Tijani Ould Kerim, homme politique, ancien ambassadeur : ‘’Le Président a dit qu’il ne briguera pas un autre mandat mais en toute chose, il y a les paroles et les actes’’

2 August, 2018 - 01:09

Le Calame : Excellence, merci d’avoir répondu à notre appel. On remarque votre absence sur la scène politique nationale. Pour quelle raison ?

Tijani Ould Kerim : Permettez-moi tout d’abord de présenter mes condoléances aux Mauritaniens, à l’occasion de ce 40ème anniversaire du 10 Juillet, jour où leur pays prit un mauvais tournant. Aujourd’hui la majorité d’entre eux s’en rend pas compte… Pour revenir à votre question, disons que cette absence n’a pas de raison particulière. Il est vrai que je ne milite dans aucune formation politique. Mais je continue de m’intéresser à la vie de ce pays. Il ne peut pas en être autrement.

 

- El l’Institut Mauritanien pour l’Accès à la Modernité que vous avez créé et que vous dirigez?

- Il est actif. Tous ses ouvrages sur l’Education citoyenne sont prêts. Mais on est toujours en attente de partenaires sérieux qui veulent que ces ouvrages soient publiés et distribués aux gens.

 

- Comment jugez-vous la situation actuelle dans le pays ?

- C’est une situation difficile du fait de la paupérisation de larges couches et d’une sècheresse mal gérée. On est à la croisée des chemins. Un élément positif réside dans la décision du Président de ne pas briguer un autre mandat : cela dénote une volonté de respecter la Constitution. Le respect des institutions est toujours de bon augure.

 

- Mais êtes-vous sûr qu’il ira jusqu’au bout de sa décision ? C’est la question que se posent, non seulement, ses partisans mais, aussi, ses adversaires.

- Vous savez, il y a, en toute chose, les paroles et les actes. On est encore dans les paroles mais, moralement, on ne doit pas douter, a priori, des actes qui vont suivre. Ce serait injustifié… Il est vrai que le pouvoir est difficile à quitter, dans nos pays. Un Président qui respecte la Constitution se rehausse car il accomplit une action louable et sage. Le général De Gaulle disait : « Il faut savoir quitter les choses avant qu’elles ne vous quittent ».

 

 - L’Opposition dans son ensemble participe aux futurs scrutins. Etes-vous optimiste pour la transparence de ceux-ci ?

- Pourquoi pas ? Il faut rester optimiste. Cependant chacun sait que l’organisation de telles élections dépend surtout du pouvoir car il détient les leviers pour assurer un scrutin transparent, par des mesures appropriées. Mais il n’est pas bon de douter avant le début du processus. Quant à l’opposition, il faut quand même valoriser son comportement durant la dernière décennie. Elle est restée calme et n’a jamais, à ma connaissance, appelé à la violence. Elle a mené des activités pacifiques. Il faut s’en féliciter. Nous avons échappé aux prétendus printemps arabes qui n’ont été, à mon avis, que des pourvoyeurs d’anarchie, même si leurs mobiles initiaux étaient nobles en ce qu’ils étaient dirigés contre des régimes dictatoriaux.et corrompus.

 

- Pour l’élection présidentielle à venir, êtes-vous en faveur d’un candidat ?

- Oui, j’ai quelqu’un que je considère apte à assumer la fonction, par ses compétences, son expérience, ses relations étendues et, surtout, son esprit inclusif, une qualité importante.

 

- Qui ?

C’est trop tôt pour révéler son nom. Attendons et espérons qu’il l’accepte. Mais je constate, déjà, que ses soutiens grandissent.

 

- Et si Mohamed Ould Abdel Aziz propose quelqu’un, êtes-vous prêt à le soutenir ?

Cela dépend de qui proposerait-il. S’il a de bons antécédents, des valeurs morales et les qualités du présidentiable, pourquoi pas ?

 

- Selon vous, quelles sont ces qualités du présidentiable ?

-  Un Président doit être compétent et avoir des valeurs morales, comme l’honnêteté ou la justice ; des valeurs éthiques, comme le respect des autres ; et des attitudes citoyennes, comme le respect des lois et des institutions. Il doit être inclusif. Une fois assis sur le siège, il doit s’adresser à son peuple et dire : « je suis Président de tous les Mauritaniens, de ceux qui ont voté pour moi comme de ceux qui ont voté contre moi ». Il doit être ouvert à tout le monde, recevoir même ceux qui ne sont pas avec lui et les écouter. Il va s’en dire qu’il a des partisans et un parti qui le soutient, lui est proche et avec lequel il coordonne. Il doit être un adepte ferme de la bonne gouvernance et de la justice sociale. Dans le contexte actuel, il doit être capable de d’appliquer une politique qui maintient la sécurité et la stabilité avec une bonne diplomatie…

 

- Ne pensez-vous pas que la Mauritanie fait face, actuellement, à des défis et des difficultés importantes : cherté de la vie, pauvreté, restriction des libertés, notamment ?

- La liberté de la presse est fondamentale. Elle a connu un net recul, depuis 2013-14. Il est incontestable que la presse avait, auparavant, une grande liberté. À l’époque, les élus du RFD, de l’UFP et de Tawassoul  y ont beaucoup contribué, en abordant des sujets importants. Aujourd’hui, on a reculé…

 

- Et les défis ?

- Je n’ai pas la prétention de tout savoir mais le pays fait face, me semble-t-il, à trois grands défis majeurs. En premier lieu, l’affaiblissement des institutions publiques. Ce qui n’est pas bon, pour une nation encore assez fragile. Nous assistons au recul du formel et l’avancée de l’informel qui gagne du terrain : tribalisme, régionalisme, ethnocentrisme, personnalisation des rôles des personnes, dans les moughataas, au détriment des valeurs citoyennes. Le foisonnement électoral actuel montre à quel point les gens se rangent plus sur des critères tribaux que sur des programmes. L’esprit civique, déjà faible, recule. Et cela est mauvais car, à terme, il conduit à des risques sérieux…

Le deuxième défi est celui de la gouvernance. En général, les résultats de la bonne gouvernance se concrétisent dans cinq secteurs fondamentaux : la sécurité (et je reconnais qu’elle est bonne : comparativement à beaucoup de pays, la Mauritanie s’en tire bien) ; la justice (malade, quant à elle) ; la transparence dans la gestion des biens publics : il y a beaucoup de zones d’ombre ; l’enseignement (qui s’effondre) ; la santé (faible)

Le troisième défi concerne la nécessité politique, envers cette couche, nombreuse, qui vit dans une relative marginalisation. Il s’agit des Haratines. Il n’est pas acceptable qu’une politique de promotion et d’intégration cohérente ne soit pas menée, pour faire avancer cette couche par des programmes, sérieux et volontaristes, d’alphabétisation, de promotion de l’enseignement primaire public, de formation professionnelle, en vue d’une intégration sérieuse. La plupart des Mauritaniens sont pauvres, eux aussi. Mais cette couche doit être propulsée en avant. C’est l’intérêt du pays. Les mouvements qui s’occupent de cette question ne peuvent le mener seuls.

 

- Justement, à votre avis quelle est la place et le rôle de ces mouvements ?

SOS Esclaves est le plus ancien. Son président s’est investi dans la question, de manière louable. Et avec une bonne moralité.

 

- D’autres mouvements aussi ont contribué ?

- Oui, il y a l’IRA qui a apporté une nouvelle dynamique. C’est incontestable. La question que je me suis toujours posé est de savoir si le sigle IRA fait référence à Ira Berlin, un grand professeur d’Université et chercheur américain qui a produit énormément d’ouvrages sur la traite des nègres et sur le système esclavagiste américain. Il a d’ailleurs eu beaucoup de succès. Si le nom du mouvement est venu correspondre, par hasard, à celui de ce grand chercheur, il faut s’en féliciter car c’est une coïncidence extraordinaire… S’il s’en inspire, ce n’est pas bon car on est en Mauritanie, pas aux États Unis.

Un autre mouvement, Al Mithagh, a, lui aussi, accompli des efforts. D’ailleurs, son document d’Avril 2014 propose un programme cohérent, patriotique et, surtout, inclusif. Tout cela donne des pistes pour élaborer une politique globale sérieuse et avancer. La question est l’affaire de tous les Mauritaniens. Elle ne doit pas être un monopole. C’est le devoir de l’État de mettre en place une politique cohérente, par des financements du Budget et, même, des prêts auprès des institutions internationales, afin d’investir, avec une bonne gouvernance, de très fortes sommes, pour développer une telle politique. La promotion de cette couche, tout le monde y gagne et  l’avenir du pays en dépend. Notre société a besoin de plus de justice, à l’égard de toutes ces composantes : Arabes, Halpulaar, Soninkés et Wolofs. Ils doivent se sentir à l’aise chez eux, sans ressentiment, avec tous leurs droits.

 

- Revenons à la bonne Gouvernance. Que dites-vous de la gestion des fonds publics ?

- La bonne gouvernance procède de valeurs morales et civiques : honnêteté, patriotisme. Puis, d’une vision de la meilleure politique à entreprendre. La meilleure politique est celle qui privilège les ressources humaines. Les tops des tops des pays se sont ceux qui ont un bon système éducatif. On ne peut pas se développer sans éducation. La bonne gouvernance peut se résumer en trois points :

  • la primauté du droit que garantit un système judiciaire fort et indépendant, le respect des libertés et des droits… L’efficacité qui procède de décisions judicieuses, loin dépressions des lobbies groupes d’intérêts, clans…
  • la transparence qui fait que toutes les décisions sont prises conformément aux règles et lois en vigueur. Ce qui suppose que toute chose peut être clarifiée par les élus, la presse ou les citoyens. La gestion des fonds publics est claire et rien ne peut être cachée : tout détournement ou mauvaise gestion est tout de suite décelée et traitée.
  • l’équité dans tous les processus, pour que les intérêts légitimes de tous soient respectés loin de toute exclusion, injustice ou marginalisation.

 

- En matière diplomatique, que pensez-vous de la question du G5 Sahel et des défis sécuritaires dans la zone ?

- Sur le plan sécuritaire, l’acquis est important, ici en Mauritanie. Il faut s’en féliciter. Pour la région du Sahel, je pense que les questions actuelles ne trouveront jamais une issue militaire, quelles que soient les forces mises en place. Sinon, la crise en Afghanistan serait résolue depuis longtemps, avec toutes les forces sur le terrain. La solution est dans la bonne gouvernance, le dialogue, les politiques inclusives. La force est à utiliser pour éliminer les vrais criminels : réseaux mafieux et terroristes après avoir redressé les torts.

On peut accuser l’Etranger mais force est de constater que toutes les crises contemporaines ont pour origine l’exclusion d’une minorité et, parfois, d’une majorité, comme en  Irak, Syrie, Yémen, certains pays du Sahel, Afrique centrale, Europe de l’Est, il y a quelques années, Asie centrale…

Propos recueillis par AOC