La torture, une pratique banalisée

4 June, 2020 - 01:21

En apprenant par les journaux que les sanctions réglementaires ont été appliquées à des membres des forces de l'ordre filmés alors qu'ils faisaient subir à un groupe de personnes un  traitement arbitraire, indigne et humiliant, je me suis souvenu d'une blague qui circulait en Mauritanie à une certaine époque.

 C'est un chat de gouttière, lâché dans une grande ville  et que la police doit retrouver au plus vite. Un concours d'efficacité et de rapidité ouvert à toutes les polices du monde.

Au jour dit, le signal de départ est donné et la traque aux chats se déclenche partout au même moment. Scotland Yard retrouve son chat en un temps record, suivi de près par le FBI et le KGB. D'autres chats sont retrouvés, et au bout de trois jours les  félidés en  cavale sont tous  appréhendés. Sauf un: El Mouch, alias Ennouss,  Moussinné,   Woundou ou encore Ouloundou, court toujours en Mauritanie.

Les organisateurs s'impatientent et appellent la police mauritanienne. On les rassure: l'enquête progresse et le fugitif sera bientôt coincé ; il est déjà repéré; pas d'inquiétude...

Les jours et les semaines passent,  et toujours rien. Les organisateurs sont de plus en plus mécontents.  Et puis, un jour, le téléphone sonne. C'est Nouakchott ! Enfin! 

Au bout du fil, on  annonce triomphalement la bonne nouvelle: El Mouch est sous les verrous. On l'a arrêté ce matin à l'aube dans la brousse où il se cachait déguisé en lièvre; il est sur le point d'avouer qu'il est bien chat... quelques séances de "jaguar" suffiront...

Pour ceux qui ne le sauraient pas,  "jaguar"  est une méthode de torture atroce, figurant en bonne place dans le répertoire de la police mauritanienne.

Mais le  lièvre est-il finalement passé aux aveux?  Est-il mort sous la torture?

 L'histoire ne le dit pas. En revanche, elle dit bien ce qu'elle veut dire: la police mauritanienne se distingue par son manque de professionnalisme et  par sa pratique systématique de la torture.

On ne peut  malheureusement pas nier de bonne foi cette dernière accusation, pourtant de la plus haute gravité.

La police torture. Elle le fait pour extorquer des aveux, ou simplement pour assouvir les tendances sadiques de certains de ses membres. C'est  une pratique banale, une solution de facilité, un tropisme devenu une culture.

 Et peu importe que cette pratique soit une atteinte grave à l'intégrité physique et morale des citoyens que la  police  est censée protéger et qu'elle soit  une grave violation  des lois que la police  est censée défendre. 

Par sa mentalité et son comportement, la police mauritanienne se situe nettement dans la continuité du système répressif colonial. 

De fait, la rupture n'a jamais eu lieu.

Les raisons fondamentales de cet état de choses sont surtout  politiques.

La mission  principale confiée à notre police nationale  depuis des décennies est celle de protéger un autocrate impopulaire arrivé au pouvoir par effraction. Puis de protéger son tombeur et néanmoins alter ego, ainsi de suite...

Combien de mauritaniens portent aujourd'hui dans leur chair et dans leur âme les séquelles de sévices subis dans les geôles des commissariats, parce qu'on les soupçonnait à tort ou à raison de menées subversives ou d'opposition à un régime illégitime et corrompu ? 

Il n'y a rien de fortuit dans le fait que les policiers les plus  prompts à infliger aux citoyens les traitements les plus  humiliants  soient  ceux-là  mêmes qui les rançonnent sur les routes, dans les échoppes, sur les trottoirs, devant les étals,  dans la  circulation, dans les aéroports et jusque et y compris dans les commissariats, et partout ailleurs.

Deux faces de la même pièce.  Tortionnaires le jour, "dakhal chi" la nuit; ou l'inverse.

Il était temps de mettre  un terme à cette  dérive  catastrophique que l'impunité totale encourageait et reproduisait. 

L'application  effective de la loi à des membres des forces de l'ordre auteurs d'abus de pouvoir sur des citoyens lambda est une première et ne relève pas du banal et de l'ordinaire.

 Elle constitue au contraire  une rupture avec un passé honni, et un grand pas sur  la voie qui mène à l'Etat de droit et à la sacralisation de la personne humaine, proclamée par le Coran et inscrite dans les lois de la République.

Elle s'apparente aux décisions fondatrices qui jalonnent l'histoire de notre pays depuis son indépendance : création de la monnaie nationale, nationalisation des  sociétés minières,  constitution de la commission parlementaire chargée d'enquêter sur les indélicatesses commises pendant  le règne du ci-devant chef de l'Etat....

Elle ouvre la voie à la réconciliation et à la restauration de la confiance, bien mal en point, entre la population et l'institution en charge de la protéger. 

C'est en cela  qu'on doit la saluer -sans oublier cependant que rien n'est jamais définitivement acquis. 

 Une telle décision n'a pas sa place dans la rubrique "faits divers", mais en premières pages et en gros titres.

Elle sera à n'en pas douter accueillie avec satisfaction et fierté par tous ceux qui ont à cœur le progrès du pays, sa stabilité et sa réputation.

Et en bonne place parmi ceux- là, figurent les fonctionnaires de police intègres et compétents. Car ils existent. Et ils n'ont jamais accepté d'être des brutes, des bêtes  dressées pour protéger  le pouvoir et  la quiétude d'un seul  individu.

Quant aux autres, tous les autres, il faut qu'ils comprennent et acceptent que la pratique de la torture est rigoureusement interdite par les lois du pays et par  les conventions internationales auxquelles nous sommes partie prenante; qu'elle n'est pas au nombre des sanctions prévues par le code pénal et les règlements en vigueur, et qu'elle constitue au contraire un crime contre l'humanité passible de lourdes peines  et imprescriptibles.

 

                                                                                                                        Ahmed-Salem Tah