Le Wagf […] La Mauritanie […] – 20/Par Ian Mansour de Grange

2 July, 2020 - 00:16

La promotion du waqf en Mauritanie nécessite un important travail d'élucidation de ses fondements et de la diversité de ses expressions. Associé dans l'imaginaire et la pratique populaire à des usages réduits, le waqf doit être rétabli dans toutes ses dimensions, permettant au moindre citoyen d'en intégrer l'ensemble des potentialités. Prélude à cette restauration, la réécriture juridique du concept exige un affinement précis des catégories, dans un souci constant de fidélité au principe et de simplicité adaptée aux réalités contemporaines : fruit d'une lecture croisée des textes et contextes, l'outil final doit être lui-même facilement lisible, souple et multiforme.

La « maison waqf » comporte au moins un rez-de-chaussée et deux étages. Avant d'en parcourir les niveaux, il convient d'en rappeler quelques limites d'ordre général. Ainsi n'oubliera-t-on pas de distinguer les awqafs touchant de quelque manière que ce soit au domaine des 'ibâdat : en ces apanages, chacun chez soi et Dieu pour tous. Les musulmans et les musulmanes, ici ; là, les chrétiens et les chrétiennes ; ailleurs, les bouddhistes, animistes, etc. D'autres formules, comme la dotation ou donation, ponctuelles, non contraignantes et qui n'obligent à aucune relation suivie, restent envisageables entre adeptes de religion ou philosophie différente. Mais dans la durée, préservons nos qualités et donnons-leur le plus grand loisir d’éventuellement bien se marier dans le vaste domaine des mou'âmalat, les œuvres sociales.

 

Principe parfois négligé

Le rez-de-chaussée s'en tient au domaine privé : y circulent, par exemple, la maison, la palmeraie, le troupeau, l'ouvrage littéraire, le véhicule dont je destine l'usufruit à telle ou telle partie de mes familiers et de leur descendance, etc. : les awqafsahli en somme. Traditionnellement quadrillé par les oulémas mauritaniens,l'enclos ne nous semble guère nécessiter de traces adventices. Tout au plus, le rappel d'un principe parfois négligé : le devoir d'entretien et de renouvellement du bien (1) qu'implique la qualification de waqf ; commandant, à notre sens, la nomination d'un gestionnaire responsable et rémunéré en conséquence, dans la mesure du possible. Mais la limite en ce domaine semble bien celle de l'intimité familiale : le devoir y paraît d'ordre essentiellement moral – j'allais dire : mémorial – difficilement imposable(2) par voie juridique...

L'escalier qui mène au premier étage n'appelle guère plus de commentaires. On y croise le bouc de mon ami et toute cette sorte de biens dont la qualification en waqf perpétue un don gratuit, accessible à tout public, et dont la gestion économique reste confinée au cercle privé du donateur. À mi-hauteur, voici les discrets « taxis-waqfs » qui fonctionnent actuellement à Nouakchott, financés par quelque donateur effacé, et dont le produit quotidien assure, non seulement, la juste paye des chauffeurs mais, encore, l'entretien de quelques orphelins. Un système simple qui fonctionne d'autant mieux que les chauffeurs en connaissent les ressorts, livrant souvent eux-mêmes le fruit destiné aux bénéficiaires et réduisant ainsi la tâche du nâdhir... Jusqu'à ce niveau, les waqfs ont ceci en commun de ne nécessiter aucune implantation foncière (3) pour fonctionner. En haut de l'échelle, par contre, voilà les mosquées érigées et fonctionnant sur de telles bases privées. Impliquant un usage public du foncier (4), elles semblent appartenir déjà à l'espace des relations multipartites du premier étage. Mais on peut retenir en cette ascension un esprit de moindre intervention publique : tant que la préservation du bien ou l'ordre public ne sont pas en cause, le mouvement de la générosité doit suivre son cours tranquille et moins il est troublé, mieux le monde se porte...

Le premier étage, on l'aura déjà compris, correspond à celui de la Société civile et de ses rapports avec les organismes institutionnels (5). Les projets s'y construisent sur des relations sociales extrafamiliales, indispensables, parfois complexes ; aujourd'hui trop souvent mal définies, troubles ou éphémères, et c'est dans la dynamique perspective de donner à ces solidarités un esprit d'entreprise pérenne qu'il faut envisager l'actualisation du waqf. La première idée consiste, nous l'avons vu, à associer au sein d'un conseil d'administration toutes les énergies impliquées dans la constitution et la gestion d'un bien haboussé. On y annexera maintenant un moteur : celui de la liberté d'entreprendre à l'intérieur d'un cadre contractualisé entre les différents fondateurs et les gestionnaires-bénéficiaires.

Laissant pour l'instant de côté le cas des solidarités à but lucratif, parcourons l'univers de celles à but non-lucratif. Nous avons précédemment évoqué deux types d'investisseurs publics dans ces « awqafs associatifs » : l'État et les partenaires institutionnels non-gouvernementaux (6). Avant d'examiner leurs fonctions respectives au sein du conseil d'administration, il faut s'arrêter sur des notions un peu techniques, élucidant la structure de leur dotation. En proposant de limiter la part de l'État à un apport foncier, on laissait en suspens la question de la forme de son waqf : « déterminé » (muayyam) ou « perpétué non suivi » (gayrmuaqqab) ? Expliquons l'alternative.

Dans le droit malékite, le hubsmuayyam a ceci de particulier de ne geler la propriété que durant la durée de vie de son bénéficiaire (7). Lorsque ce dernier meurt après le décès du fondateur, c'est à dire après l'exécution du testament de celui-ci, cela peut poser de difficiles problèmes entre les héritiers, si l'on a négligé ce bien au moment du partage... Mais dans le cas ici instruit, le donateur, c'est l'État (8), personne morale toujours perpétuée et un tel bien retournerait donc sans difficulté en son Domaine, dès la dissolution de l'entreprise dotée. Le procédé a l'avantage de la simplicité et de la plasticité. Cependant la bonification du fonds au cours de l'exercice du waqf dont nous allons voir un peu plus loin les possibilités pourrait inciter à une prématurée réintroduction du bien sur le marché, regrettable à divers titres.

 

Solidarités actives

Plus contraignant, le hubsgayrmuaqqab oblige à affecter, lors de la dissolution de l'entreprise dotée, le bien à des « personnes non nominativement citées mais définies par des qualificatifs généraux (9) » (les pauvres, les orphelins, les étudiants, etc., les uns et les autres éventuellement plus précisément qualifiés : de la tribu x ou y, de tel ou tel quartier, etc.). Le waqf est donc toujours perpétué. L'intérêt de la formule est qu'elle peut prolonger positivement l'échec d'une solidarité(10), en en suscitant une autre, via l'autorité de l'État. L'idée médiane consistant à former une section haboussée du Domaine nous semble particulièrement intéressante en ce qu'elle peut facilement intégrer une multiplicité de situations, notamment de partenariat, on va le voir.

Les ONG et autres institutions étrangères ou internationales habilitées à intervenir sur le territoire mauritanien sont en effet invitées à doter en équipements divers les « waqfs associatifs ». Distinguons deux catégories de biens. Immobiliers, incluant portes, fenêtres, et équipements fixes (sanitaires, électriques, etc.), ils seront au mieux incorporés au waqf foncier concédé par l'État, en en suivant le statut. Aligner le juridique sur le fait semble en l'occurrence la manière la plus simple et la plus cohérente d'assurer le bien. On voit poindre ici un nouveau canal d'enrichissement du Domaine, par le biais du waqf et de l'activité de la Société civile : diversification singulièrement féconde, à notre point de vue, des approches en matière de développement du patrimoine national. Lieu des concertations internationales, le deuxième étage de l'édifice prend corps. À sa lisière et en communication naturelle avec la Société civile nationale, se dessinent les contours d'une « COordination Multipartite d'Enrichissement du DOmaineHAboussé » (COMEDOHA), nous y reviendrons plus loin.

Mobiliers, les biens haboussés par les partenaires étrangers font l'objet de contrats entre ceux-ci et l'association dotée, contrats suffisamment précis pour appréhender leur valeur, leur durée de vie, le budget prévisionnel de leur entretien et de leur remplacement. Quant à leur destination après dissolution éventuelle de la structure subventionnée, le plus simple et le plus efficace semblent de les affecter immédiatement à une autre structure de même type, constituant ainsi une sorte de « PArc National Associatif de Mobiliers (11) Awqafs » (PANAMA), géré en réseau par les associations locales, les ONG et autres institutions internationales de développement, sous tutelle du Ministère du Commerce (12).

La dernière catégorie de fondateurs potentiels provient du secteur privé. Nous avons souligné précédemment une règle impérative : un bien haboussé au bénéfice d'une association à but non-lucratif quitte définitivement le secteur privé (13). Il sera donc toujours de type « gayrmuaqqab (14) » géré, après dissolution de la structure dotée, soit par le canal du « COMEDOHA » (bien foncier ou immobilier), soit par celui du « PANAMA ». Ainsi définie, la relation entre les secteurs lucratif et non-lucratif de la société se précise nettement, traçant en particulier la frontière entre les fonds actifs et passifs des awqafs associatifs qui caractérisent de fait la grande majorité (15) des solidarités actives, en cet étage de la Société civile. Dès lors, on peut envisager plus clairement les rôles et compétences de toutes les parties concernées dans la gestion de ces awqafs. (À suivre).

 

NOTES

(1) : Dont la gestion peut impliquer un plan d'épargne. Sous la forme, par exemple, d'un prélèvement journalier sur la recette d'un taxi haboussé, déposé sur le compte courant d'un concessionnaire de voitures, permettant à terme le remplacement du véhicule...

(2) : Et fort peu souhaitable : la Mauritanie a la chance de ne pas être démesurément affectée par des conflits structuraux entre le Droit privé traditionnel et le Droit public. Il existe de plus subtiles manières de faire évoluer les mentalités quand cela se révèle nécessaire, notamment par des actions dans le cadre de la Société civile...

(3) : Sinon à usage strictement privé (waqfahli).

(4) : Dès lors, une association gérant le lieu doit être constituée et la gestion contrôlée annuellement par un conseil d'administration où l'État, responsable du Domaine, siège de droit.

(5) : État et  autres. Et l’on pressent ici que cet étage doit comporter au moins deux services, distinguant la Société civile à but non-lucratif de son homologue à but lucratif dont nous avons choisi de peu ou prou parler en cet opuscule…

(6) : Ou gouvernementaux étrangers.

(7) : C'est une sorte d'usufruit à terme certain, quoique non-daté.  Yahyaould El Bara – ouvrage cité – p 18.

(8) : Et ne peut être que lui. Bien évidemment, il ne saurait être question qu'une association à but non-lucratif fasse fructifier un bien susceptible de revenir à un particulier ou à une entreprise à but lucratif, au terme de la vie de cette association.

(9) : Yahyaould El Bara – ouvrage cité – p 19.

(10) : La dissolution d'une association est rarement le signe d'une réussite...

(11) : Et, d’une manière plus générale, tous les biens non-fonciers.

(12) : Plutôt qu’à celui des relations avec la Société civile, déjà tutelle de la plupart des structures réunies au PANAMA. L’idée est ici de développer les connexions entre l’État et la SOC en fonction des activités concrètes de l’un et l’autre.

(13) : C'est ce qui oblige, à notre sens, l'inscription au DOmaineHAboussé (DOHA) d'une mosquée construite sur le terrain d'un particulier, entraînant le foncier dans l'affectation de l'immobilier.

(14) : Sauf dans le cas d'un bien immobilier bâti sur un waqfmuayyam : la règle de cohérence impliquant, nous l'avons souligné plus haut, un alignement des rajouts ('anqad) sur le statut du fonds. C'est donc dire que le waqf immobilier est attribué, non pas à telle ou telle association, mais au DOmaineHAboussé (DOHA) au bénéfice de tel ou tel lot précisément défini (du moins dans le cas d'un foncier muayyam).

(15) : Sans insister à dessein sur le cas des coopératives. Relevant des entreprises à but lucratif dont nous avons évoqué plus haut la problématique juridique et bien que nous ayons déjà suggéré leurs accointances possibles avec le secteur non-lucratif, elles nécessitent tout de même un travail concerté entre spécialistes, hors de notre présent champ d'études.