Dans l’ombre des pouvoirs militaires (6) : Enseignement : des réformes à la va-vite/Par Ahmed Salem Ould El Mokhtar (Cheddad)

10 February, 2022 - 08:50

La révision des accords de coopération entre la Mauritanie et la France, survenue en 1972 sous la pression du Mouvement National Démocratique(MND), ouvrira la voie, au plan culturel, à une succession de réformes de l’enseignement. Après celle de 1973, interviendra une nouvelle réforme, élaborée et exécutée à la va-vite au tout début  de la décennie des années 1980.
La première réforme s’était plus ou moins inspirée de notre vision de l’enseignement  au niveau du MND, se fondant sur un projet inclusif prenant en compte notre  diversité  culturelle. Un  institut de langues fut  créé. Il était chargé de la revalorisation et de la promotion de nos langues nationales. Un siège bien équipé lui avait été réservé ; son directeur général  avait été désigné. Des experts et des spécialistes  lui furent affectés. Des classes expérimentales d’enseignement des langues nationales avaient vu le jour dans plusieurs régions du pays. Elles connurent une affluence importante. Cet intérêt accordé aux langues nationales ne pouvait pas passer inaperçu. Deux obstacles majeurs se dressaient devant lui.
Le premier réside dans le fait que nos trois communautés négro-africaines, qui, bien que minoritaires en Mauritanie,  appartiennent à de vastes ensembles ethniques dont les contours géographiques englobent de nombreux pays de la sous-région. Il serait donc difficile  de concevoir  uniquement en Mauritanie un système d’enseignement réussi fondé sur des langues nationales négro-africaines  qui ignorait ces prolongements culturels aux contours illimités.
 Le deuxième obstacle n’était pas moins important que le premier. Nous savions tous que le colonialisme, notamment le colonialisme français dans sa dimension culturelle, avait toujours pour objectif final l’assimilation culturelle intégrale des peuples colonisés. La France, «notre bien-aimée grand-mère », souffrait éternellement de la relative petitesse  de sa dimension géographique continentale.
En conséquence elle n’avait jamais cessé de chercher à s’étendre indéfiniment au-delà de ses frontières historiques. Les guerres napoléoniennes et les guerres coloniales comme au Vietnam et notamment en Algérie illustraient parfaitement cette ambition typiquement française.  Le grand poète Victor Hugo, qui était aussi un grand homme politique, prophétisait qu’un jour viendra où Paris sera la capitale  des « Etats Unis » d’Europe. La même ambition ne cesse de bourdonner aujourd’hui dans la petite cervelle d’Emmanuel Macron, le jeune chef d’Etat français actuel.

 

‘’La France, notre bien-aimée grand-mère’’

Quelques années après l’indépendance  de notre pays,  on nous  enseignait à l’école l’histoire de France comme étant notre propre histoire. On nous présentait nos résistants à la pénétration coloniale comme des bandits et  des incultes baroudeurs, les grands génocidaires   de la conquête coloniale, comme des héros venus uniquement en  promoteurs de la paix et de la civilisation. On colla leurs noms aux  rues et avenues de nos villes, ainsi qu’à nos premiers établissements scolaires.
  Chez nous, en Mauritanie, nous avons les deux villes de Nouadhibou et Fderick, qui portaient jusqu’à presque 10 ans après l’indépendance, respectivement, les noms de Port Etienne et Fort Gouraud et le collège de Rosso, le premier établissement scolaire  secondaire  de notre pays,  portait le nom  de Collège  Xavier Coppolani, administrateur civil, commissaire du gouvernement français pour  la Mauritanie jusqu’au 12 mai 1905, le jour de sa mise à mort par un commando de résistants à la pénétration coloniale. La région de Dakhlet Nouadhibou aujourd’hui,  portait à l’époque coloniale le nom de Baie de Lévrier.  Au Sénégal à côté, nous avions le Lycée Faidherbe  à Saint Louis et le Lycée Van Vollenhoven  à Dakar. Les deux hommes comptaient parmi les nombreux administrateurs coloniaux du Sénégal. La ville de Saint Louis fut la première capitale du Sénégal, ainsi que de la Mauritanie et  même  de l’Afrique Occidentale Française (AOF). Elle conserve le même nom jusqu’à présent. Rosso, capitale du Trarza, portait  toujours le même nom dont je n’ai pu trouver aucune origine. Il sonne pourtant comme un mot italien.
Si seulement on pouvait informer nos vaillants résistants, actuellement dans les cieux, de la réalisation de leurs nobles objectifs et la réhabilitation de leurs noms dans nos esprits et dans nos symboles !   
Au temps colonial et même néocolonial qui va suivre, il n’existait aucun projet, ni même le moindre  effort  visant la promotion et l’enseignement des langues africaines. En Mauritanie et dans les pays du Maghreb, à l’époque coloniale,  les quelques pas réalisés dans l’enseignement de la langue arabe(les medersas),  constituaient des concessions arrachées de haute lutte.
Combien de fois, notre concitoyen,  feu Elhaj Mahmoud Bâ, avait fait la prison pour défendre ses prestigieuses écoles arabes « Elvalah »  durant une bonne période de l’ère coloniale?  La deuxième réforme de notre enseignement du début des années 1980,  basée sur un système d’enseignement bilingue, consacra une division ethnique dangereuse du moment qu’elle imposait la langue arabe à tous les hassanaphonesqui avaient déjà ayant le dialecte arabe hassanya comme langue maternelle.
 Les communautés négro-africaines conservèrent le français comme première langue en matière  d’enseignement. Des méthodes maladroites  d’enseignement de l’arabe avaient développé chez eux un sentiment de rejet  à l’égard de cette langue dont pourtant leurs  aïeux comptaient parmi  ses plus grands précurseurs au niveau de la sous-région et même au-delà.
 Notons également que les partisans d’un certain courant chauvin, profitant de leurs avantages sur ce plan, s’étaient  servis sciemment de cette langue arabe pour réduire la représentativité des fonctionnaires négro-africains au niveau de l’administration du pays, renforçant ainsi une appréhension grandissante à l’égard de la langue arabe dans les milieux intellectuels négro-africains.
Le système d’enseignement français est fondé sur l’enseignement d’une seule langue : le français, à travers une seule culture, la culture française.  La France, comme souligné avant, au plan humain et géographique, constitue un petit pays par rapport à ses grandes ambitions de grande puissance; son ambition congénitale avait toujours été d’être un grand empire capable de se mesurer aux  grands ensembles du monde.
De tous temps, les dirigeants français pensaient que le seul moyen de réaliser leur éternel  rêve pour une renaissance d’un grand empire français ne pouvait être que l’assimilation culturelle  des peuples de l’ensemble des pays ayant connu la colonisation française.  Ce n’est pas par pur hasard que le principal quotidien français s’était donné comme nom  «LMonde » et Radio France Internationale (RFI) se vantait souvent  d’être  la « Radio du monde ». Rappelons ici que le quotidien «Le Monde » fut une création du général de Gaulle  à la fin de la deuxième guerre mondiale.
Pour toutes  ces raisons, donc, l’expérience de l’enseignement  des langues africaines en Mauritanie avait peu de chance de durer longtemps. En conséquence, on comprendra  aisément  que les français, s’appuyant sur  les agents et lobbies francophones,  ne pouvaient en aucune manière laisser évoluer librement l’expérimentation de l’enseignement de langues négro-africaines en Mauritanie. Il fallait à tout prix éviter  la moindre fuite dans le système, le moindre « mauvais » exemple à suivre par une quelconque ex-colonie française, qui pourrait être tentée par l’aventure dans ce domaine.

Une réforme qui divise

En 1979, j’ai participé à un concours de recrutement d’instituteurs adjoints. Après ma réussite au test, j’ai entrepris des démarches pour me faire muter à Akjoujt. Là, j’espérais m’éloigner du climat humide de Nouakchott où mes crises d’asthme me dérangeaient énormément. Cependant, il y a lieu de rappeler que j’avais attrapé ma première crise d’asthme à Akjoujt en 1973. Le deuxième objectif était de me donner plus de temps pour préparer l’examen du baccalauréat l’année suivante. En mai de la même année, j’étais admis à l’examen de probatoire du bac.
A Akjoujt  j’étais affecté à l’école I de la ville. Généralement, le nom d’école I dans chaque ville était porté par la première école, celle qui datait souvent de l’époque coloniale. On me confia l’enseignement du français à deux classes : le CE1 et le CM2. Jusqu’en mai le cours de français dominait l’ensemble des classes de l’école. Puis intervint à la hâte la réforme  préparée à la-va-vite. Souvent, les militaires au pouvoir procédaient par ordonnance, même dans un domaine qui, habituellement, exigeait plus de temps et d’étude en matière de réformes.
Elle consistait à procéder à une réorientation des classes de CM2, les classes d’examen, du français vers l’arabe. Il était recommandé de consulter les parents d’élèves avant l’exécution  de cette mesure à quelques semaines de l’examen final. En  application de la recommandation  le directeur de l’école, qui était en même temps chargé de cours arabe au CM2, tiendra à mon insu une assemblée générale aux parents d’élèves.
Il craignait que je sois tenté par exercer une forme quelconque de pression en faveur du français. Le pauvre ! Combien il ignorait que c’était grâce aux luttes et aux sacrifices de notre génération des années 60 et 70 que lui-même exerçait  en ce moment le titre de directeur arabophone de la plus vieille école d’Akjoujt, l’ancienne école coloniale! Le lendemain, les élèves, sentant que le directeur m’avait écarté de la consultation de leurs parents, m’informèrent de tout ce qui s’était passé.
Ils m’apprirent en même temps que leurs parents, pour leur grande satisfaction, avaient  choisi de conserver le français en première position dans l’examen final. Akjoujt, comme bon nombre d’anciennes cités, de création coloniale, était habité par de nombreux anciens collaborateurs et proches des autorités coloniales, notamment d’ anciens gardes, militaires ou  supplétifs, chauffeurs,  garçons ou bonnes et même femmes de vie et autres serviteurs de l’ère coloniale.

 

(A suivre)