Le 7 Mars 1969, mon père, alors chef d’arrondissement d’El Ghabra, actuel Barkéol, fut affecté, au titre de chef d’arrondissement, à M’bagne, donnant l’occasion, à notre famille, de cohabiter, pour la première fois, avec la communauté peule. Originaire du Fouta Toro qui fonda le royaume du Tekrour, au milieu du 19èmesiècle, dans la basse et moyenne vallée du fleuve Sénégal, cette communauté avait été la première négro-africaine à se convertir à l’islam, au début du 11ème siècle, convaincue par les prêches d’Abdallah ibn Yacine.
En combattant aux côtés de l’almoravide Abou Bekr ibn Amer, des princes du Tekrour contribuèrent activement à la chute, en 1076, de l’Empire du Ghana composé de noirs majoritairement soninkés païens. On compte, dans la communauté peule, de grands savants prédicateurs et conquérants musulmans qui portèrent le flambeau de l’islam en Afrique noire. Citons, à titre d’exemple, Ousmane Dan Fodio, grand érudit inspirateur de Cheikou Amadou, fondateur de l’Empire peul du Macina, au 19ème siècle, dans l’Est mauritanien et le Nord malien, ou El Hadj Oumar Tall, grand résistant djihadiste et fondateur de l’Empire Toucouleur.
Liens ancestraux avec les Peuls
Cette communauté a des liens, multiséculaires, d’alliance et de bon voisinage, avec les tribus arabo-berbères du Brakna, dont les plus célèbres sont ceux conclus entre les Oulad Abdallah et les Halaybes. Ma grand-mère paternelle, Khadijetou Yéro Kane, est d’origine peule Ehl Modi Nalla, la famille de son grand-père Oumar Yéro Kane s’était entièrement beydanisée et dissimulée, dans la tribu Ehl Sidi Mahmoud du Guidimakha, fraction Lemjachta Ehl El Keihil où elle est identifiée, aujourd’hui, sous le nom de Ehl Yerou. Elle est domiciliée à Taghada, dans le département d’Ould Yengé.
Après mon arrestation, le 28 Novembre 2015, je reçus la visite de quelques notables parents d’Ehl Yérou. L’un d’eux me dit : «Il paraît que tu as été arrêté parce que tu défendais les Peuls. Tu ne sais pas qu’ils sont nos plus grands adversaires à Taghada ? – Tout ce que je sais », lui répondis-je, « c’est que vous êtes des peuls et devez profiter du nouvel état-civil pour reprendre votre nom, Kane, il est confirmé que les Ehl Modi Nalla sont des chérifs, plutôt que de vous identifier à des berbères. – C’est vrai», reconnut-il, « mais, par les temps qui courent, il n’est pas bon de s’affirmer peul, ils sont persécutés par le pouvoir. Attendons des jours meilleurs. »
Après un court séjour à l’école coranique du campement, mon père, fils unique, fut confié, à l’âge de dix ans, en vue de l’inscrire à l’école coloniale, par mon grand-père à son grand ami Ngalam Traoré, un agriculteur soninké hors pair, résident à Bakel mais également propriétaire de champs au Guidimakha mauritanien et à Mbout. Bientôt titulaire du certificat d’études primaires, mon père avait assimilé, au cours de sa scolarité, les quatre langues parlées à Bakel, à savoir le soninké, le pulaar, le wolof et le bambara. En plus de sa langue maternelle, le hassaniya, il savait écrire et parler l’arabe et le français.
Le témoignage de ma mère
Au début du mois de Juillet 1969, je suis venu à M’Bagne, pour la première fois en vacances. J’ai tout de suite constaté que mes petits frères commençaient à parler le pulaar sans accent et intégraient bien le milieu, alors que ma maman, une terrouzia intelligente, généreuse et cultivée, comprenait elle aussi quelques mots, communiquant, de temps en temps, avec les domestiques, avec, elle, beaucoup d’accent. Quand j’ai interrogé ma mère sur ses impressions, quant à ce séjour de quatre mois en village peul, elle m’en fit le résumé suivant.
« Mon fils, pour connaître les valeurs d’une communauté, il faut absolument vivre avec elle, en son milieu naturel. M’Bagne est la capitale du canton, une entité comparable à l’Emirat. Le chef de canton est Abdoul Aziz Kane, décédé en 1960, les deux maisons que tu vois, dans cette même enceinte, lui appartiennent. Dans celle à l’Est, avec cinq ou six pièces, habitent sa femme Hapsa Anne et ses enfants. Celle à l’Ouest, forte de quatre pièces, là où nous sommes présentement, est prêtée et non louée à l’administration, c’est là que se trouvent le domicile et le bureau du chef d’arrondissement.
Les Peuls sont, généralement, des pasteurs nomades, leur histoire se confond avec celle des vaches, de couleur blanche qui produisent beaucoup de lait, symbole, à leurs yeux, de bonne santé, et présente à tous leurs repas, l’élevage bovin leur est sacré et leur confère un prestige social, ils se marient entre eux, pour éviter de disperser leur troupeau ». Mon père renchérit : « Le grand historien peul, Amadou Hampaté Ba, rapporte, dans ses livres, la légende suivante. Quand Dieu créa la vache, il créa le peul pour s’en occuper. Les Peuls ne vendent pas leurs vaches mais les laissent en héritage pour leurs enfants. Pour eux, la vache assure la continuité du peul ; sans vache, pas de peuls. »
« Ils disent aussi, reprit sa mère, « qu’en la vache il y a la baraka, barke nagge. Les Foulbés sont, habituellement, des nomades, spécialisés dans l’élevage bovin, les bergers peuls, comme ceux que tu connais à Touil Ehl Togba et à El Ghabra, suivent rarement leur troupeau. C’est leur troupeau qui les suit. On dirait qu’ils communiquent. Depuis l’avènement de la colonisation, les Foulbés se sont sédentarisés. Certains historiens disent que les Peuls sont d’origine himyarite, arabes du Yémen, d’autres disent que particulièrement les Kane, tes oncles, ainsi que la famille régnante, ici, sont des chérifs, descendants du prophète Mohamed (PBL). Aujourd’hui, les Peuls font partie intégrante de la société négro-africaine. C’est une communauté très nombreuse, s’étendant de la Mauritanie au Soudan, en passant par le Sénégal, le Mali, la Guinée, le Niger, le Nigéria, le Tchad, et le Cameroun, entre autres.
Tribus et castes
Comme nous, les Toucouleurs sont formés de tribus. A M’Bagne, il y en a deux grandes : les Hirlabés qui se trouvent à Mbagne, Niabina, Dabbé, le village du professeur Oumar Ba, Ndiawaldi, Sorimalé et Garalol. La deuxième tribu, les Hébiabés, habite à Bagodine, Dawlel, Ferrallo, Mbohé et Foundou Djéri. Contrairement aux Maures, le sommet de la hiérarchie, chez les Peuls, est occupé par les marabouts qu’on appelle Torodos, puis suivent les guerriers, appelés les Théddos ; les pêcheurs, les Thuballos ; puis les autres, griots, forgerons, tisserands et esclaves. Ils vivent tous en très grande harmonie, dans un respect mutuel extraordinaire. Les Peuls sont un peuple fier, doté d’une rigueur morale à toute épreuve.
Les castes étant fondées sur les métiers, on peut, parfois, changer de caste, en changeant de métier. Par exemple, un thuballo qui abandonne le filet pour le livre devient torodo ; un torodo abandonne le livre pour le filet ou le fusil et devient thuballo ou theddo. A l’exception des esclaves, toutes les autres castes font partie de la noblesse. Mais ce qui m’a le plus impressionné, chez les Toucouleurs, c’est surtout la rigueur de leur discipline et leur solidarité sans faille. Les plus âgés, quelle que soit leur caste, sont obligatoirement respectés par les plus jeunes. Même pendant les repas : personne ne peut manger avant quiconque de plus âgé que lui et le plus jeune maintient le plat avec sa main gauche. Quand ils te croisent, ils te saluent toujours les premiers. Le salut est la plus grande marque de respect. Et plus la personne est âgée et plus elle est respectée, quelle que soit sa caste.
M’Bagne est une ville des Thouballo, les plus nombreux et généreux. Ils passent la majeure partie de leur temps à distribuer le produit de leur pêche aux plus nécessiteux, dans la plus grande discrétion. Les cultivateurs font la même chose, pendant la période de cueillette. Ainsi que les éleveurs. Al Hadji Samba Baidi Diop, dit El Hadji Sa – décédé en Juillet dernier, paix à son âme ! – est un thouballo très grand bienfaiteur. Grand commerçant de M’Bagne, un des plus grands, il passe tout son temps à prêter son argent aux voyageurs nécessiteux au Sénégal ou qui ont de petits étudiants à prendre en charge. Ainsi qu’aux cordonniers, pêcheurs ou forgerons démunis, en attendant des jours meilleurs. On dirait que les commerçants de M’Bagne ne cherchent pas le profit mais, plutôt, la bienfaisance et la solidarité.
Foi et convenances
Les Peuls du département de M’Bagne sont de vrais croyants. Des trente-cinq villages que compte le département, très rares sont ceux qui ne sont pas dotés de mosquées construites par les villageois eux-mêmes. Celle de M’Bagne est très bien entretenue, les prières y sont régulièrement et correctement accomplies, à bonne heure. Le département avait un ministre dans le gouvernement, Diop Mamadou Amadou, du temps de Moktar Ould Daddah c’est un thiouballo, un homme exceptionnel. Il vint ici en permission et rendit visite à toutes les familles dont les pères étaient plus âgés que lui, à commencer par la famille du chef de canton. Il en fit ainsi, chez nous, avec beaucoup de courtoisie et de modestie. Tu vois cette femme assise sur sa chaise ? C’est Habsa Anne, une femme âgée mais très lucide et de forte personnalité. Elle se lève au petit matin, accomplit ses prières, puis commence à réveiller tous les enfants et étrangers majeurs, pour en faire de même et petit déjeuner.
Mais attention ! Ici, il y a des choses interdites : il ne faut jamais dire Do weni M’Bagne. Ici, c’est Mbagne. – Pourquoi ? », quémandai-je. Elle me répondit : « Au cours d’un des nombreux combats que menèrent les M’Bagnois contre leurs voisins, leur chef aurait été gravement blessé et à son retour à cheval, il aurait demandé aux populations qui l’avaient accueilli, « Do weni Bagne? » (C’est ici, M’Bagne ?). Depuis, prononcer cette interrogation est perçu, par les M’Bagnois, comme une provocation. »
« D’où tiens-tu toutes ses informations ? », lui demandai-je enfin. « Je me renseigne », me confia-t-elle en guise de conclusion, « auprès des arabophones m’bagnois ; surtout de Thierno Samba Tafsirou Ba, décédé en 1977, cadi du département de Mbagne et imam de la mosquée. Un homme très cultivé et courtois, puisse le Tout-Puissant l’accueillir en Son paradis. » (A suivre)