Entre instrumentalisation et impuissance : Quel rôle pour le droit international ? Réflexions à partir de la crise ukrainienne/Par Mohamed Mahmoud Mohamed Salah, agrégé des Universités-Avocat

5 April, 2022 - 21:47

Société internationale et état de nature

Les crises internationales sont un révélateur des limites du droit comme mode de régulation de la société internationale, dont Hobbes pensait  qu’elle ne pourrait pas s’arracher à l’état de nature. Si, dans l’ordre interne, les hommes sont passés de cet état primitif – que l’auteur du Léviathan qualifie de « guerre de tous contre tous » où le fort écrase le faible sans être lui-même à l’abri des ruses du plus malingre–, à l’état politique, dans lequel, ils renoncent à la liberté synonyme d’anarchie, en s’en remettant à l’Autorité instituée (le Léviathan) qui leur garantitla sécurité, dans l’ordre international, les Etats, viscéralement attachés à la souveraineté, se condamneraient à vivre dans l’insécurité inhérente à l’état de nature.

Le droit international qui s’est développé à la suite des fameux traités de 1648, dits Traités de Westphalie qui ont clôturé « la guerre de trente ans » semblait confirmer en la nuançant légèrement cette vision pessimiste. Non seulement la guerre n’était pas illicite au regard de ce droit mais celui-ci a pu fonder les conquêtes et les partages coloniaux jusqu’au milieu du siècle dernier.

Les choses ont cependant commencé à changer depuis la fin du second conflit mondial, avec l’avènement de l’ONU dont la Charte bannit le recours à la force dans les relations internationales (Article 2, Paragraphe 4) et assigne à l’Organisation, la réalisation d’objectifs communautaires (maintien de la paix et de la sécurité internationales, développement des relations amicales entre les Nations, respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales) qui dépassent la somme des intérêts égoïstes des Etats.

Par ailleurs, en enclenchant et en précipitant le processus de décolonisation qui a fait accéder les peuples, jusqu’alors sous domination des grands empires coloniaux, à l’indépendance, la Charte onusienne donne au principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et de celui de l’égale souveraineté des Etats, proclamés respectivement dans ses articles 1 et 2, leur dimension universelle.

Parallèlement et souvent dans le prolongement de cette évolution décisive, on a assisté depuis les années 1970 à une intensification des relations internationales, liée à la fois au développement des organisations internationales- avec leurs réseaux de règles contraignantes-et à la diversification des flux d’échanges entre nations.

A ces évolutions, accentuées par la mondialisation, s’ajoute le phénomène souvent relevé de juridictionnalisation du droit international qui  témoigne du renforcement de la justiciabilité de ce droit.Toutefois - et le problème concerne surtout les aspects du droit international qui touchent à la sécurité collective et aux droits fondamentaux- l’absence d’une Autorité mondiale dotée de la force coercitive nécessaire pour sanctionner les comportements déviants fait que les Etats puissants soit instrumentalisent le droit en tentant d’imposer leur interprétation de ses règles soit vont jusqu’à user de la force en violation manifeste de ces mêmes règles, chaque fois que la défense de leurs intérêts essentiels le commande. De ce point de vue, la crise ukrainienne ne déroge pas à la règle.

 

Crise ukrainienne et violation du droit

L’invasion de l’Ukraine par la Russie constitue une violation manifeste des règles les plus ancrées du droit international, notamment celle de l’interdiction de l’emploi de la force dans les relations internationales pour porter atteinte à l’intégrité territoriale et à l’indépendance d’un Etat, énoncée dans des termes énergiques par la Charte onusienne (Article 2, Paragraphe 4) et rappelée, à maintes reprises, par la Cour Internationale de Justice qui y voit l’un des principes cardinaux qui fonde la paix et la sécurité internationales.

Les justifications avancées par le Président de la Fédération de la Russie, dans son discours du 24 Février 2022 - mêlant pêle-mêle, la légitime défense de l’article 51 de la Charte onusienne, les accords d’assistance mutuelle avec les deux Républiques de Donetsk et de Louhansk, nées d’une scission contestable au regard du droit international et la nécessité d’arrêter un génocide en cours perpétré par l’Ukraine contre les populations russophones - ne nous retiendront pas ici dans la mesure où aucune d’elle ne résiste à l’examen des faits.

On observera cependant, s’agissant de la dernière justification que la Russie utilise cette fois, comme pour son intervention en Crimée, en 2014, ou celle menée en Géorgie, en 2008, un argumentaire qui glisse vers les notions récentes du droit international comme « la Responsabilité de protéger » ou « l’assistance humanitaire » qu’elle a toujours suspectée d’être de simples paravents pour justifier les ingérences occidentales dans les affaires internes des autres Etats.

Ce changement de posture qui met à mal la cohérence de sa position traditionnelle de défense du  droit international classique et des principes qui en découlent, "principes d'égalité, de respect mutuel et de non-ingérence dans les affaires intérieures" s'explique par le fait que la Russie n'est pas qu'un grand pays émergent, soucieux de maintenir son influence dans les pays du Sud. ; elle est aussi une superpuissance militaire possédant un très grand arsenal nucléaire et un ex-empire nostalgique de sa grandeur passée et qui, de surcroît, a une revanche à prendre sur ceux qui l’ont humilié au moment de la dissolution de l’URSS.

De plus, elle a enregistré la facilité avec laquelle l’Occident prenait des libertés avec les règles du droit international quand il l’estimait nécessaire.

 

Deux guerres d’agression, un traitement dissymétrique

L’invasion de l’Irak par les Etats-Unis, en 2003, en  constitue une illustration parlante.

Le prétexte invoqué, à l’époque, par les USA, à savoir la prétendue détention d’armes de destruction massive par l’Irak, peut rivaliser en termes de mauvaise foi avec celui de génocide perpétré par l’Ukraine, mis en avant, aujourd’hui par la Fédération de Russie.

Dans les deux cas, un membre permanent du Conseil de Sécurité, c’est à dire, de l’Organe que la Charte onusienne investi de la responsabilité du maintien de la paix et de la sécurité internationales, décide d’envahir un Etat souverain, violant ainsi de façon ostentatoire les règles qu’il a pour devoir de respecter et de faire respecter.

Mais s’ils peuvent rivaliser sur le terrain de leurs capacités militaires, les deux grands ne peuvent être comparés sur le plan économique et technologique ou sur celui de leur influence culturelle et politique (soft power).

Les USA demeurent, en effet, et de très loin la plus grande puissance économique, technologique, culturelle et politique. Aussi, et malgré les protestations que leur guerre contre l’Irak a suscitées, y compris parmi certains de leurs alliés européens, le Conseil de Sécurité l’a rapidement légalisée. Il en va différemment de la guerre russo-ukrainienne. Après avoir bloqué une première résolution de cet organe visant à la condamner et à lui enjoindre de faire cesser son agression, la Russie a pris, elle-même, les devants en présentant un Projet de résolution sur les conséquences humanitaires de la « situation en Ukraine » dont l’objectif réel était une forme de normalisation de son agression armée. Mais seule la Chine a soutenu ce projet.

Deux raisons expliquent la dissymétrie du traitement réservé par le Conseil de Sécurité aux deux guerres.

 

Des enjeux géopolitiques décisifs

La première est que les enjeux géopolitiques ne sont pas les mêmes. L’Ukraine est en Europe, à la frontière des ex-républiques soviétiques, devenues membres de l’OTAN et de l’Union Européenne. Une « légalisation » de son invasion comporterait le risque d’une déstabilisation de toute l’Europe et, à travers elle, l’affaiblissement de l’Occident dans son ensemble.

Au-delà de la mise en cause des principes du droit international, ce qui se joue avec la guerre russo-ukrainienne n’est en effet ni plus ni moins que la configuration finale d’une société internationale dans laquelle émergent de nouveaux acteurs décidés à secouer le joug des puissances bien installées en revendiquant l’avènement d’un monde multipolaire.

Que la décision d’envahir l’Ukraine se rattache à un projet de restauration de l’Empire russe dans la lignée des premiers tsars, d’Ivan Le Terrible à Pierre Le Grand (devenu « Empereur de toutes les Russies ») ou qu’elle soit l’expression du refus de subir les règles d’un ordre mondial dominé par les USA, dans le prolongement de la politique du « petit père du peuple », ou, enfin, qu’elle soit la traduction de l’influence idéologique d’un courant nationaliste post soviétique prônant « un Etat fort qui ferait la synthèse de l’histoire russe en alliant les valeurs traditionnelles et spirituelles de l’Empire tsariste avec la puissance militaire et technologique de l’Union soviétique » pour préparerla « confrontation militaire et civilisationnelle avec l’Occident »[1], elle est porteuse d’enjeux qui dépassent la seule Russie. En effet, d’autres pays émergents, comme la Turquie ou la Chine, héritiers, eux aussi, d’anciens empires, peuvent être tentés d’une manière ou d’une autre de vouloir restaurer la gloire d’antan. La Chine, en particulier, est attentive aux réactions suscitées par l’invasion russe car elles donnent une idée de celles auxquelles elle pourrait s’exposer en cas d’annexion de Taïwan.

 Par ailleurs, de nombreux  pays dirigés par des régimes politiques autoritaires sont, eux aussi, demandeurs d'un ordre mondial multipolaire dont l'une des conséquences serait la limitation des contraintes liées à l'expansion du modèle de démocratie occidentale.  

 

Sanctions économiques en réaction à la violation du droit

La seconde raison est qu’il est évidemment moins compliqué de sanctionner économiquement la Russie que les USA. S’identifiant pratiquement à l’ordre économique mondial dont ils dominent tous les rouages, ceux-ci bénéficient d’une immunité de fait contre toute possibilité de sanction. Les USA peuvent grâce à la place privilégiée qu’ils continuent d’occuper dans le système économique et financier sanctionner n’importe quel pays et n’importe quelle entreprise dans le monde sans craindre l’effet d’éventuelles représailles. Il n’en est  pas de même pour la Russie. La place plus limitée  de celle-ci dans les échanges internationaux explique la rapidité avec laquelle les pays occidentaux, y compris, ceux qui dépendent d'elle  pour leur approvisionnement énergétique ont adopté des sanctions économiques et financières d’une ampleur inédite : gel des avoirs de l’Etat et des oligarques russes, interdiction des transactions avec la Banque Centrale russe et de plusieurs entreprises publiques, exclusion de plusieurs banques russes du système de paiement SWIFT, interdiction de fourniture de service de notation de crédit à toute personne ou entité russe, interdiction de nouveaux investissements dans le secteur de l’énergie, restrictions commerciales concernant plusieurs secteurs de l’activité économique, interdiction de survol de l’espace aérien de l’Union européenne et de l’accès à ses aéroports pour les avions russes…

En quelques jours, la Russie s’est trouvée déconnectée de la globalisation économique et financière même si son pivotement vers l’Asie - en particulier vers l’Inde et la Chine auxquelles elle fournit armes et hydrocarbures -, accentuée au lendemain de l’annexion de la Crimée, a pu  atténuer la brutalité des sanctions qui la frappent et même si l'envers de la médaille est une crise alimentaire mondiale et  un  renchérissement du prix des hydrocarbures, qui alimente  l'inflation  consécutive à  la reprise post-Covid.

Sur le plan juridique, ces sanctions s'analysent en des contre-mesures qui sont des réactions décentralisées à une violation grave par un Etat d'une règle impérative du droit international. Le principe même de leur licéité n'est donc  pas  en cause.  

En revanche, la question des liens de certaines de ces sanctions avec l’agression reprochée à la Russie et celle de leur proportionnalité soulève des interrogations.

 

Une conception surannée  de la puissance?

Mais plus que l’aspect strictement juridique, ce que la Russie a mal évalué, ce sont les contraintes qui découlent pour elle de son insertion même tardive et incomplète dans la mondialisation et de l’interdépendance à laquelle elle conduit.

Le politiste français,Olivier Roy a, à cet égard, raison de souligner que l’erreur de V. Poutine est « de faire une guerre du XIXe siècle au XXIe siècle », appuyée sur une conception « purement territoriale » de la puissance qui semble quelque peu dépassée.

La différence avec la vision américaine de la puissance est ici frappante. L’empire américain ne s’étend pas sur la base de conquêtes territoriales, « en dépit des 730 bases militaires sur tous les continents » mais, comme le relève justement Robert Charvin, par le poids du dollar, de leur industrie et de leur commerce  auquel il faut ajouter « l’image d’une démocratie américaine modèle universel, unique puissance en mesure de construire une société internationale de paix… conformément à la jurisprudence de tous les Empires de l’Histoire universalisant leur propre réalité ».

 

Revigoration opportuniste de l’Assemblée Générale face au blocage du Conseil de Sécurité

Il reste que Russie est l’un des cinq membres du Conseil de Sécurité dotés du droit de veto, ce qui a pour effet, en l’espèce, de paralyser l’Organe autour duquel la Charte onusienne a bâti le système de sécurité collective en le dotant des pouvoirs de sanction des comportements déviants.

Pour contourner cet obstacle, certains paysont réactivé la doctrine Acheston du nom du Secrétaire d’Etat américain, à l’époque de la guerre de Corée, qui, devant la paralysie du Conseil de Sécurité consécutive à  la position de l’URSS, s’était tourné vers l’Assemblée Générale des Nations-Unies, laquelle avait voté la Résolution 377 (V) du 03/11/1950 dite Résolution « Union pour le maintien de la paix ».

Ayant servi de référence plusieurs fois, par la suite (lors de la guerre de Suez de 1956, de l’invasion de la Hongrie la même année, de la guerre du Liban de 1982 et, plus récemment, lors de l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014), cette Résolution énonce « que, dans tout cas où paraît exister une menace contre la paix, une rupture de la paix ou un acte d’agression et où, du fait que l’unanimité n’a pas pu se réaliser entre ses membres permanents, le Conseil de Sécurité manque à s’acquitter de sa responsabilité principale dans le maintien de la paix et de la sécurité internationales, l’Assemblée examinera immédiatement la question afin de faire les recommandations appropriées sur les mesures collectives à prendre, y compris… l’emploi de la force en cas de besoin, pour maintenir ou rétablir la paix ou la sécurité internationales… ».

Le droit étant moins une science qu’un art - et d'abord celui  de l'interprétation-  on peut trouver une base légale à « cette jurisprudence » par combinaison des articles 10, 11 et 12 de la Charte onusienne. On observera cependant que les grandes puissances n’ont que très exceptionnellement été favorables à la valorisation du rôle de l’Assemblée Générale de peur de devoir partager, ne serait-ce que partiellement, le pouvoir de décision au sein de l’Organisation mondiale avec la majorité des Etats.

Au début des années 1970, à l’époque du tiers-mondisme ascendant, une panoplie d’arguments juridiques avait été mise en place pour délégitimer le Nouvel ordre économique international dont les principaux éléments avaient été adoptés par la voie de Résolutions d’une Assemblée Générale, investis par les pays du Sud, grâce à la règle d'un Etat, une voix, qui prévaut dans cette instance.

Au lendemain de la guerre de libération du Koweït, c’est, cette fois, le Conseil de Sécurité, désormais débarrassé – disait-on – des divisions héritées du monde bipolaire, qui devait constituer la colonne vertébrale de la renaissance de l’ONU, vecteur du Nouvel ordre international, vanté,alors,par G. Bush Senior.

La  victoire par K.O. de l’Occident, suite à l’effondrement de l’Union soviétique, a ouvert « une période de consensus » au sein d'un  Conseil de Sécurité sous domination américaine, au cours de laquelle, celui-ci a réinterprété de manière extensive  toutes les dispositions de la Charte qui se rapportent à ses pouvoirs et fait preuve d'un activisme  qui contrastait avec son inaction, dans le même temps, dans les dossiers où étaient en cause les alliés de la Puissance dominante.

Aujourd’hui, face au véto russe, on redécouvre de nouveau les vertus de l’Assemblée Générale. Celle-ci a adopté à une importante majorité, de 141 Etats sur 193, la Résolution du 02 mars 2022 qui déplore l’agression de l’Ukraine, demande à la Russie de « retirer immédiatement, complètement et sans conditions toutes ses forces militaires d’Ukraine » . Sans en sous-estimer la portée politique et au plan de la symbolique juridique, cette résolution ne constitue pas cependant une décision obligatoire pour la Russie. Si l’Assemblée Générale peut intervenir dans les questions qui touchent à la paix et la sécurité internationales, lorsque le Conseil de Sécurité ne peut s’en saisir, aucune disposition de la Charte ne peut être sollicitée pour lui conférer un pouvoir de décision contraignante en la matière.

La Résolution Acheston précitée qui constitue le précédent en la matière parle de simples « recommandations aux Etats membres », même si, dans la pratique, les recommandations avaient été suivies d’effet et la guerre avait été menée, de 1950 à 1953, contre la Corée du Nord, par l’armée américaine placée sous le drapeau des Nations-Unies !

Il est toutefois peu probable que pareil scénario se reproduise à l’occasion de la crise ukrainienne. Les Etats-Unis et l’Europe sont conscients qu’une guerre contre la Russie serait synonyme d’un troisième conflit mondial aux effets dévastateurs pour la planète dans son ensemble.

Mais les organes politiques de l’ONU n’ont pas été les seuls saisis à la suite de l’invasion ukrainienne.

 

Impuissance de la Cour Internationale de Justice

L’Ukraine s’est également adressée à l’Organe judiciaire principal de l’Organisation, à savoir, la Cour Internationale de Justice, qui est compétente pour trancher les litiges entre Etats, à condition toutefois que lesdits Etats aient consenti à sa compétence. Ce consentement peut résulter soit d’une déclaration d’acceptation de la juridiction obligatoire de la Cour par laquelle un Etat s’engage par avance à soumettre à celle-ci les différends qu’il aurait avec tout autre Etat ayant fait la même déclaration, soit d’un compromis, c’est-à-dire, d’un accord entre les Etats, une fois le litige survenu, d’en confier le règlement à la Cour, soit, enfin, d’un traité ratifié par les Etats en litige  qui prévoit la compétence de cet Organe.

S’agissant du présent différend, seul ce dernier cas de compétence  pouvait  être exploré.

L’Ukraine a  saisi  la CIJ  sur la base de  la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948, ratifiée à la fois par elle et par la Russie.Très habilement, elle reproche, dans sa requête, à la Russie qui avait justifié son invasion par la nécessité d’arrêter un génocide en cours contre les populations russophones, d’avoir mal interprété cette Convention. L'objectif  est  d’amener la Cour à se prononcer sur l'agression russe  sur la base du lien que cette agression  entretient avec la Convention de 1948 qui fonde en l’espèce la compétence de la CIJ

Arguant de l’urgence qu’il y a à arrêter cette agression pour éviter la dégradation de la situation, l’Ukraine demande à la Cour de prononcer des mesures conservatoires, conformément à l’article 41 de son statut, en ordonnant notamment à la Fédération de Russie de cesser ses attaques.

La CIJ s’est prononcée à titre conservatoire, le 16 Mars, en ordonnant à la Russie de « suspendre immédiatement ses opérations en cours depuis le 24 Février sur le territoire ukrainien » et  de veiller à ce que « dans les régimes séparatistes du Donetsk et Louhansk », les unités militaires et les groupes militaires « sous ses ordres ou son contrôle ne poursuivent pas d’action militaire ».

 Même s’il ne s’agit que d’une décision  provisoire, son importance  se mesure déjà à la majorité des juges qui l’ont votée.

La CIJ est composée de 15 juges, nommés dans des termes identiques à la fois par l’Assemblée Générale et par le Conseil de Sécurité, qui reflètent la représentation géographique et culturelle des différentes régions du monde. Ses décisions sont prises à la majorité simple. Toutefois, dans la présente affaire, la décision a été prise à la quasi-unanimité des 15 juges, puisque seulsle juge de nationalité russe et la juge de nationalité chinoise ne l’ont pas votée.

Cette décision est,ensuite, importante en raison de la réputation d’impartialité que la Cour s’est progressivement forgée et qui explique le crédit dont elle jouit auprès des petits pays et des puissances moyennes.

Malheureusement, si la CIJ a la juridiction, elle n’a pas « l’imperium ». Elle dit certes le droit, mais elle n’a pas les moyens de le faire respecter. Sa décision a en l’espèce été « impérialement » ignorée par la Fédération de Russie.

 

La voie illusoire de la justice pénale internationale

Une autre bataille judiciaire qui concerne, cette fois, non plus l’Etat russe mais les personnes physiques impliquées à un degré quelconque  dans la guerre contre l’Ukraine - ce qui peut aller des instigateurs aux simples exécutants, en passant par les échelons intermédiaires - a commencé avec l’annonce, le 02 Mars dernier, par le Procureur de la Cour Pénale Internationale (CPI) de l’ouverture d’une enquête sur la situation en Ukraine où seraient perpétrés des crimes de guerre.

Il serait cependant illusoire d’en escompter des résultats à la mesure de l’enthousiasme qu’elle semble susciter chez certains,pour diverses raisons. En premier lieu, et contrairement à une idée répandue, la CPI est certes une juridiction internationale permanente mais elle n’est pas une juridiction mondiale.

Elle a été créée non par une résolution du Conseil de Sécurité qui serait obligatoire pour tous les Etats membres mais par un traité qui ne lie que les Etats-parties. La Russie et l’Ukraine n’ont d’ailleurs pas ratifié ce Traité pas plus que la Chine, l’Inde ou les Etats-Unis, pour ne citer que ces quelques grands pays. Et si une enquête peut aujourd’hui être diligentée par le Procureur de la CIJ sur les crimes de guerre éventuellement commis sur le territoire ukrainien, c’est parce que l’Ukraine avait déposé une déclaration d’acceptation de la compétence de celle-ci, le 8 Septembre 2015, en vertu de l’article 12(3) du Statut de Rome qui offre une telle possibilité à un Etat non partie à ce Statut.

En second lieu, certains des Etats qui réclament, aujourd’hui, des poursuites contre les dirigeants russes pour crimes de guerre ont été dans un passé très récent les plus grands pourfendeurs de la justice pénale internationale incarnée par la CPI. Les USA ont, par exemple, signé des accords bilatéraux avec une multitude de pays, dont de nombreux Etats-parties au Statut de Rome, interdisant à ces pays de remettre des ressortissants américains à la CPIet sont même allés jusqu’à interdire  de visas  l’ancienne Procureure de la Cour et  ses collaborateurs pour avoir envisagé d’enquêter sur les crimes de guerre commis en Afghanistan.

En troisième lieu, même si l’enquête sur les crimes de guerre éventuellement commis en Ukraine pouvait aller jusqu’au bout et qu’un mandat d’arrêt était lancé, par exemple, contre le Président russe V. Poutine, des obstacles insurmontables se dresseraient sur la voie de l’arrestation de celui-ci et de sa remise à la CPI.

En effet, si le Statut de Rome rejette dans son article 27 l’immunité des Chefs d’Etatmême en exercice, comme motif d’exonération de leur responsabilité pénale, l’article 98 Paragraphe 1 du même Statut prévoit que la « Cour ne peut poursuivre l’exécution d’une demande de remise ou d’assistance qui contraindrait l’Etat requis à agir de façon incompatible avec les obligations qui lui incombent en droit international en matière d’immunité des Etats ou d’immunité diplomatique d’un personne ou d’un bien étranger… ».On sait que ce dernier texteavait été invoqué par certains Etats-parties requis par la Cour de livrer l’ancien Président soudanais, Omar El Bechir, lorsqu'il était encore Chef d'Etat.

Au-delà des obstacles juridiques, il y a celui du poids des rapports de force entre Etats. On imagine mal un Etat étranger prendre la responsabilité d’arrêter le Président russe en visite ou de passage sur son territoire, quelle que soit l’interprétation retenue des textes en vigueur, pour le remettre à la CPI ou le faire juger par ses tribunaux car cela équivaudrait à une déclaration de guerre à la Russie.

Ces divers obstacles expliquent que la CPI n’a jusqu’ici exercé sa compétence qu’à l’égard des dirigeants africains, dont certains ont d’ailleurs dénoncé « une justice faite pour les faibles ».

 

Conclusion : L'indépassable dimension tragique du droit international

La guerre russo-ukrainienne  rappelle les juristes à la modestie. Le droit peut s'imposer lorsque le litige entre Etats porte sur l'applicabilité de telle ou telle règle juridique ou sur son interprétation. Il peut difficilement réguler un différend qui se rapporte à des questions politiques et stratégiques ( présence ou non de l'Otan aux portes de la Russie, sort de la Criméé et   du  Donbass)  dont la résolution suppose, du point de vue du plus fort, des concessions du plus  faible  qui impliquent  sa  renonciation à une partie de ses droits... à moins,  pour lui, de pouvoir mobiliser une force supérieure à celle de son agresseur!Cette observation nous ramène à la dimension tragique du droit international effleurée par Hobbes.

Produit d’un rapport de force, ce droit est constitué d'un ensemble de règles qui ont pour finalité de réguler une société internationale, encore largement décentralisée et dont les entités les plus puissantes ont la capacité de se soustraire à tout moment à ces règles par un retour à… la force.

 

[1] - Juliette Faure, Le monde diplomatique, Avril 2022, p. 10.