Propriété et développement durable (3)/ Par Ian Mansour de Grange

19 November, 2020 - 00:15

« La solidarité est l’éminence du rentable », concluais-je en mon précédent article. Une telle proposition ne se pose pas qu’au sommet du profit : elle en est également le socle et le fil conducteur ; autrement dit : l’éthique. Avec, ici encore, la même alternative : avec le vivant ou avec le machinal, cette solidarité ? Quel que soit le degré de connivence entre l’outil et la main, il existe une limite décisive qui les distingue. Et plus le temps passe, plus cette limite se confond avec celle entre l’artifice et la nature. À une vitesse accélérée par l’accumulation exponentielle des problèmes environnementaux : si le recours à l’industrie chimique en vue de rentabiliser son homologue agroalimentaire, par exemple, implique un accroissement des déséquilibres écologiques et/ou biologiques (1), une telle action renforce l’option machinale de la survie. Plus la biodiversité s’étiole, plus la robotisation progresse.

L’option contraire demande une organisation autrement précise et affinée de l’exploitation de la Nature. À rester dans l’exemple de l’agroalimentaire, on voit aisément combien la conjonction entre les trois grands secteurs de la vie sociale : privé, civil et public ; peut donner, du point de vue de la rentabilité, des résultats probants à d’autant plus court terme que le privé s’engage plus fortement dans un partenariat actif avec le civil, sous l’œil vigilant et bienveillant d’un secteur public apportant systématiquement son concours au vu de besoins bien identifiés. Exploiter durablement nécessite études en amont, expérimentions mesurées et critiquées, analyses régulières des effets en vue d’éventuelles remises en cause : la mobilisation d’une société civile la plus localisée possibleet exemptée de toute contrainte lucrative s’impose.

Active quotidiennement dans la proximité des gens (2), formée à une connaissance sans cesse approfondie de son milieu de vie – cela implique une organisation de l’école en conséquence, ouverte à l’extra-scolaire (3) – fortement connectée aux services publics et à ses partenaires privés – équipements informatiques et connectivité Internet à l’appui – elle est le socle incontournable d’une perception systémique du biotope à l’échelle de l’humain. Fermement cadrée par le caractère non-lucratif de ses buts, elle n’a pas vocation à posséder quoi que ce soit, sinon des compétences et la capacité permanente à poursuivre ses buts. Cette dernière n’implique que l’usufruit à tout le moins assuré d’un certain nombre de biens indispensables : locaux, matériels bureautiques, outils divers de mesure, etc. On voit ainsi apparaître une nouvelle catégorie de biens immeubles ou meubles appartenant à des personnes physiques ou morales privées, d’une part ; et, d’autre part, à l'État, à des collectivités locales, établissements publics ou autres personnes publiques ; et tous affectés à une utilité de la Société civile.

Même à considérer publique telle ou telle utilité de la Société civile, le domaine public ne peut appartenir, selon sa définition actuelle, qu’à une personne publique. Un bien immeuble ou meuble appartenant à une personne physique ou morale privée et affecté à une utilité de la Société civile ne saurait donc relever du domaine public. Nous croyons cependant fort utile de bien le distinguer du domaine privé, tout comme d’ailleurs lorsqu’il appartient à une personne publique. Car sa fonction est de servir le secteur civil ad vitam aeternam. C’est strictement dans ce cadre marqué par l’inaliénabilité et l’incessibilité (4) – mais à l’intérieur duquel peuvent cependant prospérer divers échanges et réformes clairement justifiées (5) – que doivent être gérés ces biens. Nous proposons ici de qualifier ce cadre de domaine civil. Avec, si besoin est, une distinction entre le domaine civil d’une personne publique et celui d’une personne privée (6).

 

Reconnaissance enfin de la quatrième dimension ?

Reste la question du plus fondamental des domaines : celui de la vie. À qui appartient-elle ? À chaque personne la sienne et strictement la sienne, semble avoir répondu la loi des hommes, sous-entendant qu’il faut être humain pour être qualifié de personne. Au-delà de cette réponse très partiale et sans tenir compte, ici, de celles au moins aussi pertinentes, en tout cas beaucoup  plus globales, énoncées depuis des millénaires par les religions et autres déductions philosophiques, il aura fallu attendre 1992 pour lire un premier texte de Droit international sur la question. Et encore biaisée, puisqu’il n’en abordait qu’une partie : la Convention sur la Diversité Biologique (CDB). « On y définissait cette dernière comme une « préoccupation commune de l’Humanité », délaissant le concept de « patrimoine commun de l’Humanité » […] qui gênait beaucoup aux entournures. Et pour cause : la valeur commerciale et industrielle du domaine est telle que son indexation à la notion de patrimoine commun de l’Humanité serait de nature à bouleverser les fondements de l’organisation politique, juridique et économique du Monde » (7).

On a pu une nouvelle fois vérifier, depuis, combien le lucratif écrase le temps. La fièvre intrinsèque, pour ne pas dire systémique, de celui-là épuise la patience de celui-ci. L’évolution naturelle des espèces s’étale sur des millénaires, dans tout un arrangement d’essais et d’erreurs, aléatoires ou guidées par un dessein d’une intelligence qui nous dépasse ; en tout cas, soigneusement ordonnés. L’avidité de profit, ordinairement camouflée sous les plus nobles alibis de santé publique, découpe et « réordonne », quant à elle en quelques jours, de nouvelles séquences d’ADN inconnues du biotope. Plusieurs milliers d’entreprises très légalement enregistrées triturent ainsi le génome du vivant, chacune rivée à ses propres productions, sans aucun regard sur les interactions entre toutes et avec celles de la Nature. Jusqu’à quand, Catilina, abuseras-tu de sa patience ?

On entend bien le filigrane à cette cicéronienne question : même à reconnaître qu’une personne, physique ou morale, publique ou privée, puisse posséder un animal ou un végétal et quelles que soient les restrictions légales limitant le droit d'en user, jouir et disposer d'une manière exclusive et absolue, la question du « domaine vital » (8) sera, tôt ou tard, clairement posée. Par nécessité et le plus tôt semble à l’évidence le mieux, pour ne pas dire urgent. Il est cependant probable qu’elle ne pourra être correctement traitée qu’une fois le civil suffisamment établi – son échec à se faire entendre dans les conclusions de la CDB l’a amplement prouvé – en partenariat assuré et intégré au tandem public-privé, avant que n’en émerge le trépied assurant un développement enfin durable du bien-être des gens.

 

Le public régulateur de la dialectique civil-privé

C’est à l’importance des investissements privés dans le domaine civil, au sens tantôt défini, qu’on mesurera cette évolution, inéluctable si le pari du naturel l’emporte sur celui de l’artificiel. À l’ordinaire conflictuelle, depuis au moins un demi-siècle et de plus en plus spectaculairement avec le développement des réseaux sociaux, la dialectique secteur privé-société civile – plus exactement buts lucratifs et non-lucratifs – est ainsi amenée à se découvrir dynamisme gagnant-gagnant. Avec – hypothèse à ne surtout pas négliger… –  le risque croissant d’affadissement de ces différents buts, par osmose incontrôlée, excessive. Peu ou prou défini, comme c’est le cas actuellement, le domaine civil est un terrain propice à toutes les filouteries, blanchiments d’argent et autres détournements de deniers publics. Il s’agit de bien le structurer pour l’épargner de telles tumeurs.

S’il conviendrait ici que le secteur public suive de près – mieux : accompagne – chaque investissement du privé dans le domaine civil, on n’oubliera pas que la loi suit l’expérimentation et non pas le contraire. Une fois défini un cadre, tout-à-la-fois assez précis et souple, d’expérimentations – la condition de l’incessible et de l’inaliénable, on l’a vu, en paraissant la plus sûre donnée – l’État et/ou ses démembrements récoltent, via surtout la société civile, les essais et les erreurs du tandem privé-civil, avant d’affiner ledit cadre par une activité législative constamment prête à rectifier son propos. Sans présumer, bien évidemment à ce stade de prospection du concept, des probables avantages, notamment fiscaux, que le secteur privé pourrait obtenir de l’État, dans la construction du domaine civil, on notera surtout combien celle-ci est naturellement amenée à développer le civisme et la collaboration active entre chaque citoyen et l’État. Économie de moyens, à coup sûr. Renforcement de la Nation, établissement enfin d’une ligature forte entre le local et le global – prémisse incontournable d’une gestion respectueuse de la vie sur notre planète bleue – saisit-on maintenant les enjeux du domaine civil ? Capitalistes ou non, fonctionnaires ou non, ouvrons-en ensemble le chantier !

Ian Mansour de Grange

 

NOTES

(1) Notamment sanitaires : un grand nombre de maladies « modernes » sont étroitement liées à l’alimentation. Voir, entre autres, A. Cicolella,Toxique planète : Le scandale invisible des maladies chroniques, Seuil, Paris, 2013. Et en ce qui concerne, les déséquilibres écologiques, l’exemple significatif entre tous des forces en présence, la lutte contre les néonicotinoïdes tueurs d’abeilles.

(2) C’est sa plus essentielle fonction sociale. Cf. ma série « Solidarités de proximité », publiée en Mars-Avril 2008, dans le journal « Horizons » (Nouakchott) et l’article « La Solidarité de Proximité, prémisse de la citoyenneté », in « D’ici à là », op. cité.

(3) Cf. mes précédents travaux sur l’éducation, partie III « D’ici à là », op. cité.

(4) Un critère qui affecte également, rappelons-le en passant, les biens du domaine public… tant qu’ils ne sont pas désaffectés de celui-ci. On s’aperçoit ici que les biens incessibles et inaliénables du secteur civil diffèrent de ceux du secteur public en ce que, d’une part, le domaine civil est en fait une subdivision du domaine privéet qu’aucun de ces biens ne peuvent être désaffectés de celui-là.

(5) Voir notamment mon ouvrage « LE WAQF […] LA MAURITANIE […] », pp 151-155.

(6) Et peut-être faudra-t-il y consacrer une nouvelle série, quoique mes travaux antérieurs me semblent avoir déjà beaucoup documenté le sujet.

(7)  Extrait de « Agriculture et biodiversité », une autre de mes séries publiée par le  journal « Horizons » en 2008 et reprise en mon ouvrage « D’ici à là ».

(8)C’est-à-dire : non seulement le vivant mais aussi tout ce qui est de nature à affecter la vie. On pourrait tout aussi bien avancer, en place de « vital », l’adjectif « écosystémique », plus précis mais encore trop peu correctement vulgarisé et compris.