Mort de Chekau : Quel impact sur l’évolution du conflit ? Par Mokhtar Cheikhouna

4 August, 2021 - 19:58

Aujourd’hui, il est quasiment établi que Chekau, le chef de la Jamā’atAhl al-Sunna li-iDa’watiwal-Jihād (JASDJ), est mort, probablement entre le 18 et le 20 Mai, alors qu’il essayait d’échapper à des combattants d’une faction rivale, ISWAP. Ceux-ci avaient réussi à localiser sa cachette dans la vaste forêt de Sambissa, plus précisément dans la région montagneuse de Gwoza près de la frontière du Cameroun, refuge habituel de JASDJ, notamment lors de l'enlèvement des lycéennes de Chibok en Avril 2014.

Cette fois, il n’a pas eu le temps de fuir, comme il y parvenait jusque-là. Ce décès, l’émir d’ISWAP, Al-Barnawi, l’a annoncé et un homme proche du chef djihadiste l’a confirmé, dans une vidéo qui circule depuis quelques jours sur la Toile. Après avoir constaté la perte de tous ses chemins de retraite, Chekau aurait actionné sa ceinture explosive pour « mourir en martyr », selon les termes de Bakura Modu, dit Sahaba, porte-parole de son groupe.

En poste depuis la mort de Mohamed Youssouf, le fondateur du groupe salafiste,, Chekau élimina tous les potentiels prétendants à la succession de celui-ci, certains réussissant à s’enfuir avant de disparaître de diverses manières, à l’instar de Kabirou Mallam Ousmane, tué en Janvier 2021 lors d’une opération de l’Armée nigériane, Kabirou, Tijani, Aboubacar, Al-Barnawi ou Maman Nour. Certains sont devenus des intermédiaires des services nigérians d’espionnage (DSS) et suisses, pour des négociations avec le groupe armé.

Si ISWAP a réussi à localiser de manière précise le refuge de Chekau, entreprise que l’armée fédérale nigériane fut incapable de mener depuis 2009, c’est que ce groupe aurait joui de complicités dans l’entourage immédiat de Chekau dont la brutalité et les manières expéditives lui avaient valu beaucoup d’ennemis parmi ses propres partisans.

Cela laisse aussi supposer qu’ISWAP compte déjà des personnes influentes de JASDJ dans ses rangs. Ayant récupéré une partie des effectifs de Chekau et de ses moyens logistiques et matériels, en plus de l’« imprenable »refuge de la forêt de Sambissa, ISWAP paraît ainsi acquérir une position dominante sur les frontières nigéro-camerounaises et pourrait envisager de conquérir de grands pans de territoire sur la terre ferme. 

Reste le groupe Bakura Doro, de facto le nouveau dirigeant de JASDJ après Chekau. Le coup d’État conduit en 2018 contre Al-Barnawi, wali d’ISWAP, eut pour résultat l’élimination de Maman Nour, un arabe Choua à l’origine des relations de l’insurrection nigériane contre AQMI et l’État Islamique. Les partisans de Maman Nour prirent la fuite pour sauver leur peau et rejoignirent un groupe déjà existant au Nord du lac, renforcé chaque jour par les déçus d’ISWAP, qui prêta publiquement allégeance à Chekau dans une vidéo publiée en Septembre 2019.

 

Un conflit qui risque de perdurer

La capacité militaire de ce groupe fut longtemps sous-estimée par les observateurs, jusqu’à l’attaque de Bohoma (Tchad) où près de cent militaires furent tués. C’était le 23 Mars 2020. La JASDJ de Chekau revendiqua aussitôt le coup. Selon le président Déby, c’était la première fois que le Tchad déplorait autant de pertes dans une attaque militaire. Le mythe de l’invincibilité de l’armée tchadienne en prit un coup terrible. En représailles, l’opération « Colère de Bohoma » conduite par Déby en personne, aurait éliminé, affirma celui-ci, plus de mille combattants de JASDJ, mais démontra aussi sa grande résilience :dès la fin de l’opération qui dura une dizaine de jours, les opérations du groupe reprirent en effet avec la même violence, tant au Niger qu’au Tchad.

Le Groupe Bakura continuera vraisemblablement à mener des opérations au nom de JASDJ dans toute la partie Nord du lac, mettant en difficulté les armées gouvernementales et ISWAP, le rival traditionnel. Il est difficile de croire que les combattants de Bakura puissent accepter de gaieté de cœur à réintégrer une nouvelle fois ISWAP qu’ils quittèrent déçus, voire craignant d’être éliminés physiquement. Trois scénarii sont envisageables : en un, les groupes n’arrivent pas à exporter l’insurrection en dehors du lac Tchad et aucun d’eux n’arrive à éliminer son rival. Ils continueront à se battre entre eux et contre les Forces de Défense et de Sécurité (FDS) et la Force Multinationale Mixte (FMM). Il y aura des pics de grande activité militaire, en dehors des saisons de crue de la Komadougou, suivis de périodes de guerre de faible intensité. Le conflit peut alors durer longtemps. Fin Décembre 2020, le chef d’état-major général des armées du Nigéria, limogé depuis, disait sur Twitter qu’il pourrait durer vingt ans ! Selon les statistiques des organisations humanitaires, ce genre de conflit armé non international dure en moyenne cinquante ans...

En deux, les groupes (ou l’un des deux) arrivent à établir jonction(s) avec diverses autres organisations ; soit à l’Ouest, pour intégrer les violences exercées à la frontière entre le Niger et le Nigeria depuis 2018 et sur lesquelles les gouvernements communiquent peu, se contentant de parler de« banditisme » ;  soit à l’Est, avec la myriade de groupes armés en RCA.  Le conflit prendra de nouvelles dimensions. Qu’en sera-t-il si les groupes du Lac et ceux du Sahel établissent des connexions territoriales, en plus des relations de soutien et d’assistance qui existeraient déjà ? Lors des derniers affrontements, en Décembre 2020, entre JNIM et l’EIGS, ce dernier aurait reçu le soutien de combattants d’ISWAP ou/et de JASDJ et même, paraît-il, de la Somalie !Le conflit embrasera toute la région et les dégâts collatéraux pour les populations civiles seront immenses.

Le troisième scénario pourrait être qu’un des deux groupes réussisse à détruire son rival. Le plus probable serait qu’ISWAP arrive à affaiblir, phagocyter ou vaincre définitivement JASDJ. Dans ce cas de figure, le gagnant se renforcera et pourra occuper des territoires proches des rives du lac, au Nord au Sud ou à l’Ouest.

Quoiqu’il en advienne, l’actuelle prééminence d’ISWAP est une mauvaise nouvelle pour les acteurs humanitaires. On se souvient à cet égard de l’éditorial qu’an-Naba, l’hebdomadaire de l’État Islamique, a publié, dans son n°247 du jeudi 14 Août 2020, assimilant tous les humanitaires – sans exception – à des informateurs des gouvernements et des armées ou, pire, des « dépravés qui sèment le vice et la perversion dans les sociétés musulmanes ». Cela sonnait comme une autorisation « légale » à les agresser, kidnapper et/ou tuer…