Dr. Khalilou Dedde, député UFP à l’Assemblée nationale : ‘’La création de la CEP marque un acte historique dans la lutte contre la corruption, l’enrichissement illicite et le gaspillage des ressources nationales’’

27 January, 2021 - 23:22

Le Calame : Les leaders de l’opposition ont récemment été conviés à une réunion par le président Messaoud Ould Boulkheir. S’agit-il d’une tentative de leur faire retrouver la voix parce que depuis l’élection du président Ghazwani, elle est devenue silencieuse et inactive ? 

Khalilou Dedde : je vous remercie de m’avoir donné l’occasion d’exprimer mes opinions sur des questions brûlantes en rapport avec la situation du pays, des populations et sa mise en perspective.

Il est établi que les stratégies coloniales et postcoloniales mises en œuvre en Mauritanie n’ont pas répondu aux attentes de l’écrasante majorité des habitants de ce territoire qui reste empêtré dans des problèmes multiples secrétés par une société dont le progrès reste encore entravé par des considérations traditionnelles archaïques, par un appareil étatique inadapté aux exigences du développement et des conjonctures régionales et internationales parfois contraignantes.

Dans un contexte d’une telle complexité, tous les acteurs nationaux, en particulier les acteurs politiques, essaient d’imaginer des plans et des voies de sortie de crise. En juillet 2020, plusieurs partis politiques, représentés à l’assemblée nationale, ont décidé de former une coordination pour faire face à la pernicieuse pandémie de la covid-19. Ce rassemblement, sans précédent, a produit en août 2020 une déclaration commune qui réclame une concertation nationale inclusive sur les grands problèmes du pays comme l’unité nationale, la nécessité de réformes profondes en vue de bâtir un « pacte républicain ». Malheureusement, cette déclaration d’une grande portée politique a été éclipsée par la médiatisation des travaux de la commission d’enquête parlementaire(CPE) dont le rapport a polarisé l’attention de l’opinion nationale. Au cours du même mois d’août, le président de l’UFP, Mohamed Ould Maouloud, a rencontré le président de la République, Mohamed Ould Cheikh el  Ghazwani, il ressortait des déclarations  du premier que le président de la République a manifesté un grand intérêt pour une concertation nationale bien organisée. Dialogue, concertation nationale et rapprochement entre les acteurs politiques sont donc des formules qui marquent désormais l’espace politique à la suite des dernières élections présidentielles.

L’initiative du président Messaoud Ould Boulkheir ne peut être détachée d’un tel microcosme. A ma connaissance, le Président Messaoud a pris l’initiative d’inviter à un déjeuner tous les représentants de l’opposition, sans autre objet annoncé. Au cours du dîner, le président Messaoud, à la surprise des invités, a proposé un échange sur deux questions : l’examen de la situation du pays et la question du dialogue. Sans préparation, certains membres de l’assistance ont fait l’effort d’émettre des idées qui ont versé, globalement, dans le sens de la nécessité de restaurer l’unité de l’opposition face à la gravité de la situation du pays et l’adhésion à l’option du dialogue, échange qu’une commission devrait synthétiser avant d’en faire part aux partis qui étaient représentés. Cette initiative ne manquera pas de contribuer à renforcer l’action de l’opposition et impulser la dynamique du dialogue lancée précédemment.

 

Depuis son élection, le président Ghazwani rejette tout dialogue politique inclusif avec l’opposition. Cette réunion laisse-t-elle penser que le gouvernement est devenu réceptif, d’une part et que l’opposition a compris l’urgence de se retrouver pour parler d’une seule voix, d’autre part ?

Le dialogue est une formule que certaines opinions trouvent galvaudée, vis-à-vis de laquelle on peut exprimer de la méfiance vu les expériences, en la matière, mal pilotée par le passé récent. Chat échaudé craint eau froide ! En revanche, il me semble que, d’une manière ou d’une autre, l’idée est au fond acceptée aussi bien au niveau de l’opposition qu’au niveau du pouvoir. Tous partagent la proposition de faire rencontrer les mauritaniens pour trouver des solutions aux grands problèmes du pays. Le processus mis en branle par les partis représentés à l’assemblée nationale, l’initiative du Président Messaoud et la bonne impression que donne le président de la République à tous les leaders de l’opposition qu’il a rencontrés, en sont les preuves. Le principe est donc acquis. La question qui reste est surtout le comment. Les deux parties ont donc intérêt à mûrir et bien asseoir cette politique de concertation pour atteindre les buts escomptés.

 

Si l’idée de dialogue prend, quels sont selon vous les questions urgentes qu’il faut régler ?

Le dialogue ou les concertations nationales ne sont pas une fin en soi, ils doivent aider à trouver des solutions consensuelles et donc durables aux problèmes qui menacent le plus la bonne marche et le devenir du pays. Les questions urgentes qu’il faut donc régler, de mon point de vue sont : l’unité nationale ou le vivre ensemble dans ces différentes facettes(les conséquences dramatiques des évènements de 89, les discriminations de toutes sortes contre certaines communautés nationales, le système éducatif, la promotion des cultures, la question foncière etc.), la cohésion sociale (éradication des pratiques esclavagistes et traiter les séquelles de l’esclavage etc.), la gouvernance politique et économique.

-Quelle évaluation vous faites de la gouvernance d’Ould Ghazwani ? En quoi elle diffère de celle de son prédécesseur ?

-Le président de la République, Mohamed Ould Cheikh El Ghazwani, est au pouvoir depuis bientôt un an et 5 mois. Il a eu le malheur d’hériter d’un bilan économique calamiteux (voir rapport de la commission d’enquête parlementaire) et d’une situation politique embarrassante du fait des mailles à partir avec son prédécesseur, notamment à la tête du parti UPR. Il n’avait donc pas les coudées franches. Après novembre 2019, il a réussi à gagner la partie politique, et lors la mise en place de la commission d’enquête parlementaire, il a respecté le principe constitutionnel de séparation des pouvoirs en s’abstenant de s’ingérer dans les travaux de l’assemblée nationale qui a mené ses activités en toute liberté et dans le consensus. Cette pratique consolide l’existence d’institutions crédibles dans le pays, elle rehausse l’image de la gouvernance nationale. Le répit ne fit pas long car dès le début de l’année 2020, est apparue la pandémie du coronavirus qui continue à inquiéter le monde entier. Cette conjoncture défavorable peut pousser à pondérer l’évaluation de la gouvernance du président Mohamed Ould Cheikh El Ghazwani. Malgré ces contingences malencontreuses, le Président a laissé comprendre qu’il est soucieux des intérêts nationaux. A son crédit, je peux citer les signes d’ouverture qu’il manifeste à l’égard de l’opposition, ce qui a apaisé la scène politique, le respect du travail de la CEP et les tentatives d’impliquer tous les acteurs dans la lutte contre la covid-19.

Par contre, je pense qu’on peut reprocher à sa gouvernance, surtout au cours de cette deuxième année, un manque de transparence de la gestion bureaucratique que fait le gouvernement du plan de riposte contre la pandémie. Les acteurs politiques et sociaux se sentent exclus, sur le terrain, du suivi et du contrôle des différentes phases de la mise en œuvre des plans. Le deuxième reproche qu’on peut faire est la lenteur dans le lancement du dialogue politique, ce qui rend certains sceptiques. Le sort réservé au rapport de la CEP est de plus en plus ambigu, provoquant ainsi des doutes sur la poursuite de la dynamique du combat contre le pillage des biens publics. Une telle confusion ou lenteur laisse le champ libre aux tenants des malversations qui doivent être sanctionnés au lieu de réprimer les manifestations pacifiques des citoyens victimes des crises sociales et économiques (cherté de la vie, chômage, inégalités, discriminations etc.) contre lesquelles les politiques gouvernementales restent encore en-deçà des attentes de la demande sociale.

Il me semble que le Président Mohamed Ould Cheikh El Ghazwani et son prédécesseur n’abordent pas les problèmes du pays de la même manière.

Quelle est votre réaction par rapport à l’augmentation inexpliquée pour ne pas dire « injustifiée » des prix des produits vitaux enregistrée depuis quelques jours ? Est-ce à dire que les commerçants continuent à dicter leur loi ?

Il est clair que depuis quelques jours, le pays a connu une augmentation vertigineuse et subite des prix des denrées de première nécessité : le lait, le sucre, l’huile, les poulets, le blé etc. cette inflation brutale a fortement impacté le quotidien des couches populaires, en termes d’accessibilité financière aux services (alimentation, transport, logement, éducation des enfants etc.). Elle intervient dans un environnement social de pauvreté marqué par le chômage, la faiblesse des pouvoirs d’achat, le SMIG dans le pays ne dépassant pas 30 000 MRO. Cet état de fait explique les indignations et les cas de manifestations qui surgissent épisodiquement.

La réunion de la commission interministérielle, qui s’est penchée sur cette question, va dans le bon sens. Elle a dégagé des éléments d’explication de cette situation comme les effets de la pandémie, la conjoncture internationale, la politique fiscale et les intempéries. Elle est aussi allée dans le sens de mettre en place un dispositif d’atténuation des effets de l’augmentation des prix en concertation avec les importateurs et les distributeurs. Mais à écouter les plaintes des citoyens les plus modestes, ces mesures ne sont pas suffisantes et le suivi sur le terrain du respect par les commerçants des prix convenus n’est pas rigoureux. Mais cette crise a des causes structurelles plus profondes, liées à notre dépendance alimentaire, à la politique de libéralisme économique débridé qui livre les consommateurs à la merci de la loi implacable du marché. Où sont les boutiques Emel ? La disparition d’une société publique comme la SONIMEX se révèle être une perte sociale énorme ! L’Etat doit renforcer ses interventionnistes régulateurs, dans ces circonstances intenables pour les plus démunis, il y va de la justice et de la paix civile.

La création par l’Assemblée nationale de la Commission d’enquête parlementaire en fin janvier 2020 pour statuer sur la gestion de l’ancien président avait suscité un grand espoir au sein de l’opinion. Bientôt une année que les mauritaniens attendent les résultats. Ne craignez-vous pas, en dépit de l’engagement du pouvoir de ne pas interférer dans ce dossier, que cet espoir ne soit sacrifié sur l’autel des intérêts politiques voire corporatistes ?

Oui la création de la commission d’enquête parlementaire (CEP) marque un acte historique dans la lutte contre la corruption, l’enrichissement illicite et le gaspillage des ressources nationales. L’adoption de son rapport en juillet 2020, de façon consensuelle, démontre que le pouvoir législatif a fait son boulot. Le pouvoir exécutif a transmis, avec diligence, ce rapport au pouvoir judiciaire. La police des crimes économiques semble avoir bouclé ses enquêtes. Et après ? C’est la question que se posent les citoyens sur les résultats de ce rapport, un long silence s’installe, le recyclage des personnes suspectées par le rapport est visible, c’est dire que les perspectives relatives au sort final de ce rapport s’obscurcissent. C’est d’autant plus dangereux que les forces conservatrices qui travaillent pour le statu quo demeurent actives pour faire avorter l’action de la justice. Sans interférer dans le travail des autorités judiciaires, les forces vives, partis politiques, syndicats, société civile et personnalités éclairées doivent se mobiliser pour éviter le sabotage de la politique d’assainissement de la gouvernance économique dans le pays.

Les enquêtes de la police économiques sont bouclées et on attend l’envoi du dossier à la justice. Pensez-vous qu’elle dira le droit, tout le droit ?

Je n’ai pas à me prononcer sur les responsabilités du pouvoir judiciaire. Seulement, il me semble que les prémices d’un vent de réformes pointent à l’horizon dans le pays, l’espoir de changement que nourrissent les citoyens est très grand. Il est donc difficile qu’un pouvoir, quel qu’il soit, aille à l’encontre de telles tendances lourdes.

-Comment trouvez-vous l’attitude de l’ancien président, principal suspect dans ce dossier de corruption qui refuse de répondre aux questions des enquêteurs parce que, selon lui, seule une haute Cour de Justice est habilitée à l’auditionner, conformément à l’article 93 de la Constitution ? Justement, où en est la mise en place de cette haute Cour de Justice ?

-. Le silence de l’ex-président et son refus de répondre aux enquêteurs de la police des crimes économiques ne participent pas à la clarification des responsabilités dans les faits gravissimes soulevés par le rapport de la CEP. C’est dommage ! L’argument sur lequel s’arcboute l’ex-président est défendu par ses avocats mais il est par ailleurs battu en brèche par leurs collègues qui plaident la cause de l’Etat. Je vous renvoie au plaidoyer de ces derniers.

La haute cour de justice est une institution constitutionnelle qui juge les cas de haute trahison des chefs de l’Etat. La loi organique qui la régit est promulguée dans le Journal officiel, elle vient d’être transmise à l’assemblée nationale. Les groupes parlementaires qui sont au nombre de 5 sont, au cours de la session parlementaire en cours, en train de se concerter pour sa mise en place qui est imminente, si tout va bien.

Votre parti, l’UFP a tenu son 4e congrès ordinaire en aout dernier. Des sanctions ont été prises contre certains de ses responsables. La page est-elle tournée avec ce que certains autres responsables du parti appellent des « dissidents » exclus désormais de vos instances dirigeantes ?

Le IVe congrès ordinaire, congrès de « l’unité et du renouveau » qui s’est tenu en août 2020, n’a sanctionné personne. Il a tout simplement constaté que les responsables dont vous parlez se sont mis eux-mêmes en dehors de l’UFP, ils ont déserté les instances, ont refusé de renouveler leur adhésion et ont décidé de créer leur propre parti, avec sa ligne politique propre, son siège et sa base.  Nous ne sommes plus dans le même parti. Cette page est tournée. Cependant, nous sommes reconnaissants de notre passé militant commun et sommes prêts à avoir avec eux des relations de parti à parti, dans l’intérêt du pays et des populations.

Votre avis par rapport à la lutte contre la pandémie de la COVID19, de la gestion de son plan de riposte et du programme économique post COVID19 ? L’Assemblée nationale y a-t-elle été associée ? 

La lutte contre la pandémie a connu deux grandes phases. La première de mars 2020 à mai 2020 fut une réussite sur le plan sanitaire, les mesures prises étaient efficaces grâce à la mobilisation du corps de santé, aux forces de sécurité, à la vigilance des départements ministériels concernés et à la collaboration des populations. Mais son bilan socio-économique était problématique. Le relâchement observé en mai justifie, en grande partie, la survenue de la deuxième vague qui se poursuit encore. La gestion des moyens alloués à la lutte contre la pandémie, manque de transparence et n’est pas inclusive. L’assemblée nationale est représentée par deux députés dans la commission chargée du suivi de la gestion du fonds covid-19. Mais leur présence ressemble plus à de la figuration.

L’unité nationale et la question de l’esclavage et ses séquelles alimentent toujours les débats politiques, mais jusque-là, aucune solution consensuelle n’a été préconisée ou acceptée. Pourquoi, à votre avis ?

Les deux questions que vous soulevez sont d’une grande importance pour l’existence et la stabilité du pays. Elles sont, heureusement, largement discutées  en particulier dans les plateformes numériques où elles font quasiment l’objet d’un consensus entre les différents courants de pensée. C’est donc une formidable opportunité pour prendre le taureau par les cornes et régler ces questions qui empoisonnent la vie de la nation. Mais la lenteur et les hésitations dont font montre les autorités publiques sont les principales raisons de l’immobilisme par rapport à l’approche de ces problèmes. Et pourtant, l’expérience de feu le président Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi, en 2007 a prouvé que ces thèmes ne sont pas tabous et que des solutions sont possibles quand la volonté politique et le courage sont réunis. Je vous remercie.

 

Propos recueillis par DalayLam