Le Wagf […] La Mauritanie […] – 14/Par Ian Mansour de Grange

31 March, 2020 - 20:10

Quelques chiffres semblent nécessaires pour illustrer l’ampleur en Mauritanie d’un phénomène banal dans les pays en développement. À l’aube du 21ème siècle, « le secteur privé formel [du pays] n’absorbe que 45 % de la population active » (1), « l’administration publique offrant 18 % des emplois » (2) ; à peine 21 % des actifs sont salariés ; « 70 % de la population urbaine active se trouve dans le secteur informel » (3) , « l’emploi, en milieu rural, occupe 53 % de la population active » (4), alors que « 55,3 % de la population vit en ville » (5) et que « 93 % des 44.000 jeunes qui arrivent, chaque année, sur le marché de l’emploi n’ont reçu aucune formation professionnelle » (6). Ajoutons à ce tableau quelques données sur le chômage : de l’ordre de « 39 % dans la capitale contre 19 % dans le Rural Fleuve » (7) – mais au moins la moitié de la population rurale active est en situation de sous-emploi – il est évalué à 29 % sur l’ensemble du territoire, atteignant 34 % pour les femmes (contre 26 % pour les hommes), alors que près des « trois quarts de la population au chômage ont moins de trente ans » (8).

Mesure-t-on les bouleversements qui ont affecté en moins d’un demi-siècle le « pays des hommes bleus » ? Les urbanistes fondateurs de Nouakchott tablaient sur une population approchant cent mille individus, en l’an 2000 (9) ; elle atteint à cette date le demi-million : le quart de la population totale du pays… Toujours en retard d’au moins un plan, les gestionnaires de la ville courent, en permanence depuis le milieu des années 70, époque du franchissement de la barre des cent mille habitants, « à la poursuite de l’impossible » (10). Dans ce climat d’extrême fébrilité dont la permanence s’est insidieusement muée en institution (11), la spéculation foncière coule évidemment de bien beaux jours au point de s’imposer en incontournable politique.

 

Le fait accompli

Dans les années 60, « c’était une aubaine pour le service des Domaines d’avoir des gens qui acceptaient de prendre des parcelles de terrain en vue d’y construire une maison » (12). Moins de dix ans plus tard, des milliers de demandes sont rejetées faute de viabilisation des terrains. C’est alors la loi du fait accompli : chacun s’installe où il peut, dans des « kebbés » (dépotoirs) de fortune, en planches, tôles et/ou tissus de récupération, en attendant les hypothétiques réhabilitation et régularisation. Aucun plan d’urbanisme donc, l’anarchie n’étant tempérée que par la vivacité des liens de proximité que chacun s’efforce de combiner avec ses liens familiaux, tribaux ou ethniques : le premier « immigré » attire à lui ses familiers, régénérant autour de lui un réseau le plus cohérent possible de solidarités, minimisant ainsi l’impact du changement et les efforts d’adaptation.

Le grand tournant dans l’histoire du foncier mauritanien s’accomplit le 05/06/1983 avec l’ordonnance portant réorganisation de celui-ci. Bien que le texte vise surtout le secteur rural (13) – nous y reviendrons largement au chapitre suivant – il comporte plusieurs articles d’intérêt général, en particulier les articles 1 et 13 qui stipulent successivement que « la terre appartient à la Nation et tout mauritanien, sans discrimination d’aucune sorte, peut, en se conformant à la loi, en devenir propriétaire pour partie » et que « la mise en valeur d’une terre domaniale sans concession préalable ne confère aucun droit de propriété à celui qui l’a faite. En pareil cas l'État peut, soit reprendre le terrain, soit régulariser l’occupation. » C’est affirmer, d’une part, la règle de la légalité et institutionnaliser, d’autre part, l’illégalité : la rumeur publique ne tarde guère à sanctionner l’imprudence des législateurs.

Un nouveau terme apparaît dans le vocabulaire des squatters : la gazra (écriture mauritanisée de la razzia). Il désigne le terrain où a été bricolé le kebbé, signe ostentatoire de l’établissement humain. Une fois obtenue la régularisation au prix d’un harcèlement plus moins ou long des services compétents, la vente du terrain à prix fort devient possible. Il ne reste plus alors qu’à refaire gazra quelques mètres plus loin et recommencer le même manège… L’astuce peut devenir une affaire familiale, mobilisant enfants, cousins et alliés divers, en une véritable entreprise de détournement du bien public.

Elle peut également prendre de plus importantes dimensions (14). Lorsqu’est ordonnée une attribution massive de lots, il n’est pas rare d’assister à un favoritisme éhonté, curieusement inspiré des partages d’eau signalés plus haut entre hassanes et zawayas. « Maître de terre » en costume-cravate, l’autorité administrative peut ainsi distribuer deux tiers des terrains à des « préférés » et un tiers à des « anonymes ». Citons l’exemple d’un préfet de Sebkha, de la fraction Ouled Nasr, qui aura de cette manière tant « partagé » le sol au bénéfice de sa tribu (15) que le quartier en porte désormais le nom.

Quoique toujours relatif, le cloisonnement intertribal et surtout interethnique est réel. Il s’agit de « préserver l’assabiyya » (le lien agnatique ou, plus généralement, traditionnel) dont l’efficacité est connue, éprouvée par le temps. C’est probablement pourquoi « aucun espace public n’a jamais réussi à se développer à Nouakchott » (16). Immédiatement squatté, approprié, voire saccagé, un tel lieu apparaît suspect en ce qu’il institutionnalise des ouvertures intercommunautaires « non-contrôlées ». La prégnance du concept sensible à Tevragh Zeïna ou au 5ème l’est déjà beaucoup moins à Arafat ou Toujounine, communes bien plus récentes : signes tangibles d’un potentiel de solidarités inédites dont on n’a guère ni bien mesuré ni encore vraiment soutenu l’expression…

 

Attributions sélectives

C’est toujours la même technique des « attributions sélectives », mais considérablement plus affinée et estampillée par les plus prestigieux « tampons » de la légalité qui autorise les très juteuses affaires entre la SOCOGIM et diverses banques anciennement nationalisées, aujourd’hui aux mains du grand capital mauritanien. La SOCOGIM – SOciété de COnstrution et de Gestion IMmobilière – fut fondée par l'État en 1974, en vue de « construire vite et à bon marché, faciliter l’accès à la propriété et faire baisser le prix du loyer » (17). Après de nombreux déboires financiers dus notamment à l’insolvabilité de ses clients, la SOCOGIM vend désormais une grande partie de son parc immobilier (90 % du projet SOCOGIM-Plage, par exemple), à trois banques locales qui se chargent de les revendre à une clientèle triée sur le volet. Cédées à ces établissements privés à quatre millions d’ouguiyas en moyenne, les maisons sont négociées aux particuliers « à cinq ou six, voire neuf millions d’ouguiyas ».

Enfin, signalons dans la ribambelle de projets de réhabilitation ou de fondation de quartiers populaires le programme  « TWIZE » sous tutelle du CDHLCPI (18) et sous-traité par le GRET (19). Sa réussite semble reposer sur le recours à un système traditionnel de solidarité où une dizaine de personnes se réunissent épisodiquement pour réaliser un travail au bénéfice de l’un d’entre eux, chacun à son tour, (système twizé, d’où la dénomination du projet où l’engagement collectif se situe au niveau de la prise en charge du crédit). C’est l’exemple typique, à notre sens, d’une rencontre productive entre tradition et modernité (20).

Car c’est bien là en définitive que se joue le destin de la Mauritanie. Entre construction de l’individualité et de la citoyenneté, d’une part,  destruction  des  traditionnelles dimensions collectives de la personne, d’autre part, se heurtent les pulsions égotiques et instinctives, les réflexes identitaires sécurisants, les défoulements compulsifs et les inhibitions restrictives : puissante entropie qui pose interminablement la question du rôle de l'État, des équilibres entre systèmes  sociaux localisé et mondialisé, coutumier et novateur, voire de leur interpénétration éventuellement féconde ; le tout variablement tempéré par la vivacité d’une religion tiraillée elle-même par la fragmentation des points de vue… On voit poindre dans une telle dynamique tout l’intérêt du waqf.

Mais ne concluons pas trop vite : la problématique de la cité, aussi gigantesque soit-elle, n’est pas concevable en dehors de l’espace qui la nourrit. C’est particulièrement évident en Mauritanie où la ruralité construit visiblement la ville. Que cette interface ait été singulièrement négligée ; à tout le moins insuffisamment exploitée (21) ; dans l’élaboration de la politique structurelle de la Nation, on va maintenant s’en apercevoir à l’examen de la réforme du foncier rural qui s’initie véritablement au milieu des années 80. (À suivre).       

 

NOTES

(1) :    Nations Unies – « La Mauritanie à l’aube du 21ème siècle » – p 88.

(2) :    Nations Unies – ouvrage cité – p 87.

(3) :   Ce qui signifie en clair qu’un important pourcentage de salariés privés ou publics sont également investis dans le secteur informel : les salaires sont notoirement insuffisants et obligent à un double, voire triple emploi. Or la journée ne fait que 24 heures… Nations Unies – ouvrage cité – p 89.

(4) :    Nations Unies – ouvrage cité – p 89.

(5) :    PNUD – « Rapport mondial sur le développement humain 2000 » – p 225.

(6) :    Nations Unies – ouvrage cité – p 89.

(7) :    Nations Unies – ouvrage cité – p 87 note 92.

(8) :    Nations Unies – ouvrage cité – p 87.

(9) :    Hasni ould Didi – in « Nouakchott, capitale de la Mauritanie » – p 149.

(10) :  « Le temps de réfléchir à une solution, le problème a déjà changé de nature ! »  Hasni ould Didi – ibid. – p 84  –  cf. la progression démographique  de Nouakchott : 1962 : 5.807 habitants ; 1965 : 17.500 ; 1977 : 134.704 ; 1988 : 383.325 ; 2000 : 558.195 ; 2005 : 743.511 – Abdi ould Horma – ibid. – p 136.

(11) : « Secteur informel rationalisé et codifié, la spéculation foncière requiert une connaissance fine des arcanes administratives, il existe une manière précise de détourner les lois, de faire jouer ses réseaux, sur la base de solidarités tribales, ethniques, régionales ou familiales » – Armelle Coplin – ibid. – p 149.

(12) :  Ahmed ould Sidi Baba – ibid. – p 86.

(13) : Les modalités réglementaires régissant le domaine urbain apparaissent un peu plus tard avec le décret du 31/01/1990.

(14) : Dont nous n'analyserons pas ici les multiples facettes. On se reportera, pour plus d'informations,  à l'étude de Philippe Tanguy : « État, ONG et gouvernance en Mauritanie » notamment p 5 et suivantes.

(15) : Armelle Choplin – « Le foncier urbain en Afrique : […] l’exemple de Nouakchott » –  p 88.

(16) :  Abdelwedoud ould Cheikh – in « Nouakchott, capitale de la Mauritanie » – p  147 – Nuançons tout de même : on trouve, précision signifiante, un nombre important de placettes très localisées à l’intérieur des quartiers. Il s’agit le plus souvent de lots attribués mais délaissés par leurs propriétaires et d’autant mieux squattés par la collectivité locale que l’assabiyya de celle-ci est plus cohérente…

(17) :  Armelle Choplin –  ouvrage cité  –   p 81 et 82.

(18) : « Commissariat aux Droits de l'Homme, à la Lutte Contre la Pauvreté et à l'Insertion », organisme de l'État mauritanien.

(19) : « Groupe de Recherches et d'Echanges Technologiques », association française de solidarité et de coopération internationale.

(20) :  Armelle Choplin – ouvrage cité – p 83 et 84 – Même si, par ailleurs, « les projets et interventions des ONGs sont à considérer avec circonspection ». Armelle Choplin souligne ainsi avec pertinence l’écart du prix du m2 non-bâti « offert » par le projet TWIZE (2.250 UM) avec celui réglant l’attribution d’un terrain par l'État (666 UM)…

(21) : Dans le sens de l’intérêt de tous bien évidemment et non pas d’une oligarchie soucieuse, on s’en doute, de toutes les « interfaces » susceptibles de pérenniser son pouvoir…