Le Waqf […] La Mauritanie […] – 12 Par Ian Mansour de Grange

19 March, 2020 - 00:13

Ce que nous avons dit, dans notre précédente édition, du droit coutumier de la terre, qui assimile largement celle-ci à un bien waqf, peut l'être de celui de l'eau ; en particulier dans le domaine saharien. Creuser un puits dans le désert n'est pas une mince affaire. Non pas tant d'ailleurs du point de vue technique (1) que de celui socio-écologique. L'accès à l'eau attire les troupeaux, modifie donc les parcours de pâture, les rapports endo- et intertribaux ; les équilibres vitaux, en quelque sorte : la prudence et la concertation s'imposent à l'évidence et la tendance traditionnelle fut, en cette matière, très conservatrice.  À la fin du 19ème siècle – à l'aube donc de la conquête française – il n'y a que deux cent seize puits sur l'ensemble du pays maure (2) pour une population de trois cent mille personnes environ.

Prenons, par exemple, la fameuse « guerre de Charbebbé » sus-évoquée. Les tribus zawayas géraient auparavant tous les puits du territoire maure selon le schéma suivant. Telle « assemblée qui lie et délie » (3) autorise tel ou tel membre de sa communauté à (faire) creuser un puits. Le propriétaire de l'ouvrage réalisé conserve un droit prioritaire pour l'abreuvement de sa famille et de son troupeau puis le premier arrivant de sa fraction, enfin l'étranger de passage. Notons aussi que ce « maître de l'eau » devient automatiquement « maître de la terre » irriguée par son puits (en particulier dans les palmeraies). Mais, à la différence apparente d'un bien waqf, la vente du puits est possible ; à une significative  réserve près : l'acheteur doit être impérativement membre de la fraction tribale du vendeur. Cet indice révèle le caractère inaliénable de la propriété foncière du groupe : la vente du puits ne transforme que l'usufruit du bien. Nous sommes bien encore en situation de propriété immobilisée, perpétuée par voie de tradition orale (4).

 

L’eau, un enjeu essentiel

 

 

La victoire des tribus hassanes ne modifient en rien le « mulk » des puits. Non seulement, le contraire eût été une violation du droit islamique (5) mais eût risqué, encore, de compromettre gravement les conditions existentielles de tous. Les Zawayas continuèrent donc à gérer la distribution de l'eau, avec de notables différences dans les priorités du partage. Ainsi le premier récipient tiré, lors de l'arrivée d'un hassane, lui revient en privilège puis le quatrième, le septième, etc. : un seau sur trois durant toute la durée de son séjour (6). Le système assure, non seulement, la survie des hassanes mais, aussi, celle de leurs tributaires eznagas. L'eau se révèle ainsi un terme essentiel du jeu de l'économie de subsistance et des rapports intertribaux.

On conçoit dès lors mieux la dynamique des arrangements entre les Zawayas et les Hassanes, qui vont assez rapidement évoluer vers un partage des activités dans le désert. Aux Hassanes, le pouvoir politique et guerrier ; aux Zawayas, le pouvoir religieux (7) et commercial. Cette réalité se vit au rythme des conflits entre les émirats qui fragmentent durablement (jusqu'au milieu du 20ème siècle) l'espace maure. Des réseaux complexes de relations sociales parcourent le pays du Nord au Sud, une même tribu zawaya se trouvant couramment impliquée sur le territoire de deux ou trois émirats – voire des quatre – variablement contrôlés par un nombre variable de tribus hassanes variablement fédérées par un émir variablement légitime : beaucoup, beaucoup de variables, on le voit, au pays de tous les vents.

Le mouvement perpétuel est encore la racine de bien des discussions juridiques en pays maure. En particulier dans le domaine du bétail « haboussé ». C'est de fait, « le » sujet privilégié (8) des oulémas concernant le waqf. Les questions débattues nous intéressent  particulièrement en ce qu'elles révèlent, tout d'abord, la fréquence de ce statut – rarement fixé par écrit, rappelons-le – dans la société maure ; puis l'esprit fondamental du waqf dans l'espace nomade. Jouant « un rôle considérable dans la formation, l'élargissement et le raffermissement de la tribu, [l'institution] consolide sa cohésion en maintenant les richesses en son sein et en développant l'esprit d'entraide et d'assistance solidaire entre ses membres. » (9)

Régulateur social, le waqf ne doit, en aucun cas, constituer un élément de trouble et de discorde susceptible de générer la désagrégation du groupe. Cet impératif est assez majoritairement situé par les « fuqahas » (10)au-dessus même du principe de l'inaliénabilité. C'est ce qui ressort clairement d'un grand nombre de fatawas sur la question du démembrement définitif fréquemment posée dans la gestion des troupeaux haboussés. Expliquons le problème. En fondant un troupeau haboussé, son « bâtisseur » entend consolider les liens entre les membres de sa famille ou de son clan. Ne nommant généralement pas de nazir, il confie la gestion du bien à ceux-là mêmes qui en profitent. Or tous n'ont pas le même degré de conscience responsable... De générations en générations, certains, confortés par le caractère inaliénable du troupeau, prennent l'habitude de compter sur les autres : comportement préjudiciable, à terme, à la pérennité même du bien. De plus, comment partager équitablement le lait ? Au moment de la traite, tel ou tel peut être bien loin – nous sommes en pays nomade ! – et cette question a parfois entraîné des pratiques illicites, comme le partage du lait avant la traite(11). Telles sont les raisons les plus souvent invoquées par les bénéficiaires dans leur volonté de voir le bien démembré.

 

Dilemme

Le dilemme des oulémas se comprend à l'examen d'une autre opinion très majoritaire en leur corps : l'interdiction de la vente d'un waqf. Le démembrement est-il assimilable à une vente ? Au-delà de ce débat de spécialistes, deux principes ont permis d'avancer des réponses. En premier lieu, celui de la nécessité. Lorsque des biens waqfs deviennent improductifs ou encombrants, certains fuqahas considèrent la vente comme légale. En second lieu, celui du moindre mal. Si les risques d'injustice, de pratiques illicites, de discorde, voire d'atteinte irrémédiable à la valeur du waqf supèrent au bien espéré par le fondateur, alors la sagesse commande de partager équitablement le troupeau. Ajoutons à ces considérations une dernière non moins importante : la validation d'une pratique à ce point courante qu'elle a acquis « la force d'une opinion juridique dominante » (12). C'est un élément de première grandeur en Droit malékite, qui consacre l'autorité de la communauté en valeur de base de l'islam.

Statut  de  la  terre,  statut  de  l'eau, troupeaux haboussés : on a mis en évidence, en ces premiers chapitres consacrés à la Mauritanie, l'omniprésence des situations de biens immobilisés dans les différentes sociétés traditionnelles peuplant son territoire. On peut avancer que toutes les mosquées assurément (13) et, sans grand risque d'erreurs, les lieux fixes d'enseignement furent également érigés et administrés dans un tel cadre. Le concept est à ce point ancré dans l'univers populaire que ses dénominations arabes – waqf ou hubs – aient pu si souvent être négligées. L'acte est devenu tant « naturel » que son caractère ne se dévoile qu'en cas de difficulté nécessitant l'intervention d'un juriste. De fait c'est bien surtout grâce à la littérature juridique des oulémas au cours des siècles que nous pouvons aujourd'hui distinguer clairement les  modalités traditionnelles de l'acte « haboussant » un bien (14) en Mauritanie :

  • la parole tout d'abord : « je mets en waqf, en hubs » ou « j'immobilise telle ou telle chose », devant témoins dignes de foi, suffit à la qualification juridique ;
  • l'écrit ensuite : contrat précis ou simple annotation sur le bien  par le contractant ou sous son ordre ;
  • le fait établi : telle mosquée bâtie par un particulier et laissée sans directive à l'usage des fidèles ;
  • la notoriété : tel bien que personne ne revendique et exempt de toute condition d'invalidation (15).

On mesure ici la distance entre ces notions simples, tout-à-fait adaptées au milieu saharo-sahélien traditionnel, et celles développées sous des latitudes plus civilisées. On mesure d'autant mieux les désordres générés par l'irruption du Droit positif occidental qui va imposer, en moins de trente ans, la construction d'un État en Mauritanie. L'embarquement de la société mauritanienne dans la modernité ressemble fort à un débarquement sur la lune. (À suivre).

 

NOTES

(1) :   Lourd tout de même, dans la mesure où la nappe se trouve fréquemment à plus de cinquante mètres de profondeur...

(2) : Pierre Bonte – ouvrage cité –  p 197.

(3) : Jamaat al hall oualaqd. C'est l'unité centrale de décision d'une fraction, d'une tribu ou d'une fédération de tribus – Yahya ould El Bara – ouvrage cité  –  p 23.

(4) : Mais nuance encore : alors qu’il n’existe pas, à notre connaissance, de terres waloo nommément haboussées, on recense quelques cas de puits mis en waqf. C’est donc bien que l’ouvrage, à défaut du foncier, était négociable… Cf. la notion d’ « ‘anqad » (rajout) évoquée au chapitre 4 de notre première partie.

(5) : « Sacrés sont les biens du musulman », hadith du Prophète (PBL) rapporté par Bouhkary et Muslim.

(6) : Pierre Bonte – ouvrage cité – p 195.

(7) : C'est-à-dire, judiciaire et éducatif.

(8) : Avec celui assez technique de la destination des waqfs « mutlaq », c'est à dire des waqfs ahli indéterminés, en particulier ceux d'entre eux ne spécifiant pas la destination finale du bien, lors de l'extinction de la lignée des bénéficiaires – Yahya ould El Bara – ouvrage cité – p 27 – « Incontestablement, le habous est le plus grand thème juridique de controverse qu'ait connu le pays durant les trois derniers siècles. » Yahya ould El Bara – ouvrage cité – p  24.

(9) : Yahya ould El Bara – ouvrage cité – p 6.

(10) : Autre appellation  des oulémas, avec une nuance d'excellence dans le degré de science.

(11) :« En droit malékite, il est interdit de vendre [partager] les choses pour lesquelles il n'y a pas encore de propriété distinctive ». Yahya ould El Bara – ouvrage cité – p 31.

(12) :Yahya ould El Bara – ouvrage cité – p 31.

(13) :Sitôt entrées en exercice ces maisons « appartiennent » à Dieu et ne peuvent donc plus faire l'objet d'une quelconque appropriation, les jama'a qui les fréquentent étant chacune responsables de leur paix et de leur entretien.

(14) :Yahya ould El Bara – ouvrage cité – p 12.

(15) :C’est ce critère de notoriété qui situe, à notre humble avis de non-spécialiste, les terres waloo en biens waqfs.