Le Mali, la France et Nous (deuxième partie)

28 June, 2022 - 23:32

Par le professeurBoubacar N’Diaye

La crise malienne n'aurait certainement pas pris la tournure dramatique qu'elle a prise sans l'aggravation des conditions du secteur de la sécurité en général, de l'armée en particulier, depuis le début de l'ère démocratique en 1992. Lorsque la crise libyenne éclata, en 2011, le pays n'avait pas d'armée à proprement parler (et encore moins de secteur spécifique de sécurité irréprochablement assurée). C'était là le résultat de commissions et d'omissions qui semblent avoir commencé sous la présidence d'Alpha Oumar Konaré, le premier président de l'ère démocratique. Comme de nombreux dirigeants politiques et de la Société civile en Afrique de l'époque, le président Konaré était-il déterminé à « punir » le secteur de la sécurité pour les abus subis sous les régimes militaires ou lui manquait-il simplement le discernement de comprendre l'importance d'un secteur de la sécurité performant pour un État en voie de démocratisation ?  Cela reste un mystère entier. Surtout compte-tenu de la longue histoire de violence armée que son pays a connue. Quelle que soit la raison de cette négligence de l'armée et du secteur de la sécurité dans son ensemble, cette erreur capitale a fait, de l'armée malienne, naguère une des plus puissantes et mieux équipées de l’Afrique de l'Ouest, une coquille vide.

Compte-tenu de l’insécurité qui se développait au Nord du pays avec des insurrections récurrentes, nonobstant les différents accords de paix, il était éminemment irrationnel de réduire sur plusieurs années, significativement en pourcentage de PIB, les dépenses des forces armées. Privée de ressources dont elle avait cruellement besoin, l'armée fut également livrée à une équivoque gestion de ses officiers supérieurs, sans strict contrôle des autorités politiques (de l'Exécutif et/ou parlementaires). En conséquence, elle semble s'être entièrement « déprofessionnalisée ». On assista en outre à une « inflation de généraux pour une si petite armée », comme me le confia un expert. Certains étaient soupçonnés de se livrer à des activités éthiquement discutables (dont le moindre était le recrutement, dans le corps des officiers ou dans les rangs des sous-officiers, de leur progéniture ou délinquants mâles de leur famille élargie), le tout dans une indifférence généralisée.  Comme l'a révélé l'enquête d'Oumar Coulibaly, les troupes étaient livrées à elles-mêmes, « désarmées » et abandonnées à languir dans des conditions de vie et de service exécrables, incapables donc de se mesurer aux « djihadistes, plus motivés – [plus impitoyables, sans aucun doute] – et bien mieux équipés qu'elles » (1).

Malheureusement, cette négligence se poursuivit sous le président ATT. Cela explique en grande partie le quasi-effondrement de l'armée lorsqu'une coalition d'irrédentistes et de hordes terroristes déterminés et lourdement armés attaquèrent de concert le pays, peu après l'assassinat de Kadhafi en Octobre 2011. Le coup d'État militaire du 22 Mars 2012 et ses conséquences – entre autres, le grand nombre de meurtres et de détournements de fonds à grande échelle perpétrés sous le régime chaotique du capitaine Amadou Haya Sanogo entre Mars 2012 et Août 2013 – divisèrent davantage une armée déjà rétive. Il en résulta, pour elle, une très mauvaise image auprès des Maliens. Cette situation embarrassante de l'armée qui ne s'était pas améliorée lorsqu’Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) entra en fonction – prenant le relais d’un régime militaire de facto, même avec le professeur Djoncounda Traoré à la Présidence – d’une part, et, d’autre part, l'urgence de mener à bien d’impératives réformes ont été sans ambages reconnues par IBK dans son discours commémorant le 53èmeanniversaire de l'armée malienne, le 20 Janvier 2014 (2).

Néanmoins, l'un des héritages les plus problématiques du régime d’IBK – qu'il partage, encore une fois, avec tous les régimes qui l'ont précédé durant l'ère démocratique – fut de ne pas avoir pris suffisamment au sérieux la nécessité absolue de réformer, voire transformer, son armée, surtout après la crise qui l’avait secouée après la débâcle libyenne. Ni le peuple malien ni ses militaires n'ont été servis en laissant l'armée non (véritablement) réformée mais aussi terriblement mal équipée pour relever les défis émergents avec le regain d'irrédentisme ostensiblement soutenu par des acteurs étrangers – pas seulement la France, d'ailleurs… – et l’intensification des assauts terroristes transnationaux d’AL-Qaïda, de l'EIGS et de ceux d’Ansar Dine, leur équivalent domestique.

La France ne pouvait ignorer que la Réforme du Secteur de la Sécurité (RSS), stipulation-clé, à juste titre, de l'Accord d'Alger, le rééquipement et le réoutillage du secteur de la sécurité malien étaient les priorités des priorités pour que le Mali post 2013 ait une chance de succès. Où était cette intransigeance vis-à-vis des autorités militaires, alors qu'elle était, sur cette question cruciale, des plus nécessaires durant tout le régime d’IBK ? La perpétuation d’un statu quo impraticable et pernicieux ne garantissait-elle pas que les troupes françaises restassent au Mali pour toujours ? Si tel était le cas, pourquoi la France voudrait-elle jamais changer quoi que ce soit à ce qu'elle faisait depuis 2013 ? Les réponses à ces questions devraient tous nous alarmer, nous terrifier même. Elles devraient certainement terrifier les héritiers de Modibo Keïta.

Mais ceci ne disculpe en rien les autorités civiles maliennes des trois dernières décennies ; certainement pas IBK – Que son âme repose en paix ! – et ses divers alliés politiques sept ans durant ! La responsabilité première leur incombe ; pas à la France. Corriger cet échec majeur concerne également les Maliens, à commencer par ceux qui dirigent la Transition ; pas à la France, encore une fois. La leçon à tirer ici est que le maintien du statu quo dans le domaine de la Défense et de la Sécurité : c'est-à-dire principalement le maintien du quasi-contrôle total de la France ; ne produirait pas un résultat différent de celui des dix dernières années. Qui en doute ? C'est peut-être bien ce que les autorités actuelles de la Transition ont compris. Une autre illustration a contrario de la pertinence de la désormais célèbre définition qu’Einstein a donné de la folie.

Lorsque, réinitialisant la Transition en Mai 2019, le Comité National pour le Salut du Peuple (CNSP) reprit les choses en main, un tout nouveau face-à-face devait ainsi s’initier. À travers les déclarations acrimonieuses de son président, de ses ministres des Affaires étrangères et de la Défense nationale, ainsi que d'autres acteurs politiques et sécuritaires, la France devenait protagoniste dans les affaires intérieures d'un État souverain ! Elle et ses alliés – au Mali et ailleurs – insistent sur le caractère illégitime de la junte militaire malienne, « auteur de deux coups d'État » et « apparemment déterminée » à rester au pouvoir le plus longtemps possible, pour justifier leur hostilité. Mais il est incontestable que tout paraît n’avoir basculé que lorsque les autorités de la Transition décidèrent de se libérer de l'arrangement sécuritaire de facto exclusif avec la France – et l'UE que celle-ci a (in)dûment impliquée… – et de tenter sa chance avec d'autres partenaires, en particulier la Russie.

L'argument de poids pour ostraciser le Mali relève également son association avec Wagner, une société de sécurité privée russe. Présumons que cette association soit avérée. En tout cas, Wagner a été dépeint comme l’épouvantail absolu, un acteur démoniaque avec lequel tout contact justifie le retrait complet de la France du Mali. Une telle association avec ce diable incarné est censée souiller et couvrir d’ignominie à jamais les autorités maliennes. En cette obsession « wagnérienne », les vertueux censeurs se gardent bien évidemment d’évoquer le fait que la Légion étrangère, une composante non négligeable des forces armées françaises déployées hors de son territoire, soit composée d'hommes qui répondraient parfaitement à la plupart des définitions relatives aux « mercenaires ». Par ailleurs, le recours généralisé, par l'ensemble des armées occidentales – notamment celle des États-Unis… – à des sociétés de sécurité privées et singulièrement sur les théâtres d'opérations de leurs intérêts communs – en Irak et Afghanistan, exemples qui viennent spontanément à l’esprit – ne semble pourtant pas constituer un handicap pour le partenariat de la France avec les uns et les autres.

La décision souveraine du colonel Goïta et de son équipe de prendre langue avec la Russie – et même Wagner ! – pour tenter de répondre aux besoins de sécurité insatisfaits de leur pays pourrait-elle être la raison objectivement incontestable de la situation actuelle du Mali, avec les sanctions économiques et financières punitives de la CEDEAO et de l'UMOA ? Après tout, le président Macron n'eut aucun scrupule à se rendre à N'Djamena pour adouber, sous le regard approbateur du représentant de l'UA, le putsch qui a porté au pouvoir, en Avril 2021, le général Mahamat Déby, fils du défunt président Idris DébyItno. Il est évident que par leurs déclarations et leurs actions, les autorités maliennes de la Transition ont secoué jusqu’en ses fondements l'édifice sanctifié de la Françafrique. Un des piliers les plus sacrés de ce monument à l'hégémonie et à l'exploitation est de ne jamais – au plus grand jamais ! – défier ouvertement la France et de ne surtout jamais s'aventurer hors de ce mariage forcé avec elle ; en tout cas certainement pas sur des questions de défense et de sécurité. Pas même pour flirter avec ses alliés occidentaux, tels les États-Unis, ni, encore moins, avec des compétiteurs implacables comme la Russie, la Chine ou même la Turquie. D’avoir osé envisager se rapprocher de l’Oncle Sam afin de négocier un meilleur accord pour l'économie ou la sécurité de leur pays respectif, le congolais Pascal Lissouba ; avant lui, Hissène Habré du Tchad ; et, plus tard, Mamadou Tandja du Niger en firent les frais dans les années 1990.

Au vu de tout cela, il est choquant que les chefs d'État et de gouvernement de la CEDEAO aient si facilement adopté la ligne et la justification françaises pour punir l'État malien et, à travers lui, le peuple malien, aggravant une situation socio-économique déjà désespérée. Que le président Macron ait officiellement déclaré, à plusieurs reprises, encourager les actions de la CEDEAO, y compris lesdites sanctions, ne sert ni la crédibilité de la CEDEAO et de ses dirigeants, ni ses objectifs d'intégration. On ne peut que se demander, comme d’ailleurs le font les peuples de la sous-région, quels intérêts d'une communauté économique régionale africaine peuvent objectivement être servis en prenant des sanctions – dont certaines ne sont manifestement pas consacrées par ses normes ou pratiques – contre un État-membre, lorsque de telles sanctions sont « encouragées » – certains diront « dictées » – par le président d'un pays comme la France entretenant de si « complexes » relations avec ses anciennes colonies ? Dans le bras de fer qui prévaut entre le Mali et la CEDEAO – et, qu’on ne s’y trompe pas, la France – voilà une question cruciale à laquelle on se doit de répondre.

Les dirigeants de la CEDEAO ne peuvent ni ne doivent certainement pas ignorer la perception largement répandue chez de nombreux intellectuels francophones selon laquelle une portion croissante des organisations de la Société civile et des élites politiques françaises considère toujours ses anciennes colonies comme un domaine réservé dont elle souhaite continuer à exploiter les ressources – en mettant celles-là au pas, si elles s’y refusent… – et empêcher, par tous les moyens possibles, le moindre changement en cette abjecte liaison. Ces mentalité et attitude navrantes ont survécu aux promesses plus ou moins sincères d'y renoncer, depuis soixante ans au moins. Elles se sont montrées tenaces pour des générations d'élites françaises, à quelques exceptions près, dont notamment monsieur Jean-Luc Mélenchon et autres dirigeants politiques et intellectuels de gauche qui sont restés heureusement fidèles aux valeurs souvent associées à la France de 1789 et à La Commune. 

Les dirigeants de la France et de leurs alliés ont souvent répété que cinquante-sept de ses soldats « ont donné leur vie pour le Mali » et que celui-ci devrait montrer plus de gratitude envers la France. Si l’on a pu rétorquer que des milliers et des milliers d'hommes du « Soudan français » – appellation coloniale du Mali – avaient versé leur sang pour aider à libérer la France du terrorisme nazi, il est peut-être plus utile de rappeler ici le constat du général De Gaulle selon lequel « les États n'ont pas d'amis, ils n'ont que des intérêts. » Une des attitudes franchement ineptes de ceux qui défendent certaines politiques de la France consiste à rejeter toute accusation selon laquelle elle n’agit avant tout qu’à développer, à tout le moins préserver, ses intérêts nationaux, en particulier dans ses anciennes colonies. Ils préfèrent suggérer que les politiques et actions françaises ont toujours des motifs altruistes, les éventuels bénéfices en découlant restant accessoires, même lorsqu'ils sont éminemment bénéfiques, comme la réduction de l'émigration clandestine ou la prévention de la propagation du terrorisme sur le continent européen. Cette approche est une insulte à l'intelligence des Maliens et des Africains. Il suffit de renvoyer quiconque colporte ou croit à de telles absurdités, à la sagesse nonchalante et sans état d’âme du général De Gaulle !

Dans son bras de fer avec le Mali, la France sert ses intérêts nationaux. C’est tout. Que nous considérions ces intérêts comme légitimes ou non et l’on peut même soutenir que certains de ces intérêts peuvent l’être tout-à-fait. Par conséquent, les droits de l'Homme, la démocratie et le sort du peuple malien, sa sécurité et son bien-être ne pèseront guère lourd s'ils contrarient ces intérêts nationaux vitaux. Voilà la simple vérité.  Pour que la France maintienne son statut de puissance économique et militaire mondiale, il est bien possible que son intérêt national vital passe par la perpétuation de ses anciennes relations avec ses ex-colonies. Mais pour que ces mêmes ex-colonies jouissent pleinement de leur souveraineté, Il est indispensable qu’elles s’affranchissent précisément de ce genre de relations.  C’est bien sûr là la contradiction qui ne peut être ignorée et qu’il va falloir résoudre.

 

Que faire ?

S’agissant des critiques adressées aux autorités de la Transition conduisant le pouvoir au Mali, il y a fort à parier que les hommes entretiennent souvent, parmi leurs motivations, des desseins égoïstes pas toujours, sinon jamais, avoués. Concédons objectivement donc qu’il ne serait pas déraisonnable de prêter, aux autorités actuelles du Mali, celui d'entretenir des projets pour prolonger leur contrôle du pouvoir de l’État au-delà même des vingt-quatre mois dont elles se sont imposées la limite, par décret du 6 Juin 2022. Concédons aussi que certains d'entre eux pourraient être tentés de poursuivre les politiques malsaines de leurs prédécesseurs et s'enrichir dans leur procès, même s’il n'y a, jusqu’ici, aucune indication en ce sens. Gageons que la surveillance méticuleuse dont ils font l’objet – le regard du Monde reste bel et bien braqué sur eux – préviendra un tel comportement.

On ne peut cependant pas ignorer que la réalité des politiques et des actions françaises de ces dernières années au Mali justifie amplement leur aspiration à vouloir s'affranchir d’un dispositif sécuritaire déficient qui n’a, à l'évidence, rien fait pour accomplir l'objectif de sécuriser le peuple malien et stabiliser le pays. Les autorités de la Transition méritent donc le bénéfice du doute auprès des Africains. Une démarche qui doit s'accompagner de vigilance et de circonspection, compte-tenu du bilan des juntes sur le Continent. Quand celles-ci et leurs alliés se plaignent que la France cherche à les punir, avec l'aide de ses affidés de la CEDEAO et de l'Union Monétaire Ouest-Africaine (UMOA) sur lesquelles elle a une si forte influence, leurs plaintes ne devraient donc pas être d'emblée rejetées.

Outre les propos souvent menaçants ou insultants du président français et de ses ministres, ils pointent également du doigt les menaces sans équivoque du sénateur français Christian Cambon. On ne devrait pas prendre celles-ci à la légère. La France est connue pour sa rancune vengeresse envers ceux qui osent contester sa domination ou ses intérêts. Une telle vengeance a été amplement illustrée dans plusieurs de ses anciennes colonies qui ont défié, à un moment ou à un autre, ses intérêts vitaux ou ses choix politiques. La réaction dévastatrice de la France au « Non ! » de la Guinée en 1958 à son projet de Communauté franco-africaine et le renversement ou déstabilisation, dans les années 70, 80 et 90, de régimes qui tentaient d'échapper à sa domination néocoloniale (République centrafricaine, Comores, Congo, Côte d'Ivoire, Mauritanie, etc.) en témoignent. Les massacres de centaines de milliers d'Africains que cette patrie des droits de l'Homme a commis –entre 1945 et 1962--en Algérie, Tunisie, Cameroun, Madagascar et ailleurs sont encore vivaces dans la mémoire collective de ses anciens sujets. En d'autres termes, les Maliens doivent rester extrêmement vigilants :  la France ne ménagera aucun effort pour leur faire payer ce qu'elle considère comme une gifle (sans parler de la défaite géostratégique irrévocable de ses intérêts économiques et sécuritaires).

Déjà, l'UE a adopté, sans doute à l'instigation de la France qui en occupe la présidence tournante, une attitude hostile envers le Mali. L’Europe a également lié sans vergogne son aide aux États africains à la position qu'ils adopteront dans la nouvelle guerre froide déclenchée par le conflit russo-ukrainien. Espérer recevoir l'aide de l'UE va donc également signifier, pour ceux-ci, de se ranger du côté de l'Ukraine et soutenir les sanctions occidentales contre la Russie. Cette Russie avec laquelle le Mali et d'autres États africains s’apprêtent à développer un partenariat dans la poursuite de leurs propres intérêts sécuritaires et économiques... tels qu’ils osent les définir par eux-mêmes !

Pour compliquer davantage les choses de ces récalcitrants réels ou potentiels, la Chambre des représentants des États-Unis a adopté, le 28 Avril 2022, avant de le transmettre au Sénat, le projet de loi H.R.7311 intitulé « Loi sur la lutte contre les activités malicieuses de la Russie en Afrique ». Lui-même inamovible guerrier de la Guerre froide qu'il fut et demeure, le président Biden la signera sans aucun doute lorsqu'elle arrivera sur son bureau. Une fois promulguée, cette loi aura la particularité de cibler exclusivement les États africains, leurs autorités, les acteurs économiques et citoyens lambdas, y compris ceux de la Diaspora. Son objectif semble être de contraindre – ce sera certainement son effet – les États africains, en particulier les anciennes colonies françaises, à rester dans la sphère d'influence de l’Hexagone, et incapables, sous peine de sanctions, d'entretenir en cette Guerre froide bis, des relations avec des partenaires non-occidentaux. La nature de leurs relations avec d'autres puissances, principalement la Russie – mais aussi la Chine…  – est laissée à la seule appréciation des bureaucrates et décideurs américains. Les Africains, leurs alliés et les défenseurs de la démocratie et du développement feraient mieux d'y prêter attention.

Il vaut la peine de rappeler ici la mémorableleçon que Nelson Mandela, le défunt président de l'Afrique du Sud, donna, fraîchement sorti des prisons de l'apartheid et de passage aux États-Unis, au journaliste Ted Koppel et à son public. Une des erreurs que certains occidentaux ont tendance à commettre, observa-t-il gravement, est de croire que leurs ennemis doivent être ceux de l'Afrique. « Nous ne pouvons jamais accepter cela ! », conclut-il alors. C’était vrai alorsque la Guerre froide touchait à sa fin ; cela reste vrai aujourd'hui encore. Les Africains doivent également faire face à la triste réalité qu'avec cette loi en voie d’être adoptée, l'administration Biden semble bien avoir renoncé à l'esprit et aux politiques anticoloniales autrefois louées des États-Unis après la Seconde Guerre Mondiale. Ces politiques qui auraient logiquement dû, non seulement, perdurer mais aussi s’appliquer à la mentalité coloniale tenace si bien ancrée au sein de l'establishment français.

Un constat s'impose : l'issue des tribulations que traversent le Mali, suite à l’attitude patriotique que le colonel AssimiGoïta et son équipe ont adoptée, est susceptible de saper, voire saborder, tout le paradigme des relations considérées comme inéluctables entre la France et ses anciennes colonies. C'est là que réside la nécessité, pour tous les Africains qui ont décrié les héritages néfastes de la Conférence de Berlin, l'esprit de la Conférence de Brazzaville et même le Sommet de Yalta – ces mêmes paradigmes qui ont étouffé les pays comme le Mali – de prendre bonne note de cette probabilité. Cela pourrait déterminer l’issue des efforts futurs à assurer la sécurité et le développement, non seulement du Mali, en tant qu'épicentre de la crise sécuritaire au Sahel, mais aussi de toutes les anciennes colonies françaises. La Société civile et les classes politiques de nombreux pays africains semblent avoir compris que c'est là l'enjeu de cette bataille épique de « David contre Goliath », pour reprendre la célèbre allégorie biblique.

En ce bras de fer avec la France, le Mali doit sortir vainqueur. Sa victoire signifiera simplement d'en sortir plus sécurisé par l’adoption des fondements institutionnels et juridiques d'un État en voie irrévocable de démocratisation. Le Mali fut exemplaire en tant que démocratie jusqu'au coup d'État de 2012. Malgré de nombreuses lacunes et possible régression dues à la cupidité et à la soif de pouvoir de nombreux membres de sa classe politique, ainsi qu’aux erreurs accumulées, en particulier lors du dernier mandat d'ATT, le Mali peut l’être à nouveau et briller plus que jamais. Sa pluriséculaire éducation civique le lui permet. Le Mali, celui de l'épopée Soundjata, incarne une culture de tolérance, sagesse et dignité, le tout basé sur une profonde compréhension de la condition humaine qui donna au Monde la Charte KouroukanFouga de 1236. Le Mali nous a aussi apporté le patriotisme, les convictions panafricaines sans ambiguïté, la dignité tranquille et l'incorruptibilité de Modibo Keïta, son premier président. Il nous a donné la transition exemplaire vers un régime civil après un coup d'État, grâce aux instincts politiques d'un certain lieutenant-colonel Amadou Toumani Touré dont l'approche est devenue un modèle pour le Continent.

Pour réussir, le Mali a besoin du soutien des Africains et de tous ceux qui condamnent, à juste titre, l'intervention des militaires en politique. Leur position de principe sur cette question ne peut faiblir. Ayant moi-même conçu la formule « Un coup d'État militaire, une calamité de Dieu », je ne peux certainement pas être en désaccord avec cette position de principe, en particulier compte-tenu de la remilitarisation alarmante de la politique ces derniers temps en Afrique. Ainsi beaucoup s'opposent-ils honnêtement aux autorités militaires maliennes. Cependant un tel principe et un tel engagement envers les normes démocratiques doivent également englober un dévouement tout aussi indispensable à s'attaquer, en premier lieu, aux conditions génératrices des coups d'État. Il faut éviter un certain « fétichisme des élections » qui semble reprendre la position de la France et de la CEDEAO pour justifier leur acharnement à l’encontre du Mali ; mais pas au même degré que d'autres pays où des coups d'État ont également eu lieu. Comme si la vitesse à laquelle les élections sont organisées avait quoi que ce soit à voir avec les conditions qui ont conduit à un coup d'État ou à l'amorce d'une démocratie qui y remédiera ou réduira la vulnérabilité d'un tel pays à éventuelle rechute totalitaire.

Maintenant que le colonel Goïta et son équipe ont fixé une durée irrévocable pour la transition dans leur pays, il incombe aux « partisans de la démocratie et du développement » de veiller à ce que cette transition réussisse. Les réformes que lui et ses collaborateurs ont promises sont cohérentes et largement soutenues par le peuple malien qui comprend intuitivement leur nécessité. Fidèlement mises en œuvre, elles augmenteront la probabilité de donner naissance à une démocratie qui consolidera un environnement sécurisé, respectera les choix du peuple malien, et réduira considérablement la probabilité d'une autre intervention militaire. Parce que ni le Mali ni l'Afrique ne peuvent se permettre un autre éternel recommencement à la RCA, nous devons tenir, jusqu’à la fin de la Transition, le colonel Goïta et son équipe responsables de leurs promesses.

Encore une fois, beaucoup dépend du succès de cette épopée malienne. Ce qui est en jeu, c'est l'établissement enfin de relations véritablement décolonisées entre les Africains et leurs anciens maîtres, en l'occurrence la France. Parmi les mesures témoignant de notre soutien mais aussi de notre vigilance à suivre de près la Transition pour nous assurer qu'elle se déroule avec équité et transparence, nous devons exiger un audit complet lorsqu'elle se terminera. À rendre public et accessible à tous, un tel audit aura été mené par une commission composée de maliens de renom et de probité intellectuelle et morale irréprochable, joints par d'autres Africains répondant aux mêmes critères, parmi ceux qui se sont tenus aux côtés du Mali en ces moments difficiles. Après tout, ne sommes-nous pas tous dans le même bateau ? Oui bien sûr, nous le sommes !

 

Professeur Boubacar N’Diaye

 

NOTES

(1) : Voir Oumar Coulibaly, « Notre enquête : L’armée malienne clochardisée par 20 ans de gestion chaotique », in http://www.maliweb.net/societe/notre-enquete-larmee-malienne-clochardisee-20-ans-gestion-chaotique-412452.html(accédé 23 Juin, 2022).

(2) : Le discours du président Keita est disponible sur http://www.maliweb.net/armee/53-ans-apres-la-creation-de-larmee-malienne-un-bilan-desastreux-selon-ibk-190916.html