Aleg de mon enfance (11)/par Sneiba El Kory

27 January, 2021 - 22:55

Chaque quartier d’Aleg avait ses hommes qui faisaient régner la discipline au sein de la communauté des enfants. Certains même procédaient, parallèlement aux services du seul dispensaire de la ville, à la circoncision traditionnelle. Plusieurs de mes amis sont ainsi passés entre les mains de feu Hmedeïna ould Meïssara ou de Mahmoud ould M’barek, le père de mon ami Yehdih, pour se faire « embellir » par ces deux tradipraticiens qui n’avaient comme instrument que leur couteau très aiguisé et, après quelques jours, la recommandation aux opérés de s’asseoir sur du sable chaud et de se promener en boubou noir, souvent très sale, petit couteau accroché au cou. Quel enfant d’Aleg n’a pas reçu, un jour ou l’autre, des coups de lacet sur les côtes, pour quelque variablement claire raison ? Qu’Allah couvre de Sa miséricorde feus nos papas : Moktar ould Anwella, tout aussi réputé pour son excellent méchoui dont la senteur embaumait tous les environs de Liberté et donnait l’eau à la bouche de tous les habitants de la ville, du gouverneur au plus démuni ; Ahmed ould M’beïrik, Belkebir, Abeïd El Kheïr et tant d’autres qui n’hésitaient pas à te recueillir d’entre tes parents pour t’administrer une sacrée raclée pour la moindre bêtise ; parfois même pour rien. Chaque quartier avait aussi ses « mrabett », littéralement marabouts, chargés d’enseigner le Coran aux petits. Il y avait feue Minih et son mari Abdel Kérim dont les fils Mohamed Aly et Mahfoud étaient nos frères et amis. Il y avait aussi feu Babah ould Mouhameda, un maître coranique particulièrement robuste et avec qui il ne fallait même pas essayer de faire le petit malin. Mais, dans cet art de « l’enseignement des tablettes », en réalité excellente forme de préscolaire, feue Khyaremat’hem, surnommée Lemrabta par ses disciples et dont le fils feu Mohamed Sidi Zeïne Eddine poursuivit l’œuvre jusqu’à sa mort, était une véritable professionnelle vers qui convergeaient pratiquement tous les enfants d’Aleg. Je la revois encore assise entre les dizaines de ses élèves lisant à tue-tête leurs tablettes. Je revois encore, comme si c’était hier, son gros chapelet accroché au cou et son long bâton qui atteignait tous les élèves, en  assommant les perturbateurs. Lemrabta était une femme très forte et de grande personnalité qui réussit à dompter les plus récalcitrants d’entre eux, insérant ses apprentissages en certaines têtes de mule dont tous les autres marabouts de la ville s’étaient « lavés les mains ». Lemrabta avait sa propre pédagogie. Pour ceux qui ne venaient pas, c’était « Reïwaga » : l’envoi de tous les élèves à chercher le paresseux et le ramener n’importe comment, qui le poussant, qui le pinçant, qui le frappant, et tous de chanter à travers rues « Reïwaga, Reïwaga ! » jusqu’à emmener le fautif à Lemrabta qui le dégoûterait pour de bon l’envie de ne pas « venir à sa tablette ».  Durant l’hivernage, les élèves étaient mobilisés à cultiver le champ de leur maître. Lemrabta nous y envoyait par groupes, sous la supervision d’un grand qui devait lui rendre compte de nos éventuelles turpitudes. Les cours de Lemrabta étaient discontinus. Une séance le matin, qui commençait très tôt vers la prière de l’aube et finissait généralement avec la libération du dernier disciple sur la tête duquel tous les élèves crachaient. Une autre séance le soir, qui commençait juste avant la première prière de l’après-midi (Dhor) et ne finissait jamais avant celle du crépuscule (Maghreb), parfois la dernière du soir (Ich’a), pour ceux qui devaient réciter leurs sourates.  Chaque lundi et mercredi, les élèves amenaient du mil ou du sucre, plus rarement quelques pièces de monnaie, en guise de seules rétributions du marabout qui ne percevait généralement rien à la fin du mois. Mais il avait le « droit », en contrepartie, d’utiliser ses élèves à toutes ses corvées : puiser l’eau, cultiver son champ, laver ses habits, garder son petit troupeau, balayer sa maison, préparer ses repas, voire piler son mil… Je me souviens du mois béni de Ramadan en été. Les conditions de vie des Alégois  étaient singulièrement identiques les unes ou autres. Plusieurs de nos parents dont feu mon père étaient des cultivateurs ou des manœuvres. D’autres, de petits fonctionnaires : employés au dispensaire ; « travailleurs du fil », c'est-à-dire employés des PTT et facteurs ; boys à la gouvernance, collecteurs d’impôts, anciens militaires à la retraite ou gardes en service, employés d’élevage… Pendant le Ramadan, les gens organisaient des veillées autour de séances de thé. À la rupture, il n’y avait généralement pas grand-chose à se mettre sous la dent. On était loin des gros festins d’aujourd’hui avec dattes, boissons diverses et tagine !  Seules quelques familles offraient aux jeûneurs casse-croûte et dattes. La modestie des moyens simplifiait les choses. On attendait les dernières heures de la nuit pour réveiller les dormeurs avant le « Souhour », en frappant deux petits pots l’un contre l’autre. Papa feu Souleymane Dembélé en était le spécialiste incontesté, avec son petit tambour au son extraordinaire que tous les Alégois connaissaient. Il sillonnait toute la ville en annonçant le Souhour de sa belle  et douce voix : « Sahirou ya ibad Allah, sahirou ya ibad Allah ! ». (À suivre)