Le Mali, la France et nous – I – (1) Par le professeur Boubacar N'Diaye (2)

23 June, 2022 - 14:57

« Le Mali est éternel. […] Écoutez donc, fils du Mali, enfants du peuple noir […] Écoutez ma parole, vous qui voulez savoir ; par ma bouche vous apprendrez l'histoire du Mali, […] l’histoire du grand Mali ». Djibril T. Niane, « Soundjata, ou l’Épopée du Mandingue » (citant le griot Mamadou Kouyaté)

 

« Le Mali paiera cher… [pour avoir infligé] une suprême humiliation à notre pays. » Christian Cambon, sénateur français, président de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées.

 

Au cours des derniers mois, que ce soit au Mali, au Tchad, au Burkina Faso, au Niger, au Sénégal ou ailleurs, les Africains, les jeunes en particulier, ont par milliers, fréquemment et avec véhémence, protesté contre la politique française en Afrique. Ceci est frappant, comparativement aux attitudes des générations précédentes. Cette indubitable intensification de la rancœur contre la politique de la France dans la population et les classes politiques et intellectuelles des pays francophones semble désormais avoir atteint la plupart des autres élites africaines. Ces dernières semaines dans les principaux pays anglophones (Afrique du Sud et Nigéria), les organisations politiques et de la Société civile se sont mobilisées (de façon spectaculaire en Afrique du Sud, sous la houlette de Julius Malema) pour exprimer leur opposition à la politique de la France dans ses anciennes colonies, singulièrement le Mali, exigeant spécifiquement le retrait des troupes françaises du Continent. De toute évidence, il y a eu une prise de conscience croissante dans la plupart de l'intelligentsia de nombreux pays africains qu'il y a quelque chose qui cloche dans les relations actuelles entre la France et ses anciennes « possessions » sur le Continent, avec le Mali comme exemple. Les élites ont le sentiment qu'il y a quelque chose de nouveau, de différent dans l'animosité à laquelle sont confrontées les autorités de la Transition au Mali. Les orientations et les politiques qu'elles ont édictées depuis le mois de Mai de l'année dernière semblent avoir particulièrement irrité les dirigeants français, bien au-delà du désaccord normal sur les politiques éphémères et les intérêts passagers.

Cependant, si l'instinct d'une frange croissante des classes politiques et intellectuelles des pays anglophones et de la diaspora africaine est bien fondé, il n'est pas certain que la plupart soient pleinement conscients des facettes critiques de ce qui a conduit à la brouille spectaculaire entre les autorités respectives de ces deux pays. Il y a quelques années à peine, François Hollande, un président français rayonnant et triomphant, proclamait en visite au Mali que « ce jour » était le plus beau de sa carrière politique. En même temps, de nombreuses familles maliennes donnaient son nom à leurs nouveau-nés, en signe de gratitude pour sa décision d'intervenir militairement pour empêcher les terroristes qui occupaient le Nord du Mali de fondre sur Bamako début 2013.

Qu'est-ce qui a donc mal tourné et que devons-nous, africains témoins anxieux, promoteurs de la « démocratie et du développement » à travers le Monde, penser de ce qui s'est passé ces derniers mois entre le Mali et la France ? Plus explicitement, dans la poursuite de ce noble double objectif en Afrique, que penser et quelle est notre responsabilité dans ce duel des plus acrimonieux entre la France, puissance mondiale, État leader de la politique étrangère et de sécurité de l'Union Européenne, membre activiste du Conseil de sécurité de l'ONU (patron informel des opérations de maintien de la paix de l'ONU dans le Monde), et un État ouest-africain faible, pauvre et chroniquement confronté à une menace terroriste existentielle ? Quelles sont les implications pour l'évolution de l'Afrique de l'Ouest, voire de l'ensemble du Continent, dans un environnement international de plus en plus hostile aux Africains et à leurs intérêts ?

J’aborde ces questions en tant qu'ancien président du Réseau Africain du Secteur de la Sécurité (RASS), un groupe de réflexion panafricain basé à Accra qui a dirigé, à ce titre, ou été membre de missions internationales de haut niveau, prenant part à des activités visant à faire avancer le processus de consolidation de la paix et de Réforme du Secteur de la Sécurité (RSS), deux processus intimement liés.  J'ai par ailleurs rédigé un important rapport sur « Les causes profondes et l'impact des conflits armés et des insécurités sur le développement », pour la Commission économique pour l'Afrique, avec le Mali comme cas d’étude.

Cette expérience m’impose donc le devoir de peser dans le débat en cours sur la voie à suivre pour ce pays désormais meurtri mais qui a une signification si profonde pour les Africains du Continent et de la diaspora qui connaissent leur histoire. Enfin, cette analyse reflète les nombreuses interactions, échanges formels ou informels et consultations que j'ai eu le privilège d'entretenir avec plusieurs acteurs et experts politiques et sécuritaires, ainsi que des leaders de la Société civile. Elle reflète également les idées et opinions recueillies au cours de mes différents séjours au Mali.

J'essaierai ici d'esquisser une réponse aux questions ci-dessus et autres connexes. Cet effort commence nécessairement par un bref examen de l'état des choses dans cette relation tendue, telle que façonnée par différents évènements au cours de ces dernières années. Cela permettra de mieux appréhender les données du litige et les enjeux qu'il représente pour l'avenir du Continent. Cette discussion permettra, à son tour, d'indiquer ce qui peut et doit être fait pour aider le Mali et peut-être et les autres pays du Sahel à relever les nombreux défis auxquels ils sont confrontés.

 

Où en sommes-nous ?

Il y a plus d'une génération, une universitaire s'est demandé avec étonnement pourquoi la France pouvait faire ce qu'elle faisait sur le continent africain, c'est-à-dire en faire à sa guise dans la plupart de ses anciennes colonies. Ce qu’elle faisait consistait à renverser des régimes par-ci, envahir ou lâcher des mercenaires par-là, et contrôler à peu près étroitement les événements dans la majeure partie de l'Afrique francophone, sans contrainte, aucune ! (3) Comme je l'avais soutenu il y a à peine huit ans, la France en était toujours là, et à peu près « continue toujours à s'en tirer sans frais », en dépit des déclamations de ses présidents ! (4) C'était à l'époque où ses deux derniers, Nicolas Sarkozy et François Hollande, avaient juré d'abandonner ce qui avait été la quintessence de la politique étrangère de tous leurs prédécesseurs : perpétuer une connivence peu scrupuleuse entre eux et des dirigeants africains, dociles pour la plupart, et leurs classes politiques respectives. Cette complicité apparemment inébranlable, connue sous le nom de « Françafrique », garantissait aux présidents français de toujours obtenir gain de cause en tout ce qui concerne leurs anciennes colonies, pendant et même après la Guerre froide.

Ça, c'était alors, pourrait-on objecter. Mais qu'en est-il aujourd'hui ? Eh bien, quelque chose a changé depuis Mai de l'année dernière. Les autorités militaires du Mali ont pratiquement expulsé l'ambassadeur de France, suspendu deux de ses principaux media audiovisuels, demandé (avec mépris) à son gouvernement d'accélérer le retrait de ses troupes que son président avait décidé unilatéralement et avec une certaine aigreur. Tout cela semble avoir extrêmement irrité les dirigeants français. Autant pour « n’en faire qu’à la tête » des présidents français dans leurs ex-colonies, « comme au bon vieux temps », pourrait-on souligner ! L'impasse qui en résulte est certainement sans précédent dans les relations de la France avec une ancienne colonie (à l'exception peut-être de la Guinée en 1958). La nature inédite de cette dégradation des relations doit être comprise dans ses causes profondes, sa signification et ses implications. Un regard rapide sur des aspects méconnus de la toile de fond à cette crise peut y contribuer et élucider cette situation inouïe dans la « sphère d’influence » traditionnelle de la France.

Il existe un large consensus sur le fait que la crise sécuritaire actuelle au Mali et dans la majeure partie du Sahel est la conséquence directe du renversement du régime de Kadhafi en Libye, où l'ex-président français Sarkozy – soutenu par des motifs égoïstes – ses élites intellectuelles, et ses alliés occidentaux ont joué un rôle central. Rendus publics par Wikileaks, les courriels de madame Hilary Clinton, ex-secrétaire d’État des États-Unis, le suggèrent à suffisance. Les preuves indiquent également clairement que les acteurs politiques et sécuritaires français ont cherché à exploiter les problèmes de sécurité qui en ont résulté pour le Mali, alors qu’ils en étaient en grande partie responsables. Le soudain retour en masse des Touaregs irrédentistes endurcis au combat et lourdement armés de la Légion islamique de Kadhafi (à qui leurs contacts auprès des services de renseignement français ont promis de soutenir un État indépendant au Nord du Mali) a offert à la France l'occasion de manipuler à la fois l'État malien et ses ennemis. Il a manœuvré le premier pour qu'il accepte une présence militaire sur le terrain, à travers les opérations Serval puis Barkane, tout en accordant, aux seconds, une base territoriale en empêchant, sous la menace, l'armée malienne d'entrer à Kidal, le fief des irrédentistes. Il est vrai que feu le président Amadou Toumani Touré (ATT) a singulièrement mal géré la réinstallation des rapatriés. Il avait en effet commis des bévues stratégiques spectaculaires. Dans l'espoir de les apaiser, il a surtout couvert de cadeaux ces combattants lourdement armés sans exiger leur désarmement immédiat, comme le fit, à son crédit, le Niger voisin confronté à des menaces similaires. Il est bien connu que les combattants touaregs de retour s'étaient largement servis dans les armureries de Kadhafi très bien pourvues en armes sophistiquées. Général d'armée qui avait été impliqué dans la recherche de solutions à de nombreux conflits internes sur le Continent, il aurait certainement dû être mieux inspiré.

Comme ne cesse d'y insister, avec son franc parler bien connu et en homme politique bien trempé, Choguel Kokala Maïga, Premier ministre du gouvernement de transition, cette duplicité était le péché originel de la France dans ses relations avec le Mali. Le docteur Maïga a également rapporté, incidemment mais non sans importance, que le colonel Assimi Goïta, président de la Transition, était un des commandants que les troupes françaises avaient empêché d'entrer à Kidal, une ville bel et bien malienne pourtant ! Rappelons que l'un des principaux objectifs déclarés de la France dans l'opération Serval – qui a peut-être bien contribué, il est juste de le dire, à empêcher l'effondrement du gouvernement central malien en 2013 – était d'aider l'État malien à reprendre le contrôle de certaines parties de son territoire (y compris Kidal). À l’instar d'autres grandes villes du Nord comme Tombouctou ou Gao, Kidal était sous le contrôle de groupes terroristes alliés au principal mouvement irrédentiste, le Mouvement National pour la Libération de l'Azawad (MNLA). Au début de l'opération Serval, le MNLA avait été pratiquement anéanti par ses anciens alliés djihadistes et narcotrafiquants. Il ne constituait plus du tout une menace militaire. Pour survivre ou rester dans le coup, ses combattants s'étaient fondus au sein des différents groupes djihadistes ou des nombreux gangs de trafiquants de drogue qui proliféraient au Nord du Mali.

C'est le quasi-effondrement de l'État, encore une fois, résultant du chaos suscité en Libye, qui a conduit au coup d'État militaire du 22 Mars 2012 (le premier en trente ans) dans un pays longtemps considéré par beaucoup comme le modèle de la démocratie en Afrique. Le retour à « l'ordre constitutionnel » en Août 2013, avec l'élection de feu le président Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) – alors déjà à l'insistance de la France et de la « Communauté internationale », avec calendrier électoral imposé – n'avait pas résolu les préoccupations et crises sous-jacentes qui avaient conduit au coup d'État. Cela n'a certainement pas redressé la situation alarmante résultant de l’établissement, de facto par la France, d'un sanctuaire territorial pour les irrédentistes armés du Mali et leurs anciens alliés terroristes. Ces derniers ont vite fait de consolider leur présence, établir des réseaux sociétaux, sécuriser des routes de contrebande et des zones d'entraînement et établir des bases opérationnelles dans les vastes contrées du Nord-Mali dépourvues de toute présence de l'État. Tout cela conduisit à la confrontation sanglante de 2014, lorsque les forces armées du MNLA, désormais regroupées, s’opposèrent à la visite du Premier ministre malien Moussa Mara à Kidal, sous le regard narquois des troupes françaises, affaiblissant davantage l'État.

Les déclarations des élites politiques françaises depuis 2012 semblent confirmer l'appréciation du Premier ministre Maïga concernant les desseins de la France pour son pays lors de l’intervention de celle-ci en 2013. En effet, juste après la signature en 2015 de l'Accord d'Alger pour la paix et la réconciliation entre un gouvernement malien dangereusement affaibli et une coalition de ses opposants armés du Nord, Jean Yves Le Drian – ministre à l’époque de la Défense, avant de devenir, plus tard, ministre des Affaires étrangères – travestissait – sciemment, à n’en pas douter – les complexités inouïes de la crise, en faisant écho à certaines déclarations de son collègue des Affaires étrangères. Le conflit qui dure depuis des décennies au Mali, pontifiait-il, était dû à une sempiternelle lutte entre « deux peuples », l'un au « Nord », l'autre au « Sud », qui n'ont simplement pas pu vivre ensemble (5). Le Drian ne pouvait cependant ignorer le contexte qui avait conduit à la crise (bien avant la crise libyenne), à savoir la transformation progressive du Nord-Mali en un vaste no man's land de trafics en tous genres contrôlés par des hommes dont la principale préoccupation n'était certainement pas le sort du « peuple » auquel ledit ministre semblait faire allusion. Le Drian ne pouvait pas plus ignorer que l'irrédentisme de la minorité distincte du « peuple » auquel il semblait se référer est loin de représenter la majorité du « peuple » vivant au Nord du Mali. Il ne pouvait l'ignorer car le pays dont il était ministre de la Défense était leur principal bailleur de fonds et manipulateur en coulisses.

Il faut donc bien se demander quel message le choix les mots d’un ministre français de la Défense, proche conseiller du président Hollande, voulait-il transmettre dans ce contexte. Pour mettre tout cela en perspective, considérons qu’elles auraient été les conséquences, pour un ministre de la Défense de n'importe quel pays déclarant, au plus fort du chaos engendré par les différents groupes terroristes/nationalistes/criminels corses ou basques, que tout cela était, après tout, le résultat de l’affrontement entre « deux (ou trois) peuples » en France ? Gageons qu'il y aurait eu un prix fort à payer pour un tel ministre et son pays. Quel responsable africain aurait-il pu s'en tirer sans frais après une telle déclaration ?

Une autre question critique mérite également d'être posée : dans cette affaire, est-il sans intérêt que le Nord du Mali – désigné par les groupes armés sous le vocable « Azawad » dont ils ambitionnent de faire, sinon un État indépendant, du moins une région largement autonome avec des prérogatives étendues, y compris la capacité de conclure des accords dans les domaines économiques et sécuritaires spécifiques, ce que semblait leur accorder l'Accord d'Alger – se trouve être incroyablement riche en ressources minérales stratégiques de toutes sortes ? Bien qu'elle n'ait jamais été officiellement mentionnée durant tout le régime d’IBK, cette toile de fond des relations entre la France et le Mali couvait néanmoins et cristallisait la colère et le dépit de bien de patriotes maliens. Il faut la garder à l'esprit pour bien comprendre la tournure que ces relations ont pris ces derniers mois. 

Également très peu évoquée, une autre facette de ces relations relève les circonstances dans lesquelles l'accord de défense et de coopération du 16 Juin 2014 entre les deux pays fut signé. Quelques mois après sa victoire électorale en 2013, avec plus de 77% des suffrages exprimés, un président Keïta résolument francophile qui vivait une lune de miel post-électorale semblait cependant traîner les pieds pour donner son accord quant aux termes du traité de défense que la France lui proposait. Ceux-ci favorisaient sans équivoque les intérêts français, donnant à ses troupes stationnées au Mali de larges marges de manœuvre. Ces termes enfreignaient aussi clairement la souveraineté du Mali et entravaient sérieusement son contrôle sur ses politiques et opérations de sécurité. En bref, l'accord semblait donner presque carte blanche aux troupes françaises et une immunité totale pour leurs actions pendant leur déploiement au Mali. Sans doute, l'hésitation du président IBK était-elle l'effet d'un farouche patriotisme qui caractérise les présidents maliens et dont la preuve s'est manifestée lorsqu'il n'a pas hésité à répondre aux propos condescendants, en Mai 2015, du sous-secrétaire général de l'ONU chargé des opérations de maintien de la paix, le français Hervé Ladsous. En fait, ce dernier s’était alors copieusement fait remonter les bretelles. Peu de temps après le report de la première cérémonie de signature du traité, ce qui semblait être une campagne de pression bien orchestrée avait été lancée. Tous les media français, de RFI à France 24 et autres télévisions et radios nationales, Le Monde et Le Figaro en passant par Médiapart, publièrent diverses versions de la même histoire suggérant des relations indélicates, voire criminelles, entre Michel Tomi, chef présumé d'un empire du crime commodément inculpé, et le président IBK. Les mêmes media rapportèrent – pour l’effet, il faut le supposer – que les conversations entre les deux hommes avaient été enregistrées par les services de renseignement français. Des fragments de ces entretiens furent également anonymement dévoilées à la presse. Des semaines durant, lesdits media, relayés par d'autres francophones, n'avaient cessé d’insinuer que le président Keïta aurait pu être compromis par son amitié avec Michel Tomi, dépeint comme une figure ténébreuse de la mafia dont les affaires en Afrique consistaient à soudoyer sans retenue des chefs d'État (6). On notera qu'après la signature de l'accord de défense, cette campagne sembla disparaître miraculeusement, donnant un répit inespéré à un président Keïta sous pression et assiégé. Toutes les charges retenues contre Michel Tomi furent par la suite abandonnées…

S’il s'avère un jour que ces media furent effectivement manipulés, cela ne devrait surprendre outre mesure. Il est maintenant établi que des symboles présumés de la liberté et de l'indépendance de la presse, tels le New-York Times, le Washington Post ou d'autres media audiovisuels respectés, ont été manipulés, avec leur consentement ou non, par les services de renseignement américains en appui aux intérêts sécuritaires, économiques et politiques des États-Unis d’Amérique dans les crises internationales, de la guerre au Viêt-Nam aux deux guerres du Golfe et bien au-delà.

Enfin, pour compléter cette déjà assez chargée toile de fond au différend entre les deux pays, on est en droit de se demander si une Marianne à la mémoire longue – et donc à la rancune tenace… – ne s’est pas fait un malin plaisir à contribuer, mine de rien, à la descente aux enfers de cette ex-colonie qui lui avait causé tant de griefs, en faisant échouer ses projets sahariens et, surtout, en servant dès son indépendance de base arrière au gouvernement algérien en exil et aux moudjahidines du FLN, contribuant grandement à sa défaite en Algérie. 

Il n’y a aucun doute que la mèche de cette véritable bombe à retardement que constituait l’état des relations plus que détraquées entre la France et le Mali ait été allumée lorsque le colonel Goïta et ses compagnons d’armes destituèrent le colonel à la retraite Bah N'Daw qu'ils avaient nommé président de la Transition, suite à leur premier coup d'État d’Août 2020 contre un président IBK aux abois.  De ce fait, ces colonels exposèrent tous ces antécédents. 

 

Conséquences

La situation résultant des événements rappelés ci-dessus ne pouvait que se détériorer. Le terrorisme a semblé s'enraciner et s'étendre, malgré la présence sur le territoire malien, pendant près d'une décennie, de milliers de soldats français de Barkane, des centaines de la Force opérationnelle Takuba et de l'EUCAMP, des quinze mille soldats de la MINUSMA, en plus des troupes des pays voisins du G5-Sahel. Des milliers de Maliens, civils comme militaires, ont été tués par des groupes terroristes toujours plus audacieux et dont les attaques de plus en meurtrières, s'étendent désormais à presque toutes les régions du Mali, très certainement en son centre. Cela a entraîné le déplacement – tant à l'intérieur qu'au-delà des frontières internationales – de centaines de milliers de Maliens et la nette détérioration du niveau de vie des populations résidentes. Omniprésente, la corruption atteignit de nouveaux sommets sous le régime IBK, comme l’a illustré la surfacturation grotesque observée dans l'achat de matériels militaires, dans les circonstances qui étaient – demeurent… – celles du pays. Le malaise et le désespoir croissants conduisirent à un sentiment persistant au sein de la population que, décidément, « le Mali s’était fait avoir ». La classe politique malienne et certains religieux musulmans opportunistes et ambitieux s’emparèrent de ce sentiment populaire pour mettre sur la défensive un président IBK apparemment épuisé, avant de l'obliger finalement à démissionner sous la pression de l'armée, alors que le chaos menaçait d'engloutir le pays. Cela faisait suite à des semaines de manifestations populaires et à l'impasse atteinte, malgré la médiation des partenaires du Mali, la CEDEAO notamment. Dans ces conditions, la fragmentation légendaire de la classe politique malienne, du fait de l’éthique égoïste désespérante de nombre de ses dirigeants, a pratiquement imposé l'intervention de l'armée (7).

Contrairement à la promesse du contraire autrefois lancée par le président IBK, Kati, la base militaire non loin de Bamako d’où sont partis tous les coups d'État, a non seulement menacé Bamako – métaphore pour l’autorité civile légitime et siège du pouvoir – mais aussi écartée en fait celle-ci et pris le contrôle du jeu politique, au grand soulagement du peuple malien. Malheureusement ce que j'ai appelé, dans mes recherches sur les relations civilo-militaires, « les dynamiques post-coup d'État », prévisibles comme un lever de soleil, ne s’est pas fait attendre. Pour quelque raison dont les contextes post-coup d'État sont riches, le colonel-fermier à la retraite, Bah N'Daw, désigné président de la Transition, et son Premier ministre Moctar Wane ont semblé oublier qui étaient les vrais patrons de la Transition, à l’instar de toute transition organisée par un régime militaire : les officiers du Comité National pour le Salut du Peuple (CNSP) en l'occurrence. Et c’est sans doute à leur grande surprise qu’ils ont compris la vraie réalité : les patrons n'étaient ni la CEDEAO ni la France... (À suivre).

 

                                                                                                                                                                                                                         Professeur Boubacar N'Diaye

 

NOTES

1 : Cet article est une version de l’original destiné à un lectorat anglophone.

2 :  Expert en gouvernance politique et du secteur de la sécurité.

3 : Tamar Golan, “A certain Mystery : How Can France Do Everything That it does in Africa and Get Away with It ?” African Affairs 80 (318), 1981, pp. 3-11.

4 : Voir Boubacar N’Diaye, “Still getting Away with It…. France’s Africa Defense and Security Policy” 302-315, in James Hentz (ed.), The Routledge Book of African Security, 2014.

5 : Voir « Le Monde » du 23 Juin 2015, p. 14, (citant l’interview de J-Y Le Drian sur Europe 1).

6 : L'assaut des media français se poursuit sans relâche, voire avec encore plus de venin, depuis la suspension de RFI et de France 24. Il rappelle un des discours de feu le président guinéen Sékou Touré émettant l'hypothèse que son media, l'ORTG, organe de propagande étatique, était le « char d’assaut de la révolution guinéenne ». Des décennies plus tard, les media français, pris collectivement et pour la plupart financés par l’État, sont bien sûr beaucoup plus sophistiqués. Ceux qui sont attentifs à l'énorme impact des media audiovisuels sur l'opinion publique remarqueront le déluge quotidien de couverture parfois tendancieuse du Mali dans ses grands journaux télévisés et tables rondes. Il est indubitable que les seules analyses sur le Mali, même émanant des rares « spécialistes » africains invités, ne s'écartent pas beaucoup de l'orthodoxie française dans l'analyse de la crise malienne, de ses origines, de sa signification, de son évolution, de l'action des autorités de transition et des opérations des forces armées. Une partie de cette couverture, comme dans le cas des événements de Moura et de l'angle ethnique sournoisement exploité, s’apparente à une guerre psychologique à l'ancienne ! 

7 : J’avais, en son temps, plaidé pour que la classe politique et la société civile qui réclamaient la destitution de IBK fassent en sorte qu’on n’en arrive surtout pas à ce dénouement de la crise.