Le Pôle juridique/Par Abdel Kader Ould Mohamed, Juriste, ancien Ministre

29 September, 2020 - 19:04

En abordant le volet Etat de Droit, le premier ministre, Son Excellence Mohamed Ould Bilal a évoqué  dans son discours inaugural devant l'Assemblée nationale, l'idée d'un pôle juridique censé assurer un contrôle permanent de la  légalité de l'action gouvernementale.
Ce  nouveau concept, qui est appelé à  occuper une place de choix dans le traitement juridique des affaires de l'État, intervient dans un contexte particulier dans lequel la promesse d'une réconciliation effective avec  la pratique de l'Etat de Droit a été, à maintes reprises, faite par Son Excellence Mohamed Ould Cheikh El Ghazouani, président de la République.
Dans cette perspective prometteuse et qui fait rêver, il conviendrait de dresser un état de lieux  de l'existant et pour ce faire, il faudrait remonter aux origines de l'assistance juridique des décideurs publics.

 

Voyage dans le temps
A cette fin, un voyage dans le temps pourrait  conduire à la période de l'indépendance et même un peu avant  notamment  lorsque le noyau de l'administration était essentiellement composé des conseillers techniques français comme le premier directeur de la législation, Joseph Maroille, magistrat de son état.
A cette époque,  l'influent conseiller personnel du Président Mokhtar, monsieur Abel Campoucy  qui était Mathématicien de formation mais qui, à l'instar des administrateurs des colonies, avait subi une formation juridico-administrative  à l'institut d'outre-mer, donnait  son avis au président même après le visa de la législation.
Sommairement, il est permis de dire que jusqu'en 1972 , la  Mauritanie fonctionnait avec les textes et des pratiques hérités de l'administration coloniale.
C'est d'ailleurs  précisément, en 1973, avec le  projet de loi relatif å la nationalisation de Miferma, élaboré à l'Insu des conseillers  techniques français et notamment  de Abel Campoucy, que commence " la nationalisation " de l'assistance juridique des hautes autorités de la République.
En effet, en confiant l'élaboration de ce projet   à feu Yedaly Cheikh et à Gabriel Hatti (lequel conserve dans ses malles oubliées le projet de loi ), le pouvoir  politique de l'époque  a consacré  une nette tendance à la prise en charge effective des problèmes juridiques soulevés par les  décisions d'un Etat  souverain.
C'est dans ce sens que la Direction de la législation, naguère rattachée à la Présidence de la République et  qui faisait office de conseiller juridique du gouvernement, avait joué un rôle fondamental dans le contrôle en aval de la légalité des projets de lois, de décrets et autres arrêtés soumis à son appréciation.  Vus dans leur ensemble, les textes juridiques élaborés, dans la foulée  de la mauritanisation des cadres pour servir de support légal à l'action administrative, font apparaitre une compétence avérée en droit et un sens élevé du professionnalisme.
Néanmoins, ce remarquable travail effectué par les premières générations de juristes mauritaniens est resté, largement, inachevé quand on sait  que jusqu'à une époque tardive, les rapports des citoyens mauritaniens étaient, dans de nombreux domaines, régis par des codes et des textes juridiques datant de l'époque coloniale et qui étaient applicables en vertu de la succession des Etats, pour combler le vide juridique.
Ainsi par exemple, il a fallu attendre la fin des années 80 pour que la Mauritanie se dote d'un code des obligations et des contrats ou d'un code de commerce tandis que le code des droits réels n'a été adopté  qu'en 2017 !
En réalité, il est permis de dire qu'une nouvelle phase  de l' histoire de la consultation  juridique, au niveau de l'Etat, a été initiée par l'élaboration du projet de la constitution de juillet 1991 par la première génération des Mauritaniens Professeurs agrégés et docteurs en droit (notamment SE  Mohamed Al Hacen Ould Lebatt,  lequel  détient  le draft de ce projet, le Doyen Mohamed Lemine Ould Dahi et les Professeurs Mohamed Mahmoud Ould Mohamed Saleh ainsi que  le regretté Ahmed Salem ould Boubout considéré, à juste titre comme  l'artisan du Droit constitutionnel mauritanien rénové).
Cette phase, qui s'est traduite par la mise en place de nouvelles institutions, a engendré, outre le transfert de la Direction Générale de la législation, de la traduction et du journal officiel aux services rattachés, administrativement, au Premier Ministre ( Primature comme l'avait appelé, je crois Léopold Sedar Senghor ), une inflation du Droit élaboré par les juristes nationaux  et partant, un essor de la consultation juridique dans le secteur public.
Par-delà les considérations historiques qui nous ont conduits à remonter aux origines de l'assistance juridique aux  décideurs publics, il serait intéressant  de dresser un état de lieux de ce qui existe en la matière.

 

Etat des lieux
Bien entendu, il serait bien prétentieux de notre part de le faire dans les lignes qui suivent. Il s'agirait juste de réfléchir à haute voix en lançant quelques idées ou en posant des questions susceptibles d'engager un débat autour d'une thématique qui nous paraît d'un intérêt capital pour la consolidation de l'État de Droit.
D'ailleurs notre propos se limiterait ici, au risque de dire une lapalissade, à rappeler que toute réforme sérieuse exige, au préalable, une évaluation objective de l'existant. A ce propos , il conviendrait de rendre  hommage à la Direction Générale de la Législation, de la Traduction et du Journal Officiel (DGLTJO), laquelle  fait face, dans sa configuration actuelle  et   dans des  conditions difficiles dont  j'ai été témoin, à une  insupportable pression consécutive au volume du travail qui lui est, quotidiennement, confié.
En fait, l'enjeu de la réforme souhaitable dépasse de loin les capacités de  cette direction centrale qui est censée jouer le rôle du conseiller juridique du gouvernement considéré en tant qu'ensemble structuré et solidaire.
C'est, sans doute, dans un souci de déconcentration que le législateur mauritanien a exigé  dès 1993 que l'un des conseillers techniques nommés au sein des cabinets des Ministres soit, obligatoirement, chargé des affaires juridiques.
Ce faisant, le législateur avait introduit par une disposition légale, au sein de la sphère étatique, la fonction de conseiller juridique qui était déjà très à la mode, à la fin des années 80, surtout au niveau des établissements publics à caractère industriel et commercial ( Sonelec, Port autonome, Sonader  etc ).
Mais dans la pratique, l'inadéquation des profils au poste  de conseiller juridique des  Ministères  a, souvent, vidé cette disposition de sa portée. 
C'est par là où il faudrait, peut-être,  commencer pour  évaluer la situation actuelle de l'assistance juridique de L'Etat .
A cette fin, il était nécessaire  de revoir  l'architecture des textes organisationnels pour assurer une meilleure visibilité du rôle du conseiller juridique.
C'est, précisément, dans cette optique qu'il a été décidé, récemment, d'introduire dans les organigrammes des départements ministériels, une spécification du rôle du conseiller juridique,lequel est  désormais considéré comme étant le correspondant de la Direction générale de la législation et à qui appartient, en aval, la responsabilité de vérifier la légalité des projets de textes législatifs et réglementaires avant qu'ils ne soient soumis au visa de la DGLTJO.
C'est, également, dans cette optique que l'État a décidé de former à l'École nationale d'administration (ENAJ M), une première promotion d'élèves conseillers juridiques  qui sont appelés à renforcer les capacités bien déficitaires de l'administration publique en matière de droit.
Cette  promotion, composée de jeunes  juristes de haut niveau contribuera, sans doute, à améliorer sensiblement  l'assistance juridique  aux décideurs, aux gestionnaires et autres administrateurs de crédit, de manière générale.
A titre particulier, l'institution d'un corps de conseillers juridiques permettrait, à moyen terme, de consolider, en amont, le contrôle de la légalité.
Mais une telle orientation qui se trouve, aujourd'hui, confortée par l'engagement  solennel des hautes autorités de la République en faveur de l'Etat de Droit, gagnerait, en termes de crédibilité, à être placée au cœur d'un débat  transparent et, surtout, au centre d'une action concrète et lisible.
Dans ce sens, nous sommes plus que jamais appelés à tirer les leçons des erreurs et des horreurs du passé qui ne sont, en définitive, que la violation de la règle de  droit, érigée en comportement, avec les deux mamelles de l'arrogance à savoir le mépris et l'ignorance,
Or, il s'agirait, dans la perspective de répondre à une attente bien partagée, tenant à l'application des critères de justice et d'équité de se doter des voies et moyens qui permettraient une application, à tous les niveaux, des lois et règlements en vigueur.
A cette fin, il faudrait partir d'une amère vérité  qui saute aux yeux. Cette vérité tient à l'existence d'un abime entre les normes de  l'Etat et la réalité vécue au quotidien. 
L'analyse de cet état pathologique exige une approche fondée sur la franchise et la sincérité.A cet égard, les  juristes sont réputés être agaçants. En réalité, ils ne le sont que pour ceux, il est vrai nombreux de nos jours, qui ont des  intérêts inavoués voire inavouables et donc  incompatibles avec la vérité juridique.
En tout cas, au risque d'apparaître ainsi, les juristes peuvent bien se permettre, dans les limites du devoir de réserve et tout en restant polis, de cracher "leur vérité"  .. dans la soupe de  ceux qui ne respectent pas le Droit.