Le Calame : La présidentielle du 22 juin est derrière nous depuis que la CENI et le Conseil Constitutionnel ont publié et validé les résultats donnant la victoire au candidat Ghazwani. Vous avez battu campagne dans le pays. Quels enseignements en avez-vous tirés ? Dr. Kane Hamidou Baba : Permettez-moi d’abord de dire que si l’élection présidentielle du 22 juin 2019, en fait le hold-up électoral, est derrière nous, ses effets seront pour longtemps encore d’actualité ! D’ailleurs, le premier enseignement que j’ai tiré de ma campagne, c’est une profonde aspiration du peuple mauritanien dans toutes ses composantes au changement. Or, le candidat du pouvoir était loin d’incarner cette soif de changement ! Le second enseignement que j’ai tiré, sans doute en relation avec le premier, c’est bien le bilan catastrophique du Président sortant, tant et si bien que même le candidat du pouvoir ne pouvait pas le revendiquer ! Durant ma campagne, j’ai traversé douze régions du pays -hors Nouakchott-. Ce qui m’a le plus frappé, c’est la soif -cette fois au propre- des populations mauritaniennes, toutes zones géographiques confondues et que symbolisent ces bidons jaunes à la recherche éperdue du précieux liquide, l’eau. C’est « la guerre de l’eau » qui sévit partout. Or l’eau c’est la vie ! Plus globalement encore, les dures conditions de vie des populations se superposent à l’insouciance de l’administration pour donner aux gens un sentiment d’abandon, presque de désespoir, voire de fatalité ! Toutes nos populations frontalières du Sénégal ou du Mali se soignent dans ces pays voisins !
-Au lendemain de la proclamation des résultats par la CENI, des échauffourées ont éclaté dans certaines quartiers de la banlieue et en réaction, le pouvoir a déployé des forces de défense et de sécurité qui ont réprimé les manifestants, votre siège a été saccagé, des occupants arrêtés…et quand on pose la question de savoir pourquoi autant de forces dans la rue, certains analystes avancent la publication de vidéos sur les réseaux sociaux « incitant à la haine et à la violence contre le système Beidane ». Qu’en pensez-vous ?
Je sais bien que dans notre pays, on a l’habitude de prendre des conséquences pour une cause, mais les réseaux sociaux ne sont bien souvent que le miroir de notre société telle qu’elle est gouvernée et comme l’image est souvent hideuse, on a tendance à briser le miroir ! Revenons tout de même sur la chronologie des faits : Les forces de défense et de sécurité n’ont pas été déployées au lendemain de la proclamation des résultats par la CENI, mais bien le jour même du vote. Il se préparait déjà le hold-up électoral dont le premier acte était constitué par l’auto-proclamation du candidat du pouvoir comme étant élu au premier tour avant même la fin du dépouillement par la CENI. Tout le reste, n’est que péripéties et prétextes ! En plus du saccage de notre siège de campagne, plus de 250 personnes membres de la Coalition Vivre Ensemble ont été arrêtées, torturées et souvent emprisonnées, à tort ! Certaines d’entre elles croupissent encore en prison.
-Le vote identitaire s’est nettement révélé au cours de cette présidentielle. Comment la Mauritanie en est arrivée là ? Et que répondez-vous à ceux qui accusent la CVE de « communautarisme? »
Le vote identitaire a bel et bien été une réalité. Mais, il n’est pas là où on tente de le situer ! On n’a pas besoin de faire une sociologie électorale pour le comprendre. Quant à savoir comment la Mauritanie en est arrivée là, cela résulte très certainement de l’échec du projet d’Etat-nation. Depuis 40 ans une caste militaro-affairiste a pris en otage le pays. Le champ de l’exclusion s’est élargi, frappant d’abord les Haratines et les négro-africains, puis l’ensemble du peuple mauritanien. Les « citoyens » se sont progressivement réfugiés dans les groupes primaires (familles, tribus, ethnies), parce que l’Etat a failli. Quant à la CVE, elle est la moins communautariste. Elle s’est située d’emblée dans une dynamique de principe en avançant un programme pour tous les mauritaniens. Bien qu’elle a manqué de temps, née dans un contexte électoral ; et surtout, elle a été attaquée, dénigrée, parce que considérée comme une « menace crédible », elle a convaincu des hommes et des femmes de toutes les localités et composantes du pays. L’avenir confirmera cette tendance.
-Au cours de votre conférence de presse du vendredi, vous avez affirmé que le pouvoir voulait transformer une crise électorale en une crise ethno-raciale et qu’il a échoué. Qu’est-ce qui vous le fait dire? Combien de militants de la CVE restent-ils aujourd’hui en détention ?
Il ne fait aucun doute aux yeux des observateurs avertis que la crise électorale a rapidement pris une autre tournure avec le ciblage des militants de la CVE, de leur siège de campagne et de la répression féroce qui s’en est suivie. Le fameux complot de la « main étrangère », parce que quelques étrangers auraient participé à une marche pacifique, alors que beaucoup d’entre eux ont été cueillis dans leurs domiciles ou leurs lieux de travail, outre la crise diplomatique que l’on voulait ouvrir, participait d’un plan machiavélique visant à rééditer les évènements de 89. Fort heureusement, le pouvoir s’est trompé d’époque. Le peuple mauritanien, dans toutes ses composantes, n’a pas mordu à cet hameçon. A ce jour, nous comptons encore une vingtaine de prisonniers politiques.
-Au cours de la même conférence, vous avez affirmé que votre score réel est loin des résultats proclamé par la CENI. Qu’est-ce qui vous le fait dire ?
D’abord, il faut déflatter la grande part de votes frauduleux attribués au candidat du pouvoir. Ensuite, nous avons des PV dans plus de 200 bureaux où soit le nombre de votants est supérieur au nombre d’électeurs inscrits, soit le nombre de bulletins trouvés dans l’urne est nettement inférieur au nombre de votants. Comme par hasard, dans tous ces bureaux, le candidat du pouvoir obtient d’office plus de 90% des votants ! Il y a enfin, que les résultats qui nous sont attribués à Adel Bagrou, Tintane, Kobenni, Barkéol, Kankossa et Monguel ne correspondent pas à la réalité du vote. Nous préparons un Mémorandum circonstancié sur ce fameux hold-up !
-L’actualité est marquée depuis quelques jours par la possibilité de voir le pouvoir et l’opposition nouer le dialogue pour sortir de la crise née du scrutin du 22 juin. Peu avant, 14 partis politiques ayant soutenu les quatre candidats de l’opposition avaient exprimé leur disponibilité au dialogue avec le pouvoir. Aujourd’hui, on sent comme une espèce de dissonance au sein de cette opposition. Que s’est-il passé depuis ? Les candidats à la présidentielle ont-ils une position commune par rapport à cette question de dialogue ? La rencontre entre Biram Dah Abeid et le porte parole du gouvernement ne sonne-t-elle la fin de l’union affichée au lendemain du scrutin?
Je crois m’être suffisamment expliqué sur cette question : La CVE n’est pas demandeuse d’un dialogue. Sa disponibilité reste liée à deux préalables : la libération de tous les détenus suite aux évènements post-électoraux et la levée de l’état de siège qui ne dit pas son nom. En clair, nous n’entrerons dans aucune discussion préparatoire d’un dialogue, tant que ces deux conditions ne sont pas satisfaites. Avec les autres candidats, nous prenons le temps de nous convaincre. Notre coordination ne se fait pas que sur la question du dialogue ou plus exactement du non-dialogue. Nous avons d’autres chantiers sur lesquels nous travaillons ensemble. C’est, du reste, la raison pour laquelle les partis ayant soutenu les quatre candidats de l’Opposition s’étaient retrouvés.
-Certains de vos partisans disent avec regret que si la CVE avait existé depuis, elle disposerait aujourd’hui de députés et de maires. La question qu’ils se posent est de savoir quel sort vous entendez réserver à la CVE surtout que nombre de partis politiques qui la composent sont dissous ou non reconnus ?
La CVE répond à une nécessité historique. Si j’en juge par l’extraordinaire mobilisation durant ma campagne et l’engouement des électeurs, devenus des militants de la CVE, qui n’attendent, par ailleurs, que leurs cartes d’adhésion, la CVE est assurée d’un bel avenir. Elle sera donc ce qu’en feront ses militants. Et, il faut compter sur le génie de ses initiateurs pour donner un second souffle à la CVE, dans un contexte marqué par la fatale recomposition du paysage politique mauritanien. Enfin, ce serait une erreur que d’assimiler la CVE à la somme des partis politiques qui la composent. Beaucoup, sans doute le plus grand nombre de personnes, qui y adhèrent, n’appartiennent à aucun mouvement politique. Une dynamique est en marche. Elle réclame une attention !
Propos recueillis par Dalay Lam