d'Alger, le rééquipement et leré outillage du secteur de la sécurité malien étaient les priorités des priorités pour que le Mali post 2013 ait une chance de succès. Où était cette intransigeance vis-à-vis des autorités militaires, alors qu'elle était, sur cette question cruciale, des plus nécessaires durant tout le régime d’IBK ? La perpétuation d’un statu quo impraticable et pernicieux ne garantissait-elle pas que les troupes françaises restassent au Mali pour toujours ? Si tel était le cas, pourquoi la France voudrait-elle jamais changer quoi que ce soit à ce qu'elle faisait depuis 2013 ? Les réponses à ces questions devraient tous nous alarmer, nous terrifier même. Elles devraient certainement terrifier les héritiers de Modibo Keïta.

Mais ceci ne disculpe en rien les autorités civiles maliennes des trois dernières décennies ; certainement pas IBK – Que son âme repose en paix ! – et ses divers alliés politiques sept ans durant ! La responsabilité première leur incombe ; pas à la France. Corriger cet échec majeur concerne également les Maliens, à commencer par ceux qui dirigent la Transition ; pas à la France, encore une fois. La leçon à tirer ici est que le maintien du statu quo dans le domaine de la Défense et de la Sécurité : c'est-à-dire principalement le maintien du quasi-contrôle total de la France ; ne produirait pas un résultat différent de celui des dix dernières années. Qui en doute ? C'est peut-être bien ce que les autorités actuelles de la Transition ont compris. Une autre illustration a contrario de la pertinence de la désormais célèbre définition qu’Einstein a donné de la folie.

Lorsque, réinitialisant la Transition en Mai 2019, le Comité National pour le Salut du Peuple (CNSP) reprit les choses en main, un tout nouveau face-à-face devait ainsi s’initier. À travers les déclarations acrimonieuses de son président, de ses ministres des Affaires étrangères et de la Défense nationale, ainsi que d'autres acteurs politiques et sécuritaires, la France devenait protagoniste dans les affaires intérieures d'un État souverain !Elle et ses alliés – au Mali et ailleurs – insistent sur le caractère illégitime de la junte militaire malienne,« auteur de deux coups d'État » et apparemment déterminée à rester au pouvoir le plus longtemps possible, pour justifier leur hostilité. Mais il est incontestable que tout paraît n’avoir basculé que lorsque les autorités de la Transition décidèrent de se libérer de l'arrangement sécuritaire de facto exclusif avec la France – et l'UE que celle-ci a (in)dûment impliquée… – et de tenter sa chance avec d'autres partenaires, en particulier la Russie.

L'argument de poids pour ostraciser le Mali relève également son association avec Wagner, une société de sécurité privée russe. Présumons que cette association soit avérée. En tout cas, Wagner a été dépeint comme l’épouvantail absolu, un acteur démoniaque avec lequel tout contact justifie le retrait complet de la France du Mali. Une telle association avec ce diable incarné est censée souiller et couvrir d’ignominie à jamais les autorités maliennes. En cette obsession « wagnérienne », les vertueux censeurs se gardent bien évidemment d’évoquer le fait que la Légion étrangère, une composante non négligeable des forces armées françaises déployées hors de son territoire, soit composée d'hommes qui répondraient parfaitement à la plupart des définitions relatives aux « mercenaires ». Par ailleurs, le recours généralisé, par l'ensemble des armées occidentales –notamment celle des États-Unis… –à des sociétés de sécurité privées et singulièrement sur les théâtres d'opérations de leurs intérêts communs –en Irak et Afghanistan, exemples qui viennents pontanément à l’esprit – ne semble pourtant pas constituer un handicap pour le partenariat de la France avec les uns et les autres.

 

 

L’édifice sanctifié de la Françafrique

La décision souveraine du colonel Goïta et de son équipe de prendre langue avec la Russie – et même Wagner ! – pour tenter de répondre aux besoins de sécurité insatisfaits de leur pays pourrait-elle être la raison objectivement incontestable de la situation actuelle du Mali, avec les sanctions économiques et financières punitives de la CEDEAO et de l'UMOA ? Après tout, le président Macron n'eut aucun scrupule à se rendre à N'Djamena pour adouber, sous le regard approbateur du représentant de l'UA, le putsch qui a porté au pouvoir, en Avril 2021, le général Mahamat Déby, fils du défunt président Idriss Déby. Il est évident que par leurs déclarations et leurs actions, les autorités maliennes de la Transition ont secoué jusqu’en ses fondements l'édifice sanctifié de la Françafrique. Un des piliers les plus sacrés de ce monument à l'hégémonie et à l'exploitation est de ne jamais – au plus grand jamais ! – défier ouvertement la France et de ne surtout jamais s'aventurer hors de ce mariage forcé avec elle ;en tout cas certainement pas sur des questions de défense et de sécurité. Pas même pour flirter avec ses alliés occidentaux, tels les États-Unis, ni, encore moins, avec des compétiteurs implacables comme la Russie, la Chine ou même la Turquie. Pour avoir osé envisager se rapprocher de l’Oncle Sam afin de négocier un meilleur accord pour l'économie ou la sécurité de leur pays respectif, le congolais Pascal Lissouba ; avant lui, Hissène Habré du Tchad ; et, plus tard, Mamadou Tandja du Niger en firent les frais dans les années 1990.

Au vu de tout cela, il est choquant que les chefs d'État et de gouvernement de la CEDEAO aient si facilement adopté la ligne et la justification françaises pour punir l'État malien et, à travers lui, le peuple malien, aggravant une situation socio-économique déjà désespérée. Que le président Macron ait officiellement déclaré, à plusieurs reprises, encourager les actions de la CEDEAO, y compris lesdites sanctions, ne sert ni la crédibilité de la CEDEAO et de ses dirigeants, ni ses objectifs d'intégration. On ne peut que se demander, comme d’ailleurs le font les peuples de la sous-région, quels intérêts d'une communauté économique régionale africaine peuvent objectivement être servis en prenant des sanctions – dont certaines ne sont manifestement pas consacrées par ses normes ou pratiques – contre un État-membre, lorsque de telles sanctions sont « encouragées » – certains diront « dictées » – par le président d'un pays comme la France entretenant de si complexes relations avec ses anciennes colonies ? Dans le bras de fer qui prévaut entre le Mali et la CEDEAO – et, qu’on ne s’y trompe pas, la France – voilà une question cruciale à laquelle on se doit de répondre.

Les dirigeants de la CEDEAO ne peuvent ni ne doivent certainement pas ignorer la perception largement répandue chez de nombreux intellectuels francophones selon laquelle une portion croissante des organisations de la Société civile et des élites politiques françaises considère toujours ses anciennes colonies comme un domaine réservé dont elle souhaite continuer à exploiter les ressources –en mettant celles-là au pas, si elles s’y refusent… – et empêcher, par tous les moyens possibles, le moindre changement en cette abjecte liaison. Ces mentalité et attitude navrantes ont survécu aux promesses plus ou moins sincères d'y renoncer, depuis soixante ans au moins. Elles se sont montrées tenaces pour des générations d'élites françaises, à quelques exceptions près, dont notamment monsieur Jean-Luc Mélenchonet autres dirigeants politiques et intellectuels de gauche qui sont restés heureusement fidèles aux valeurs souvent associées à la France de 1789 et à La Commune.  (À suivre).

Professeur Boubacar N’Diaye

                                                                                                 

​​​​​​NOTES

(1) : Voir Oumar Coulibaly, « Notre enquête : L’armée malienne clochardisée par 20 ans de gestion chaotique », inhttp://www.maliweb.net/societe/notre-enquete-larmee-malienne-clochardisee-20-ans-gestion-chaotique-412452.html(accédé 23 Juin, 2022).

(2) : Le discours du président Keita est disponible sur http://www.maliweb.net/armee/53-ans-apres-la-creation-de-larmee-malienne-un-bilan-desastreux-selon-ibk-190916.html (accédé 22 Juin 2022).