Propriété et développement durable (2)/ Par Ian Mansour de Grange

12 November, 2020 - 00:35

Ce n’est pas seulement en volonté de préserver sa capacité de bénéfice, lors de la vente de son bien, qu’un capitaliste investit dans l’amortissement (1) de celui-ci. C’est aussi, et souvent d’abord, en celle de lui faire produire de la plus-value bien avant d’être vendu. Volontés donc ambiguës ; certes a priori complémentaires et concordantes… mais pas toujours. Car, si l’une de ses fonctions potentielles est précisément de couvrir l’amortissement, la plus-value exige elle-même un investissement en amont, fixant une part variablement importante du capital en un pari variablement risqué. Cas extrême, on peut ainsi hypothéquer sa maison pour en assurer l’embellissement et de fructueuses locations en conséquence, susceptibles de couvrir durablement tout l’amortissement jusqu’à revente idéale… ou perte définitive.

On n’insistera pas ici outre mesure sur l’exemple de la spéculation immobilière, pour n’en retenir simplement que la périlleuse difficulté à conserver un équilibre entre profit, amortissement, fixation et mobilité du capital. Une quadrature du cercle où le capital fait d’autant plus les frais de la dégradation naturelle des choses qu’il sort du strict cadre privé. On investit ainsi dans l’agriculture en démolissant, au nom d’une très (beaucoup trop) hâtive rentabilité, des écosystèmes patiemment élaborés par des millénaires d’échanges vitaux naturels… avant de s’en retirer assez tôt pour se retrouver nanti d’un profit financier conséquent qu’on investira ailleurs, sur un support moins compromis… Mais, de compromission en compromission, l’addition se corse, les supports se raréfient, et, assis sur son tas d’or, Crésus peine à respirer…

À l’artifice qui lui permettrait, bionique, d’emplir avec profit ses poumons des plus sordides ambiances, il se prend à préférer la forêt retrouvée, le parfum des lilas, les sources. Et penser en conséquence autrement sa quadrature : la question n’est donc pas d’éthique mais bel et bien de rentabilité ; ou, si l’on préfère, d’éthique de la rentabilité. En toute situation où le capital n’est pas strictement cadré dans la sphère privée de la personne – et c’est le cas général : tout est relation, sur notre planète bleue… – sa propriété doit être relativisée en vue d’assurer sa plus juste et pérenne exploitation possible. On se souviendra ici de la paradoxale précision du mot « chose » dans la définition de la propriété selon le Grand Larousse : « Toute sorte d’objet matériel ou d’abstraction » ; qui devrait exclure le vivant du « droit d'user, jouir et disposer d'une chose d'une manière exclusive et absolue ».

Certes, les législateurs n’ont pas manqué d’établir déjà un certain nombre de restrictions de ce droit, en signalant notamment au sens commun qu’on ne peut plus, en aucun cas, assimiler une personne humaine à un « bien dont on pourrait disposer en toute propriété ». Des restrictions moins exclusives protègent un tant soit peu les animaux, quand les végétaux sont, eux, à ce point négligés que les entreprises jouant avec leur génome pullulent désormais, pignon sur rue et cotées en bourse. Mais nous ne militons pas ici pour encore et encore des règles, règlements et codes clouant encore et encore la liberté d’entreprendre. Et, en fin de compte, la vie même qu’ils prétendent protéger. II y a certainement mieux, plus pragmatique et rentable à faire.

Les capitalistes existent, j’en ai rencontrés ; et si leur obsession : avoir toujours plus ; n’est pas ma tasse de thé, j’accepte leur existence, j’en conçois même l’utilité, comme le thé. Entendant que leur fonction essentielle est de produire de la plus-value – certes spécifiquement financière et d’abord à leur profit personnel mais…tout est relation sur notre planète bleue– examinons si, en quoi et comment cet accroissement peut se conjuguer harmonieusement avec le développement durable du bien-être des gens, plus extensivement de la vie en ce monde. Celle-ci est intiment liée à celui-là. Il est grand temps qu’une société civile assez puissante le fasse clairement comprendre de tous, avec l’appui d’États enfin réellement responsables des territoires dont ils sont censés administrer la vitalité. Ce n’est qu’à partir d’un telle résolution que peut se construire une éthique de la rentabilité et, partant, de la plus-value.

 

Minimiser les risques en les répartissant judicieusement

On a vu plus haut qu’en dehors de quelques biens dont il se contente de jouir et trop personnels pour être livrés à la loi du marché, la propriété n’intéresse le capitaliste qu’en ce qu’elle lui permet et que le temps d’y faire fructifier son tas d’or. Entre la plus primaire matière première et celui-ci, la propriété se révèle ainsi gérance de la dégradation. Notamment dans l’usage des ressources et des outils de production. Mais, dans la mesure où cet usage lui est garanti, Crésus peut fort bien se passer de leur propriété… et des risques qu’elle entretient sur son propre capital. On perçoit maintenant bien la distinction à établir entre les activités strictement commerciales, où la mobilité de la propriété des produits est évidemment indispensable, et les activités de production, qui nécessitent une impérative protection des moyens de celle-ci. Illustrons l’alternative à la classique propriété par l’exemple suivant.

Entre la mise au point d’un procédé de fabrication d‘une huile végétale douée de vertus médicinales et les bénéfices nets de sa commercialisation, il y a toute une chaîne à construire. En amont, dans l’assurance de récoltes bien adaptées à l’exigence du produit ; en aval, l’étude et la mobilisation d’un marché en rapport ; et, au médian de la chaîne, unité(s) suffisamment souple(s) de transformation de la ressource pour supporter au mieux les frottements du système en mouvement. Car c’est bien évidemment au sein d’un ensemble tout-à-la-fois environnemental, social et économique qu’une telle entreprise est amenée se développer : intégrité, voire intégration (agriculture bio) de la ressource, intéressement et formation de la main d’œuvre, établissement et pérennisation d’infrastructures outillées, promotion et compétitivité du produit final, etc.

Réparti en ces trois domaines : environnemental, c’est-à-dire ici : écologique et foncier ; social : les gens, leur force de travail, leur compétences, leur santé ; économique : mobilisation et rentabilisation des financements ; c’est en chacune de ces parts que le capital doit être investi et rémunéré en conséquence par l’activité conjointe des trois grands groupes d’acteurs tantôt reconnus : l’État et ses démembrements, surtout en leurs fonctions territoriales, formatrices et régulatrices ; la Société civile, dans toute la diversité de son implantation et de ses buts non-lucratifs ; le secteur privé, en sa force de travail, génie inventif, capacités financières…

La force du premier, c’est la pérennité. À cet égard, il est le plus indiqué pour assurer celle de l’immobilisation d’une propriété foncière équipée d’infrastructures de production (2), assurant ainsi tout-à-la-fois son locataire en leur usage et celles-là des éventuelles dettes de celui-ci. Mais il peut s’épargner la gestion de cette location, en la confiant à une structure de la société civile impliquée dans la promotion du produit, et se contentant d’en suivre les péripéties, au sein d’un conseil d’administration l’associant à un représentant des financements engagés dans ces équipements. S’il est souhaitable, notons-le, que ce soit de préférence l’État qui mette sa propriété foncière en telle situation qui lui assure ne serait-ce qu’un œil sur un produit sensible, un tiers privé – juridiquement bien distinct du locataire, au demeurant (3) – peut tout aussi bien y pourvoir…

Une estimation bien étudiée de l’amortissement des infrastructures et outils de production établit un prix-plancher de la location. Mais c’est la négociation d’un pourcentage sur les bénéfices nets, pourcentage destiné à l’œuvre d’intérêt public bénéficiaire de la rémunération du capital de l’IPP, qui détermine objectivement l’origine des investissements financiers dans ledit capital : plus il s’élève, plus il augmente le potentiel de participation en celui-ci d’organismes publics, nationaux ou internationaux, voués au développement durable… On voit également comment une société fortement intéressée en aval et/ou en amont de la production industrielle peut investir en celle-ci en renonçant à la rémunération de cet apport : c’est ailleurs que, ce faisant, elle s’assure des bénéfices conséquents, avec des appuis ajustés d’une société civile durablement entretenue en ses buts…

« Traditionnellement » pensée dans le tripode court, moyen et long terme – ce dernier ne dépassant de nos jours qu’exceptionnellement deux à trois décennies (4) – la rentabilité découvre maintenant aux conditions existentielles de son axe :la permanence ; de plus subtiles et décisives modalités que les seules appropriation et négoce de la propriété. Qui veut voyager loin ménage sa monture : à la confrontation entre ces différents termes, leurs divers acteurs et logiques, c’est à et par l’harmonie de leurs tensions, bien distinguées, analysées et ressaisies enfin dans la plénitude de leur ensemble (5), que celle-là se voit tenue. Non pas forcée mais reconnaissante : la solidarité est bel bien l’éminence du rentable… (À suivre ?)

 

NOTES

(1) : Il faut ici entendre le terme « amortissement » dans sa plus large acceptation possible : remboursement d’emprunt, entretien, renouvellement, voire pérennisation.

(2) : Sans insister ici sur le concept que j’ai maintes fois exposé – cf., par exemple, « Le PSI de la PREFIMEDIM, un programme pionnier ? », in  « D’ici à là », un ouvrage à paraître prochainement aux éditions Joussour Abdel Aziz, Nouakchott ; rappelons-en simplement le principe : le propriétaire légal d’un bien quelconque déclare, devant notaire, incessible et inaliénable sa propriété, renonçant aux bénéfices réalisés, dans la gestion de celle-ci, par l’administrateur de son choix, au profit d’une œuvre d’intérêt public bien identifiée. Ledit propriétaire demeure détenteur perpétuel du bien et de ses ajouts éventuels qui suivent systématiquement le statut du fonds mais ne peut plus les négocier. L’administrateur doit assurer prioritairement la conservation de la valeur du bien et l’attribution transparente de ses bénéfices éventuels, conformément aux dispositions arrêtées dans l’acte fondant l’IPP.

(3) : De manière à ce que les éventuels tracas de l’entreprise locataire des immeubles et meubles de production ne puissent en aucune manière affecter le capital investi dans l’établissement des uns et des autres. Déclarée en faillite, ladite entreprise  peut disparaître, une nouvelle être fondée et prendre sa place dans l’exploitation ainsi pérennisée de l’outil de travail.

(4) : Conséquence de choix privilégiant l’exploitation des ressources non-renouvelables de la planète – notamment dans les domaines énergétique et minier – mais pas forcément irréversibles ni, surtout, interminablement outranciers.

(5) : Une dynamique on ne peut plus naturelle dont Héraclite soulignait, voici déjà deux mille cinq cents ans, la réalité : « le monde est une  harmonie de tensions. »