Dans l’ombre des pouvoirs militaires (6) : Une certaine conception Athénienne de la démocratie/Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)

16 February, 2022 - 19:06

Après le succès du retrait de la Mauritanie du conflit du Sahara Occidental, les autorités militaires du pays  s’étaient attelées à leur façon aux tâches internes. Officiellement, on annonce une lutte contre la corruption et l’absentéisme, notamment dans l’administration publique. Le président Ould Haidalla se distingua par sa méthode de visites inopinées. En réalité, la gestion du civil par les militaires ne pourrait pas manquer d’improvisation. Toujours est-il qu’il arrive que des résultats inattendus soient parfois au rendez-vous.
 Le moniteur contractuel ou l’infirmier breveté, perdu dans un coin reculé de la brousse, n’était pas à l’abri d’une inspection inopinée de du président Haidalla en personne. On racontait qu’une fois, il descendit dans  la moughataa de  Rkiz au cours d’une visite pareille.
Il tint aussitôt un meeting en présence du hakem et de ses chefs de services. La parole était totalement libre et sans aucune forme de discrimination. Une pauvre femme, relativement âgée, de condition esclave demanda la parole. On la lui accorda. Elle raconta que, suite à une grave maladie, elle vint de perdre son propre mari, le père de ses enfants. Quelques jours après son décès, des gens, prétextant qu’ils étaient  ses maîtres, sont venus chez elle. Aussitôt ils amenèrent avec eux tout ce qu’il lui appartenait, y compris les seules têtes de bovins, d’ovins et de caprins en leur possession. Haidalla, la gorge serrée, laissant échapper quelques larmes, l’interrompit.
Il s’adressa au cadi de la Moughataa, assis près de lui. Il lui demanda s’il était au courant de cette affaire. Celui-ci, la peur au ventre, acquiesça timidement. Haidalla appela le commandant de brigade. Sans tarder celui-ci se pressa et s’approcha de lui. Il lui intima d’agir immédiatement. « Tu t’arranges tout de suite pour récupérer rapidement tous les biens de cette pauvre dame pour les lui restituer intégralement », ordonna Ould Haidalla.
 Aussi sous le gouvernement Ould Haidalla  la lutte contre les effets néfastes de la sécheresse bénéficia-t-elle d’un intérêt tout particulier. Depuis presque deux décennies, l’ensemble des pays de la zone souffraient d’une sécheresse impitoyable. La pluie devenait rare. Les points d’eau s’étaient asséchés. Les pâturages disparurent. Le cheptel fut décimé. Faute d’eau, l’agriculture cessa d’exister.
 Situation dont les effets négatifs affectèrent de plein fouet, toutes les activités commerciales. Pour leur survie, désormais, l’ensemble des populations du pays furent assujetties à l’aide internationale d’une façon quasi-exclusive. Deux facteurs essentiels avaient  particulièrement contribué au succès de la lutte de la Mauritanie contre les effets néfastes de la sécheresse.  Il s’agissait en premier lieu de la personnalité d’un homme. En effet, Mohamed Khouna Ould Haidalla, le président de la junte militaire qui présidait alors aux destinées du pays, était doté d’une personnalité d’une exceptionnelle efficacité. Il  imposa à tous sa façon de voir les choses, le prisme de sa propre intégrité politique et morale. Quelqu’un, je ne sais qui (ne serait-il pas feu Baba Miské ?), d’une extrême intelligence, lui découvrit une forme d’organisation politique d’une rare originalité : « les Structures d’Educations de Masses(SEM) », une forme d’organisation à rapprocher de « la démocratie directe»  pratiquée dans certaines cités de la Grèce Antique.

 Les SEM, un cadre d’embrigadement de tous

 Personne ne pouvait  les refuser. Comme elles étaient organisées autour de la distribution de l’aide internationale, seule source de vie pour tous, en ce moment, les gens se bousculaient pour y adhérer. Un autre avantage, non moins important, donna aux SEM une irrésistible attirance.  Il s’agissait de l’espèce d’indépendance qu’elles donnaient aux citoyens de condition modeste, notamment les esclaves et anciens esclaves, connus globalement sous le nom de Haratines. Avec les SEM, ceux-ci jouissaient pour la première fois d’une forme de représentativité certaine.  Dans leurs villages, appelés Adawabas, et leurs divers regroupements, ils élisaient librement leurs propres représentants. Ils cessaient désormais d’être représentés par leur maîtres ou leurs anciens maîtres. Leur liaison avec la tribu fut rompue de fait.
 Partout, les responsables des SEM étaient démocratiquement élus par les populations concernées, réunies en assemblée générale, en présence d’une délégation officielle. Ce qui dérangeait  énormément dans les communautés  conservatrices. Au début,  force de l’habitude oblige, certains chefs traditionnels furent facilement élus comme gestionnaires de l’aide. Mais, par la suite, gare à tous ceux qui s’adonnaient à la triche dans la distribution des vivres. Ce qui expliquait, en grande partie,  l’impopularité dont eut à  souffrir  le président Haidalla dans de tels milieux. Ses détracteurs l’accusaient de détourner l’aide internationale au bénéfice de ses cousins sahraouis. Je n’avais aucun moyen de vérifier la véracité de cette grave accusation.
Tout ce que je sais, est que,  d’une part, les populations sahraouies, très peu nombreuses, profitant de  la place centrale de l’Algérie de Boumediene dans le monde, bénéficiaient d’un soutien à la fois matériel et moral qui dépassait largement celui dont jouissait la Mauritanie de l’époque. D’autre part, la transparence et le contrôle stricte des donateurs internationaux (pays, organismes et institutions), exigés dans la distribution de l’aide internationale ne laissaient que peu de marge pour de semblables malversations.
Jusqu’à nos jours, l’aide internationale dont bénéficient les camps des réfugiés sahraouis continue à alimenter les marchés intérieurs mauritaniens. De nombreux commerçants nationaux, importateurs de produits alimentaires, se plaignent assez souvent de l’impact négatif de ce trafic incessant jugé déloyal à travers les frontières nord du pays.
 Mohamed Khouna O Haidalla fut connu pourtant comme l’homme de l’application rigoureuse de la Chariaa. Il fut célèbre aussi comme étant le chef d’Etat le plus pieux de l’histoire de la République Islamique. Aussi paradoxal que ça puisse paraître, il est bizarrement  le chef d’Etat Mauritanien le plus haï de la part d’une bonne partie de  nos « bons musulmans ». 

‘’La mère de tous les péchés’’

Plus tard, Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdellahi, chef d’Etat pendant une courte période du milieu de la décennie 2000-2010, aussi pieux que Haidalla, souffrira du même déficit d’impopularité dans les milieux les plus maraboutiques. Une réalité inexpliquée : nos chefs d’Etat les plus acceptés au sein des groupes sociaux  traditionnels, surtout maraboutiques, étaient ceux dont on doutait le plus de leur foi religieuse: « les consommateurs d’alcool !... », chuchotaient  discrètement certains, « soucieux »  de la pureté de leur foi.
Aux yeux d’une certaine opinion, le premier péché de Ould Haidalla n’était rien d’autre que son exploit historique : le retrait de la Mauritanie du bourbier sahraoui, le conflit du Sahara occidental. Deux autres faits d’armes, d’un courage rare, vont creuser le fossé entre ce « berger né » et une bonne partie des populations qu’il croit servir. Les ordonnances sur la loi foncière et l’abolition de l’esclavage auront l’effet de « la mère de tous les péchés ».
  L’impact de ces deux mesures va ébranler les fondements de la société traditionnelle. Malgré des insuffisances relevées par-ci par-là, ces deux ordonnances, ayant force de loi, étaient complémentaires dans leur essence. Elles donneront plus de force et de légitimité aux nouveaux regroupements au sein des SEM, la nouvelle entité politique au service d’abord des plus faibles.
 Selon les meilleurs interprètes du Livre saint, le Coran, concernant  l’esclavage,  Dieu avait procédé par démarche progressive dans son interdiction. Tous s’accordaient que les textes coraniques, dans leur approche, cherchaient à rendre en fait impossible la possession légale d’un esclave. Le contexte mauritanien du début des années 80 était loin de faciliter l’exécution d’un décret ou d’une loi abolissant l’esclavage dans son intégralité et distribuant les terres agricoles d’une façon totalement égalitaire.
 Ce qui pourrait expliquer la démarche pragmatique des autorités de l’époque, consistant à agir fermement mais avec prudence.  Afin de mieux informer l’opinion sur les nouvelles options, disons-le, progressistes du régime Haidalla, Radio-Mauritanie fut mise à contribution. Des émissions d’information et de formation furent spécialement conçues à cet effet. A l’époque, la radio était le media le plus indiqué pour ça. Même dans les régions rurales les plus reculées, chaque foyer possédait au moins un poste radio.

L’émergence de l’audiovisuel 

Dans les années 1980 en matière de media, la radio demeurait le principal vecteur d’informations. La télévision de Mauritanie(TVM) débutera ses programmes expérimentaux dans la deuxième moitié des années 80. La France avait proposé à la Mauritanie de lui installer le matériel de sa vieille télévision « noir-blanc » datant des années d’après-guerre. Ce que la Mauritanie avait royalement refusé. Ce sera à l’Irak de Saddam Hussein d’offrir généreusement à la Mauritanie le montage entier d’une télévision en couleurs après la formation accélérée de son personnel en Irak. En ce moment précisément, presque tous les observateurs s’accordaient à dire que l’Irak de Saddam Hussein avait la haute main sur la Mauritanie. C’était le début du règne de Maouiya. On racontait à l’époque que Rouveyi, l’ambassadeur irakien en Mauritanie, avait la capacité d’annuler  des décisions du conseil des ministres  qui ne lui plaisaient pas.
Auparavant, quelques privilégiés étaient branchés sur la télévision du Sénégal (RTS), souvent à l’aide de petits appareils noir-blanc (marque Tactic et autres) et d’une antenne artisanale hissée au-dessus de la maison. La plupart des usagers ignoraient encore le moindre réglage de ce qui était  encore les derniers gadgets de la technologie chez nous. Situation qui avait fait l’affaire d’une poignée de techniciens opérateurs, entrainés uniquement dans la réparation des postes radios ordinaires. Il arrive qu’on recourt à plusieurs reprises au service de l’opérateur et souvent au cours  de la même soirée pour un problème élémentaire de réglage des lumières : soit l’écran se met à danser, soit il se couvre complètement de noir.
A chaque fois la facture de l’opérateur atteignait les 2 à 3 mille  ouguiyas  alors que le prix  de l’appareil tout neuf ne dépassait pas les  10.000UM.  Plus tard,  on vivra une situation similaire avec  l’avènement  des téléphones portables. Il fallait éviter de décevoir le petit monde de curieux  venant des foyers voisins, attiré par les images remuantes et parlantes. Ils n’avaient jamais vu ce genre de spectacles sauf au cinéma pour certains parmi les plus âgés. D’ailleurs cette irruption de la télévision (le petit écran) dans les foyers marquera la mort progressive mais certaine du cinéma ou « grand écran »  chez nous et même un peu partout dans de bonnes parties du  monde.
 Les dits évolués parmi nos urbains vont découvrir la coupe du monde  de l’été de 1982. Celle de 1986 à Mexico fera tâche d’huile. Ce fut  mon  premier mondial, à moi. Le Tiers-monde découvrit pour la première fois le charme  et la magie du « football-roi ». Seul le petit nombre des  cinéphiles des années 60 et 70 était imprégné d’une culture cinématographique plus ou moins profonde. Le nom du célèbre footballeur brésilien, première grande star au niveau mondial, Pelé (le roi du football)  demeurait gravé dans leur esprit.  Celui-ci fut couronné comme le premier monarque dans ce nouveau royaume aux frontières mondiales qu’est le football.

 

Place aux feuilletons
La fin des années 1980  verra l’émergence d’un nouveau type de films : les séries continues (feuilletons). Le célèbre feuilleton américain (Dallas) inaugura cette nouvelle ère. L’audience dont avait bénéficié cette série fut universelle. Son générique, sa musique et surtout sa mise en scène originale, inspirera toute une génération. En mettant en exergue les aspects considérés comme positifs  des valeurs de la civilisation  occidentale et notamment américaine,  le feuilleton Dallas avait fortement impacté les événements de cette décennie.
Ma conviction personnelle est que  l’impact du feuilleton Dallas sur les profonds changements   politiques et culturels qui vont balayer  le monde de fin des années 1980 et le début des années 90, notamment l’effondrement du système soviétique, dépasse de loin celui de Reagan et Thatcher,  les  deux leaders ayant marqué cette période par leur excès ultralibéral. Il se pourrait même que la série Dallas suivie d’autres fut conçue uniquement à cette fin.
Le public arabe verra juste après le premier feuilleton du genre : «Mohameden Yarassoulallah », retraçant la genèse de  la naissance de l’Islam et  sa propagation rapide  dans le monde via la vie du prophète Mohamed (PSL). A travers cette série, les grandes stars de l’époque du cinéma Egyptien, comme Abdella Ghaith, Achraf Abdelghavour, Leyla Tahir et bien d’autres, domineront le petit écran du monde arabo-musulman durant une bonne décennie. Les Sénégalais avaient traduit intégralement ses mots en Wolof, principale langue nationale locale du pays.
Durant toute la décennie des années 80, la radio va résister à l’assaut du petit écran, ce « petit écran » qui était pourtant  parvenu à vaincre en si peu de temps son ainé : « le grand écran ». Durant cette période marquée par de nombreux événements nationaux et internationaux, Radio Mauritanie, la BBC (en arabe et en français) ainsi que RFI et autres furent très écoutées en Mauritanie. Radio Mauritanie par exemple a réussi à conserver une tradition critique bien que très mesurée. Elle continuait à  attirer  une grande audience.
 Une émission comme « Laghatatoune Haya », littéralement « quelques remarques vivantes »,  bénéficiaient d’une large écoute le soir. Sous forme de sketches animés et présentés par le journaliste arabophone Ahmedou Ould Mayah,  à chaque fois, on soumettait à une critique acerbe  un aspect de la vie publique ou privée de l’époque.  Le jour, à 14 heures de l’après-midi, la vie cessa dans les rues encore très propres et peu motorisées de Nouakchott.  Le public fut en ce moment branché sur un récit radiodiffusé et représenté par d’éminentes célébrités du cinéma arabe.  Le célèbre récit français « Paul et Virginie »,  excellemment traduit à l’arabe par le grand écrivain Egyptien Moustafa Loutfi Elmenvelouti au début du 20e Siècle, avait battu tous les records d’écoute au début des années 80.
Au même moment, les autorités militaires pensaient, sous je ne sais quelle pression extérieure, et timidement,  introduire dans notre pays une forme de démocratie pluraliste. Un projet de  constitution fut élaboré. Il serait une copie presque parfaite de celle de « la mère coloniale », la France. D’ailleurs un article sur la liberté de culte, introduit sciemment ou par inadvertance par nos honorables juristes « parfaits  re-copieurs », mettra en cause l’ensemble du texte.
Les détracteurs du projet s’en serviront pour abattre toute idée d’instauration d’une dose de démocratie dans l’immédiat chez nous. Une assemblée constituante, dominée par les notabilités traditionnelles, mise sur pied à la hâte, fut emportée par une vague énergique de contestation du projet constitutionnel. Il faudra attendre la période  de la présidence d’Ould Taya pour reprendre avec plus de fermeté les petits pas du projet démocratique.

(A suivre)