Le Waqf […] La Mauritanie […] – 18/par Ian Mansour de Grange

21 May, 2020 - 02:33

Waqf et démocratie : quoique la quasi-unanimité populaire en matière religieuse ne fasse en Mauritanie aucun doute, un tel concept pourrait heurter dans le contexte international contemporain. Aussi est-il nécessaire d’indiquer d’emblée ses lieux essentiels d’articulation. La notion de démocratie a beaucoup évolué depuis la chute du mur de Berlin. On prétend ne plus opposer les piliers qui la supportent : écologiques, économiques, politiques, civils, sociaux, et culturels ; l'interactivité maximale entre ces six catégories de droits citoyens apparaît désormais comme la condition impérative de la démocratie. Cet effort d’unification des principes rejoint la tendance naturelle de l’islam à globaliser les situations : première convergence.

La seconde se déduit de la première. Perçu comme un ensemble de relations vivantes, le projet démocrate entend favoriser l’émergence de nouvelles solidarités, sans cesser de développer les plus anciennes. Constructions en réseau maximal, multipliant les liaisons, les interactions et inter-réactions à l’image de l’activité de nos neurones… La démocratie œuvrerait donc à l’élévation du potentiel populaire. Ainsi conçu, un tel projet ne pourrait que mobiliser les masses. Or les résistances sont nombreuses, notamment parmi les musulmans. C’est qu’entre le projet et la réalité, les décalages abondent.

Combien d’anciennes solidarités ont-elles ainsi fait les frais de la modernité citoyenne ? La solitude dans l’isoloir se poursuit trop souvent à la maison, en public, surtout à l’heure des faiblesses et des épreuves de la vie, cumulant ainsi les ruptures… Les droits de l’Homme tant invoqués semblent plus taillés à la mesure de ceux de la marchandise, démesurément développés à la baguette d’une production industrielle déchaînée par la révolution thermodynamique du 19ème siècle. Lorsqu’un écran entre dans une famille de dix personnes, sa « logique » consiste à se multiplier par dix, divisant le groupe en autant d’unités consommantes : d’une manière plus générale, les objets s’interposent dans la communication entre les individus. Ces séparations affectent d’abord les solidarités communautaires traditionnelles « non-familiales » plus fragiles et normalement concurrentes. Or parfois agglutinées en civilisations, en général liées étroitement à leur environnement naturel, celles-là rythmaient un temps circularisé, une culture de la roue et du moulin, de l’énergie détournée, des cycles de végétation, des transhumances saisonnières, des caravanes silencieuses et de l’arbre à palabres…

 

Un temps linéarisé

Ce temps néolithique était encore en 1950 – à peine cinquante ans donc – la mesure culturelle des deux tiers de l’Humanité ; en 1970 –  trente toutes petites années – celle des trois quarts des Mauritaniens. Prenons ici le temps de situer ce constat, en méditant sur le poids historique – et écologique… – de deux cents ans de déchirements socioculturels dans les pays dits développés dont les populations ont dû intégrer, à marche forcée, un temps désormais linéarisé, une culture de la locomotive lancée rectiligne sur ses rails, les angles droits, l’énergie arrachée, l’exode rural, la dictature des réglementations, la mégapole productiviste, consommatrice et impérialiste. Ces souffrances passent d’autant moins inaperçues hors de l’Occident qu’elles s’accompagnaient – s’accompagnent encore – de bien plus grandes exercées sur le reste du Monde…

Longtemps écartée de ce maelström, la Mauritanie n’en a subi que très tardivement les vertiges, accélérés par l’épreuve climatique qu’on sait. Cette soudaineté du phénomène est une chance : suffisamment actuelle pour permettre une analyse resserrée, elle met en évidence trois de ses facteurs les plus prégnants : la rupture des solidarités écologiques ; la dialectique conflictuelle entre les anciennes et nouvelles solidarités sociales ; la dictatoriale mercantilisation de la propriété, enfin.

Ces trois aspects forment un tout. Si les deux premiers font l’objet d’une réflexion accrue au sein de la communauté internationale, le troisième ne semble attirer qu’une attention marginale, généralement limitée à des contestations animées par des minorités ethniques (indiens américains, indigènes africains et océaniens, notamment) ou intellectuelles -activistes humanistes, athées ou religieux de toutes confessions : terrain fécond de rencontres, insuffisamment cultivé, semble-t-il…-. Or la régulation de cette dimension économique est essentielle au soin des deux autres. Entre les biens appartenant aux individus et ceux relevant du domaine de l’État – les uns et les autres soumis, avec de notables nuances certes, à  la loi du marché – il manque toute une variété de biens réservés – en termes islamiques : awqafs – destinés à soutenir, tout au long de leur existence, différentes formes d’associations civiles.

Précisons ce champ. L’éventail des solidarités est vaste. À l’échelle d’un pays, il varie de la cellule familiale nucléaire au corps de l’État national, dans une élévation croissante d’impartialité civique. D’une manière ou d’une autre en effet, tous les groupements internes à une nation défendent, entre ces deux pôles, au moins un parti. Ma tribu, mon quartier, ma profession, mes choix politiques, religieux, philosophiques, les droits de l’Homme, la lutte contre le SIDA, etc. : autant d’associations à but non-lucratif ; mon GIE, ma société anonyme, ma coopérative, etc. : associations diverses à but lucratif ; les unes et les autres formant la Société civile. Théorique lieu suprême de l’impartialité, de l’égalité citoyenne et de la promotion des compétences, l’État l’est d’autant plus, dans la pratique, que s’outille cette Société civile en moyens juridiques et économiques efficaces, clairement identifiés, assurant durablement son développement.

 

Initiatives louables

Depuis une vingtaine d’années, de gros efforts ont été fournis en Mauritanie par un intense travail législatif – mais aussi par des biais plus douteux (1) – afin d’établir un grand capital privé mauritanien capable de mouvements d’envergure internationale, dans un cadre institutionnel suffisamment motivant pour attirer des investisseurs étrangers et animer le secteur privé que nous qualifierons ici de secteur des « initiatives et solidarités à but lucratif ». En quelle mesure cette partition est-elle concernée par l’activité des awqafs ? Deux contraintes sont à examiner. Obligés à conservationconstante et affectation de bienfaisance (2) dès liquidation de l’entreprise, des biens insaisissables et incessibles haboussés au bénéfice d’une entreprise privée (3) inscrite pour sa part dans la mobilité du marché ne sauraient participer en aucun cas à son capital. Par contre, les biens d’une entreprise privée, affectés en habous au profit de telle ou telle personne, physique ou morale, peuvent à ce point affecter le capital de celle-là que des limites juridiques doivent être étudiées très attentivement (4), préservant notamment le droit légitime d’éventuels créanciers. La question est fort complexe et surtout marginale à notre propos. Aussi  n'y entrerons-nous pas en cet ouvrage de présentation.

Plus fécond nous paraît le secteur des « solidarités à but non lucratif ». On entre dans le domaine du « public partiel » ou « partial » non pas mû par la volonté d’une majorité nationale mais par celles de minorités plurielles. Les liens de nature avec les structures de l’État sont cependant beaucoup plus forts qu'entre celui-ci et le secteur privé et cette particularité se manifeste dans les démocraties riches par de puissants programmes de subventions publiques à ce type d’association, graduées en fonction de « l’intérêt public » qu’elles servent (5). Facilité remarquable des processus de légalisation (6), conditionnalité sévère des subventions éprouvées à l’aune des résultats, telles sont en ces pays privilégiés les caractéristiques essentielles de l’intervention de l’État en la matière.

Dans les pays moins fortunés, particulièrement en Mauritanie, l’État n’a pas les moyens de telles largesses et le secteur éprouve grand peine à se développer, du moins formellement. Les ressources financières manquent en permanence : c'est le problème majeur des associations déclarées, comme les ONG locales de développement, par exemple. Ces louables initiatives ne reflètent en conséquence que très partiellement le potentiel réel des solidarités populaires. L'esprit partisan existe bien comme partout ailleurs ; probablement même : plus qu’ailleurs ; la survie imposant l’entretien constant de solidarités de proximité fortes et si possible extensives. Le tribalisme en est la plus traditionnelle expression, la bande de quartier, la plus moderne. Confinées – entretenues ? – dans l’informel, exclues du discours républicain, ces solidarités entrent en constante compétition partout où se forme un lieu quelconque de clientèle (7), selon des règles de moins en moins formelles, on le comprend, de plus en plus dégradées, évanescentes ; à la limite : mafieuses. L’inversion des valeurs atteint alors à son comble. Antique productrice de valeurs morales, la tribu peut ainsi devenir l'alibi des pires dévoiements.

Le développement de la démocratie passe impérativement par celui de toutes (8) les « solidarités partielles ou partiales » incitées par l’État à exprimer visiblement, légalement et durablement, leur potentiel de cohésion localisée ; à commencer par les tribus qui doivent porter haut et clair les insignes de leur qualité respective.

Outre une facilitation accentuée des procédures d’enregistrement des associations, cette incitation peut être fortement appuyée par l’attribution systématique de biens awqafs concédés par le Domaine, dans le strict cas des solidarités à but non-lucratif 9. Une telle politique instaurerait des rapports contractuels à long terme entre l’État -gestionnaire exclusif du global, du moins à l’échelle de la Nation - et toutes les solidarités populaires existantes et à venir -gestions les plus souples et évolutives des situations localisées dans l’espace et le temps.

Posant une multiplicité de grilles de lecture variablement 10 superposables sur la conjoncture nationale, la diversité de ces associations est un outil de premier plan pour l’évaluation et la conduite des politiques de développement.

En y associant également les diverses institutions et ONG internationales chargées, pour leur part, d’apporter sous une forme également haboussée les financements complémentaires indispensables à l’équipement de ces biens, les perspectives s’élargissent à l’échelle planétaire, ouvrant à une mondialisation autrement affinée et respectueuse que celle modélisée dans les hautes sphères centralistes. Notons tout de suite que nous explorerons peu ou prou en cet opuscule le champ des mirifiques possibilités qu’offre le recours au waqf dans les relations internationales, notamment en sa capacité de régulation du marché et de redistribution des richesses : à lui seul, le thème nécessiterait un ouvrage largement hors de nos compétences actuelles.

La question technique de la gestion des awqafs à fondateurs multiples sera examinée plus loin. Avant cela, nous devons approfondir celle, apparue en filigrane de ce présent chapitre, des rapports entre égalité et justice dans la construction de la démocratie mauritanienne. (À suivre).

 

NOTES

(1) : Notamment en amont des processus de privatisation des banques nationalisées (troublantes identités tribales entre débiteurs insolvables et repreneurs inespérés, par exemple…).

(2) : Soit directement à des personnes physiques ou morales identifiées ; soit, en tout cas d’indétermination,  par l’intermédiaire de l’Établissement national des awqafs (ou à l’organisme d’État lui ayant éventuellement succédé).

(3) : Nous parlons bien évidemment d’un cadre légal, reconnaissant à l’entreprise la qualité de personne morale : on est alors dans le cas connu du waqfahli.

(4) : Et l’on voit apparaître une fonction extrêmement importante, de l’ENAM : lieu privilégié des compétences juridiques en la matière, il doit être pourvu de manière à étudieren permanence la situation de l’outil (le waqf) et les litiges éventuels soulevés par son usage. Nous y reviendrons plus loin dans le corps du texte.

(5) : On comprend ainsi qu'une éventuelle association des « Adorateurs du Nombril du Président » ait, en France, infiniment plus de mal à accéder aux subventions publiques que, par exemple, le GRET ou l’association des « Médecins Sans Frontières »…

(6) : En France, par exemple, le simple dépôt en préfecture du compte-rendu de la réunion de trois personnes nommément citées et des statuts de leur association suffit normalement à obtenir la reconnaissance administrative de cette dernière, officialisée dans le mois courant par une parution au « Journal Officiel ».

(7) : Et plus l’État prétend être la quintessence de ces lieux, et plus il est exposé à cette lutte « sans foi ni loi ».

(8) : Dans la mesure, il est à peine besoin de le rappeler, de leur respect de la légalité en cours. Une « Association des Esclavagistes Mauritaniens » ne saurait, non seulement, espérer une quelconque homologation, mais exposerait, de surcroît, ses membres éventuels à des poursuites judiciaires. Par contre, une « Association pour le Rétablissement de l’Esclavage » militant dans le strict cadre légal devrait être, aussi pénible soit-elle à supporter, reconnue et dotée du tout aussi strict minimum existentiel : c’est dans le respect de ce genre de nuances que se construit la réalité d’une démocratie…

(9) : Augmentées éventuellement de celui des solidarités redistribuant l'intégralité des bénéfices nets réalisés entre leurs membres : cas notamment des coopératives, sur lequel nous reviendrons à diverses reprises.

(10) : Formidable indicateur que cette variabilité, chevauchements et fluctuations précisant la « carte de démocratisation » réelle du pays.