Les protégés du Prophète/ Ces Compagnons venus d’ailleurs (7) /Par Moussa Hormat-Allah

17 May, 2018 - 03:44

Dans l’inconscient collectif, quand on évoque les noms de Bilal, Ammar, Salem…, la première chose qui vient à l’esprit, est qu’il s’agit de gens du petit peuple mecquois qui ont été sauvagement torturés par les mécréants Koraïches pour avoir embrassé l’Islam. De pauvres esclaves démunis, sans soutien tribal ou clanique, auxquels on a fait subir les châtiments les plus cruels pour les forcer à renier leur foi dans le message de l’Islam.

Rarement, on mesure à sa juste valeur le rang éminemment élevé et l’aura que leur a conférée, en pionniers, leur adhésion bénie au message divin de Mohammed.

Rarement, on se souvient des versets coraniques et des hadiths qui ont magnifié ces croyants de la première heure et les ont propulsés au firmament de la spiritualité, de la vertu et de la ferveur religieuse.

Rarement, on se souvient que le Prophète et ses califes leur ont donné la prééminence sur la quasi-totalité des autres Compagnons pourtant à la généalogie prestigieuse et dont certains, de surcroît, sont de proches parents du Messager de Dieu.

On a comme l’impression diffuse que le souvenir de ces monuments de l’Islam s’est quelque peu étiolé au fil du temps et qu’ils sont, c’est le moins qu’on puisse dire, relégués au second plan dans la mémoire collective.

En revanche, le souvenir de leurs compagnons est encore vivace. Est-ce parce qu’ils étaient issus d’une classe prétendument inférieure – ce qui est loin d’être une tare ? Peut-on, doit-on mesurer les mérites des Compagnons du Prophète à l’aune de leurs origines sociales ? Nullement.

Autant du vivant du Prophète, ils étaient respectés, honorés et parfois mêmes vénérés autant, au fil des siècles, les musulmans, consciemment ou non, semblent les confiner – non sans une admiration ambiguë – dans le statut clivant d’anciens esclaves qui ont bravé la mort pour conserver leur foi.

(…) Ces illustres Compagnons doivent retrouver la place qui leur sied dans la mémoire collective. La seule place qui vaille, celle où les ont placés Dieu et Son Prophète. 

Le Calame vous propose de découvrir ces éminents Compagnons venus d’ailleurs. Chaque semaine nous proposerons à nos lecteurs de faire plus ample connaissance avec l’un de ces Compagnons à partir d’extraits du livre de M. Moussa Hormat-Allah, intitulé : Les protégés du Prophète ou ces Compagnons venus d’ailleurs. Aujourd’hui Salman Al-Farissi.

 

 

 

Salman Al-Farissi (suite)

 

 

Salman restera, cependant, un certain temps encore, au service de son maître, sous le joug de l’asservissement. Ainsi, son statut d’esclave ne lui permettra pas de prendre part aux deux premières batailles livrées par les musulmans aux mécréants, celles de Badr et d’Ouhoud. Son maître, un riche juif de Médine, demandait un prix exorbitant pour l’affranchir : 300 plants de palmiers – dattiers et 40 oughiyas d’or (l’oughiya est une ancienne mesure équivalent à 7 mesghals, soit 35 grammes).

Le Prophète paya l’or de la transaction et demanda à ses Compagnons de rassembler les 300 pousses de palmiers. La totalité du lot demandé fut rapidement réunie et c’est le Prophète lui-même qui vint planter de ses propres mains les trois cents arbrisseaux qui prirent racines et prospérèrent.

Devenu un homme libre, Salman posa au Prophète une question qui le taraudait depuis des lustres.

« Salman le Perse alla un jour voir le Prophète pour lui parler de certains prêtres chrétiens qu’il avait rencontrés au cours de sa vie. Il lui loua leur piété, disant qu’ils priaient et jeûnaient sans cesse et qu’ils croyaient en la venue prochaine de Mohammed comme Messager de Dieu. Il lui demanda ensuite quel sort leur serait réservé, au Jour du Jugement. Le Prophète répondit :

- Ô Salman, ils sont destinés aux flammes de l’Enfer.

Ces paroles troublèrent profondément Salman. Mais un verset coranique vint peu après les contredire : « Ceux qui croient (avant Mohammed), ceux qui suivent le judaïsme, les chrétiens et les sabéens, ceux qui croient en Dieu et au Jour Dernier, ceux qui font le bien, ceux-là trouveront leur récompense auprès de leur Seigneur. Qu’ils n’aient ni crainte ni tristesse ».(1)

Devenu musulman, Salman se vit donc offrir le gîte et le couvert par Abou al-Dardâ, un habitant de Médine renouant ainsi avec l’esprit de l’opération de fraternisation initiée par le Messager de Dieu entre les Ançars et les émigrés (Mouhajirine)(2).

Les deux hommes deviendront inséparables et seront une référence en matière de piété, de vertu et une source inépuisable de sagesse et de science.

Abou al Dardâ fuyait les honneurs et les plaisirs dans ce bas monde. Il menait une vie d’ascète et avait une seule obsession : l’adoration d’Allah. Une rapide digression s’impose pour rappeler brièvement qui était cet ami intime de Salman Al-Farissi. Abou al-Dardâ, de son vrai nom Oueïmar Ibn Malik al-Khazraji, était un Ançar idolâtre qui embrassa tardivement l’Islam (deux après l’hégire).

Il était lié par une très forte amitié avec un autre ançar, l’illustre Compagnon Abdallah Ibn Rawâha. Avec l’avènement de l’Islam, le chemin des deux amis divergea sans pour autant que leur forte amitié n’en pâtisse.

Mais, un évènement allait changer radicalement le cours de la vie d’Abou ad-Dardâ. De retour de la mémorable bataille de Badr, Ibn Rawâha passa chez son ami alors que celui-ci était dans son échoppe et cassa en menus morceaux l’idole qui adorait. De retour à sa maison, Abou ad-Dardâ constata, effaré, les dégâts. La poussé de colère qui l’envahit céda rapidement la place au discernement de la raison. Il se dit que si cette idole était un vrai dieu, elle ne se serait pas laissé détruire sans réagir. Le déclic salvateur se produisit alors. Les ténèbres de l’idolâtrie se dissipèrent de son cœur pour laisser place à la lumière du Message divin. Il partit sur le champ chez le Prophète pour prononcer sa profession de foi.

« Une métamorphose totale s’opéra en notre homme. Il changea son mode de vie d’une façon radicale en se détournant une fois pour toute de ce bas monde et de ses attraits. Il avait fait de ce hadith du Messager de Dieu sa devise dans la vie : « Débarrassez-vous des soucis de ce bas monde autant que vous le pouvez, car celui qui a fait de la vie présente sa plus grande préoccupation, Dieu lui fera connaître la dispersion et la confusion de l’âme et lui présentera sa pauvreté devant ses yeux. Quant à celui qui a fait de la vie future sa plus grande préoccupation, Dieu lui fera connaître la paix et la sérénité de l’âme et lui donnera la richesse du cœur, de même qu’Il pourvoira promptement à tous ses besoins ». Abou ad-Dardâ avait fait de ces paroles son principe de vie. Et il en était heureux. Comme avait dit le Messager de Dieu : « Ce qui est peu et suffisant est de loin préférable à ce qui est considérable et détourne de la voie de Dieu ».(3)

Abou ad-Dardâ vivra donc en ascète, entièrement voué à l’adoration d’Allah.

Un fait, passé à la postérité, résume bien la personne et la personnalité d’Abou ad-Dardâ. Il refusera de marier sa fille au redoutable calife Yezid Ibn Maâouiya, le fondateur de la dynastie des Omeyyades.

Tel était donc Abou ad-Dardâ, l’hôte sous le toit duquel allait vivre Salma Al-Farissi. Ces deux illustres Compagnons, coupés des attraits de la vie ici-bas, allaient rivaliser dans la piété et la dévotion. Une saine émulation dans le seul sentier de Dieu.

La dévotion et la piété de ces deux Compagnons étaient d’autant plus méritoires qu’ils connaissaient parfaitement les Textes fondateurs de l’Islam à savoir le Coran et la Sounna du Prophète.

Salman, par exemple, était un érudit. En plus de ses connaissances très pointues sur les autres religions monothéistes, il avait appris par cœur le Coran et excellait dans son exégèse. A ce sujet, le Prophète a dit : « Prenez la science chez quatre personnes : Abou ad-Dardâ, Ibn Messaoud, Salman Al-Farissi et Abdallah Ibn Salam ».(4) Même le calife Ali était impressionné par le savoir encyclopédique de Salman. Car quelque grand guerrier qu’il fût, Ali était aussi un omniscient. Un érudit. Probablement le plus éminent de son temps. A ce sujet, le Prophète a dit : « Je suis la cité du Savoir et Ali en est la porte, quiconque veut le Savoir, qu’il vienne en passant par la porte ».(5)

Pour sa part, Ali disait souvent aux Compagnons : « Interrogez-moi sur le Livre d’Allah car par Allah, il n’y a pas un seul verset dont je ne sache le moment où il fut révélé : de nuit ou de jour, dans une vallée ou au sommet d’une montagne ».(6)

Ali dit aussi un jour à Kumaïl Ibn Ziad en désignant du doigt sa poitrine : « Ici se trouve une montagne de connaissances que le Messager d’Allah m’a enseignées. Si j’avais trouvé des gens qui puissent en supporter la charge et en prendre soin, je leur en aurais confié une part ».(7)

Pourtant, en dépit de son immense savoir, Ali était émerveillé par l’érudition de Salman al-Farissi. Il le surnommait Loqman le Sage. A la mort de Salman, Ali composa ces vers :

« Celui-là (Salman) est un homme

Qui fait partie de nous

Nous la Maisonnée (du Prophète)

Qui avez-vous

Qui soit comme

Loqman le Sage ? »

Puis le calife de conclure : « Il (Salman) a été doté de la science première et de la science dernière. Il a récité le Livre premier et le Livre dernier. Il était un océan (de savoir) qui ne tarissait pas ».(8)

Salman était aussi très proche du Prophète. Il faisait partie du premier cercle autour de l’Envoyé de Dieu. Un jour alors que les Ançars et les Mouhajirines (les émigrés) se disputaient pour savoir à quel camp appartenait Salman, le Prophète intervint pour dire : « Salman appartient à Nous Ehel Al Beït (la Maison du Prophète).

Aussi bien par sa rigueur, sa droiture et sa perspicacité que par son physique, Salman ressemblait beaucoup à Omar. A Médine, il devint une référence morale et intellectuelle. Mais Salman passera à la prospérité pour avoir été l’homme de la bataille du Fossé. N’eût été l’idée géniale qu’il suggéra au Prophète ce jour là, Dieu seul sait quel serait devenu le sort de l’Islam.

Car pas de méprise. Si Salman vivait en reclus dans l’adoration de Dieu, il n’en restait pas moins un redoutable guerrier qui, de surcroît, excellait dans la tactique et la stratégie militaires.

C’est précisément ce qu’il allait confirmer lors de cette mémorable bataille du Fossé. De quoi s’agissait-il ?

Un petit retour en arrière s’impose. A la fin de la bataille d’Ouhoud, Abou Soufyane, qui commandait l’armée des mécréants Koraïchites, avait lancé aux musulmans un avertissement : « Nous vous attaquerons l’année prochaine et nous éradiquerons votre religion ! » et il tint parole. Une occasion rêvée pour mettre à exécution sa menace lui sera offerte par les juifs de Médine.

En effet, les juifs des Benou Qouraydha qui habitaient Médine avaient conclu un pacte de paix et de défense avec le Prophète et vivaient, en apparence, en bon voisinage avec leurs concitoyens musulmans. Mais, au fond, ils abhorraient autant que les mécréants Koraïchites le Prophète et sa nouvelle religion. C’est pourquoi, ils envoyèrent dans le plus grand secret, des émissaires à La Mecque pour exposer aux Koraïchites un plan machiavélique pour se débarrasser définitivement de Mohammed.

Le plan proposé consistait à attaquer simultanément Médine de l’extérieur et de l’intérieur. Les Koraïchites, les Ghatafan et autres tribus païennes attaqueraient la Cité lumineuse de l’extérieur et les juifs des Benou Qouraydha de l’intérieur. Ainsi, le Messager d’Allah et les musulmans seront pris en tenaille et broyés comme par une meule. Une coalition infernale est donc mise sur pied pour détruire Médine. Les assaillants commandés par Abou Soufyane étaient au nombre de vingt quatre mille combattants surarmés avec une cavalerie impressionnante. Sans compter les juifs eux aussi surarmés et qui attaqueraient les lignes arrières des musulmans.

Face à cette coalition infernale, quelques deux mille hommes mobilisés au pied levé et largement sous équipés.

Comme toujours, en pareil cas, le Prophète rassembla ses Compagnons pour décider de la conduite à tenir. Après plusieurs propositions écartées les unes après les autres, un gaillard vigoureux à la chevelure abondante avec une stature qui semblait taillée dans le roc se leva et dit : « Chez-nous quand on est attaqué par la cavalerie, nous creusons des tranchées pour nous protéger ». Pendant que Salman parlait – car il s’agissait bien de lui – l’étonnement se lisait sur les visages. Car cette technique de défense était alors inconnue des Arabes. Après le bref exposé de Salman, le Prophète souscrit sans hésiter à la proposition. Salman demanda alors à l’Envoyé de Dieu de se rendre sur le terrain pour voir la configuration du relief. Juché sur un monticule, Salman jeta un regard enveloppant et examinateur sur la ville et ses pourtours. Il constata que d’un côté, elle était bien protégée par la montagne mais qu’elle était vulnérable par une zone découverte par laquelle pouvait s’engouffrer facilement la cavalerie. Dès lors, il fallait creuser, au plus vite, des tranchées pour boucler ces brèches qui sont autant de talons d’Achille dans le dispositif de défense de la ville.

Le Prophète demanda alors à tout le monde de se mettre au travail. Lui-même, pic à la main, le torse nu, se mit à la tâche. Les Compagnons étaient répartis par groupes de travail. Chaque groupe avait une longueur de tranchée bien déterminée à creuser. Le travail commença avec application et dans la bonne humeur.

« Au cours des travaux, certains Compagnons découvrirent une roche épaisse et dure qui les empêchait de creuser davantage. Ils tentèrent de la casser mais sans succès. Celle-ci semblait très solide. Salmân s’en alla voir le Prophète pour lui demander l’autorisation de contourner cet obstacle un peu plus loin. L’Envoyé de Dieu retourna avec son Compagnon vers l’endroit indiqué et jeta un coup d’œil sur la roche. Il se fit apporter ensuite une pioche et demanda à ses compagnons de s’éloigner des éventuels éclats qui pouvaient s’en dégager. Il saisit alors la pioche de ses deux mains bénies, prononça le nom de Dieu et donna un grand coup sur la roche qui se fissura et dégagea des étincelles, ainsi qu’une vive lumière qui se propagea à l’horizon. Salmân témoignera qu’il a vu cette lumière éclairer les extrémités de Médine et le Messager de Dieu de s’écrier : « Dieu est grand ! On m’a donné les clefs de la Perse. Je viens de voir les palais de Hirâ et les villes de Chosroês éclairés et ma communauté conquérante. »

Il donna un autre coup de pioche et la roche se fissura davantage. Une autre lumière s’en dégagea et se propagea à l’horizon. Le Messager de Dieu s’écria de nouveau : « Dieu est grand ! On m’a donné les clefs de l’empire byzantin. Je viens de voir les palais rouges éclairés et ma communauté conquérante. »

Au troisième coup, la roche s’effrita et une lumière très vive s’en dégagea, suscitant les cris de louange et de bénédictions des musulmans. Le Prophète les informa qu’il venait de voir les palais de Damas, de Sanaa et de l’Abyssinie éclairés et sa communauté conquérante. Les musulmans, ajoutera Salmân, crièrent avec une grande ferveur : « Voilà ce que nous a promis Dieu ainsi que Son Messager. Dieu et Son Messager tiennent parole. »

Notre Compagnon Salmân vivra longtemps. Il verra l’islam conquérir l’empire perse, les possessions byzantines en Egypte et en Syrie et porter l’étendard du tawhîd (l’unicité divine) dans toutes les contrées du monde. Mieux encore, il sera lui-même le gouverneur d’Al-Maydan, une ville de l’empire perse. Mais n’anticipons pas les choses et restons encore à Médine où les musulmans venaient de terminer de creuser les tranchées.

En arrivant devant la ville qu’ils voulaient prendre d’assaut, les coalisés restèrent figés en voyant ce moyen de défense inconnu jusque là parmi les Arabes. Ils avaient beau essayer de trouver une faille dans le système de défense de la ville, mais en vain, d’autant plus que les juifs des Banû Qurayda, sur lesquels ils comptaient pour les aider de l’intérieur, avaient fini par se désister. Alors, en désespoir de cause, après un mois de siège, et une nuit de violente tempête qui souleva leurs tentes et dispersa leurs hommes et leurs montures, Abû Sufyân et ‘Uyayna Ibn Hisn, les deux chefs de l’expédition, décidèrent de lever le siège et de retourner à la Mecque, le profil bas et l’arrogance écorchée. »(9)

La Providence a voulu que les mécréants battent en retraite, défaits, sous les effets conjugués du creusement de cette tranchée et du déchaînement des éléments.

Mais cette bataille du Fossé, marquera à jamais les esprits. Les habitants de Médine mettront longtemps à se remettre de cette terrible frayeur qui les prit à la gorge en voyant dévaler à travers monts et vaux, cette marée humaine de mécréants qui voulait les emporter comme une lame de fond.

Le Coran l’a décrite en ces termes : « Quand ils vous vinrent d’en haut et d’en bas (de toutes parts), et que les regards étaient troublés et les cœurs remontaient aux gorges, et vous faisiez sur Dieu toutes sortes de conjectures. Les croyants furent alors éprouvés et secoués d’une dure secousse. »(10)

A l’issue de cette bataille, Salman était heureux parce que l’attaque ennemie a été repoussée. Mais il avait d’autres motifs de satisfaction. C’est lui qui buta sur le rocher et c’est lui qui entendit le Prophète, en brisant ce rocher, annoncer la bonne nouvelle : l’expansion prochaine de l’Islam sur tous les continents.

Il aura aussi la chance de vivre assez longtemps pour voir de ses propres yeux, dans la réalité, se concrétiser tout ce qu’avait annoncé le Messager d’Allah.

Il verra les deux super puissances d’alors, la Perse et l’Empire romain de Byzance à genoux devant les conquérants musulmans. Il entendra du haut des minarets l’appel du muezzin dans des contrées où on était à mille lieues d’imaginer que l’étendard de l’Islam y flotterait un jour.

Après la bataille du Fossé, Salman reprit le cours normal de sa vie. Une vie d’ascétisme et de dévotion.

Salman préférait toujours manger des fruits de son labeur. Pourtant, le salaire qu’il percevait du Trésor public était considérable : cinq mille dirhams par an. Mais quand il le touchait, il le distribuait en entier aux pauvres et aux nécessiteux sans en garder le moindre sou. Comment faisait-il alors pour vivre lui et sa famille ? Voici sa réponse : « J’achète avec un dirham des feuilles de palmiers et je les travaille, puis je les vends à 3 dirhams. Je garde un dirham pour d’autres feuilles, je dépense un autre pour ma famille, et je donne le troisième en aumône. »

On dit souvent que les Arabes trouvent leur plaisir dans la simplicité de leur mode de vie. Ceci s’explique, peut-être par les rudes conditions naturelles.

Mais on comprend beaucoup moins qu’un homme originaire de Perse, pays de l’abondance, du faste et du raffinement et qui a grandi dans le luxe et l’opulence, se contente d’un seul dirham quotidien, gagné à la sueur de son front pour vivre ou plus exactement pour survivre. Pourtant, l’explication est simple. Salman avait décidé de tourner définitivement le dos aux plaisirs et aux attraits de la vie ici-bas. Outre une nourriture plus que frugale, il s’habillait d’une courte tunique rapiécée qui lui arrivait juste aux genoux.

Par ailleurs, il fuyait les honneurs et les postes de responsabilité. Lui, qui disait : « Si tu peux manger de la poussière, pour ne pas être émir de deux personnes, fais-le ! » En revanche, c’est avec joie et empressement qu’il accepte d’être le chef d’une armée partant au combat sut le chemin de Dieu.

Omar lui proposa, un jour, le poste tant convoité de gouverneur d’Al-Madayne. Salman déclina, tout naturellement, la proposition. Mais le calife qui voulait avoir à ce poste hautement sensible un homme de confiance, insista beaucoup. Salman, se rappelant un verset coranique – une injonction divine – finit par accepter cette charge : « Obéissez à Dieu, à Son Prophète et à ceux qui ont en charge vos affaires. »

Mais cette éminente fonction ne changera pas d’un iota le mode de vie ascétique de Salman. D’abord un mot sur le « palais » du nouveau gouverneur. « Ce gouverneur de la florissante cité d’Al-Madayne se fait construire une résidence. Voici la description métaphorique qu’en fait le maçon : C’était une bâtisse qui tempère la chaleur et le froid. Si tu t’y mets debout, la tête touche le plafond. Et si t’y allonges, les pieds touchent le mur. »(11)

Un jour, un Compagnon rendit visite au gouverneur Salman dans cette résidence et, à sa grande surprise, le trouva occupé à pétrir pour préparer le pain. Salman lui répondit que cette tâche incombe habituellement à l’employée de maison mais que celle-ci a été chargée d’une autre tâche. Aussi, je fais ce travail à sa place car je ne peux pas lui infliger ces deux tâches à la fois.

Tout gouverneur qu’il était, Salman continuait à vivre de la sueur de son front en tressant des feuilles de palmiers.

Rien ne le distinguait de ses administrés. Ni tenue spécifique, ni escorte. Pour employer une expression triviale, on peut dire qu’il était comme le commun des mortels. Un citoyen lambda.

« Un jour, alors qu’il était toujours gouverneur, il rencontra un voyageur venant de Damas qui portait des sacs contenants des figues et des dattes. Voyant l’aspect très modeste de Salman, l’homme crut avoir affaire à un portefaix ou à un pauvre soucieux de gagner quelques pièces en portant des charges. Il appela donc Salman et lui dit : « Porte-moi ceci. » Salman s’exécuta sans rien dire. En cours de route, ils rencontrèrent des gens que Salman connaissait. Il les salua et ceux-ci lui rendirent son salut en ces termes : « Que la paix soit sur toi Ô émir. » Le voyageur crut à une plaisanterie, à une méprise ou à tout autre chose sauf à ce que son porteur soit émir. Mais au fur et à mesure que les gens saluaient Salman en l’appelant émir, il sentit une certaine gêne l’envahir et il devint confus. Il comprit alors qu’il avait affaire au gouverneur d’Al-Madayne en personne. Ne sachant comment s’excuser, il pria Salman de le laisser reprendre sa charge mais celui-ci refusa et insista pour la porter à destination.

La piété et l’ascétisme de cet homme étaient tels qu’il était difficile de le dissocier du plus modeste de ses administrés. C’était un sage parmi les sages, car seuls ceux qui possèdent la sagesse peuvent résister à l’arrogance et à la condescendance qu’induit l’ivresse du pouvoir. »(12)

Salman qui était aimé et estimé par le Prophète, observait dans son mode de vie les enseignements du Messager de D’Allah. « Que chacun prenne de la vie d’ici-bas la part du voyageur… » En d’autres termes, on doit considérer la vie comme un passage, une étape un peu à la manière du viatique du voyageur. Ces attraits et ces désirs ne doivent pas cacher son caractère éphémère et illusoire. La seule vie qui vaille est celle de l’au-delà. Celle de l’éternité.

Salman se déplaçait souvent à dos d’âne. Quand ses administrés le voyaient, ils disaient : « L’émir vient ! L’émir vient ! » Salman n’a jamais perçu un sou du Trésor public et il distribuait aux pauvres tous ses émoluments de gouverneur. Pour vivre, il continuait toujours à fabriquer des paniers avec des feuilles de palmier.

Après la mort du Prophète, Salman fut l’objet du respect, de l’estime et de la considération des califes de l’Envoyé de Dieu.

Les chroniqueurs rapportent que sous le califat d’Omar, il est venu en visite à Médine. Omar réunit alors les Compagnons et leur dit : « Sortons accueillir Salman ! » Et ils sortirent à sa rencontre à l’entrée de la ville.

Cette visite fut la dernière que notre pieux Compagnon rendra à la Cité lumineuse.

« Sa’d Ibn Abi ‘Waqqâs raconta qu’il lui rendit visite pendant sa maladie, la maladie qui devait le conduire à la mort. Il le trouva en train de pleurer et il lui demanda la cause de ses larmes. Salman lui dit : « Je ne pleure pas par crainte de la mort et regret de ce monde mais je pleure en me rappelant la recommandation de l’Envoyé de Dieu envers nous quand il nous dit : que la portion de chacun d’entre nous soit comme le viatique du cavalier et je vois toutes ces choses autour de moi.» Sa’d regarda et ne vit qu’une écuelle, un vase et un banquet. Sa’d alors lui dit : « Ô ‘Abd Allah ! Fais-nous tes recommandations pour que nous les suivons après toi ». Salman lui dit : « Ô Sa’d, souviens-toi de Dieu dans ton souci quand tu es préoccupé, dans ton jugement quand tu juges, dans ta main levée quand tu prêtes serment ».

Salman al-Farissi mourut sous le califat de ‘Uthman Ibn ‘Aftan en l’an 35 de l’héjire/656 de l’ère chrétienne. Il est enterré non loin de Baghdad à l’endroit connu comme Salmân Pak, Salman le pur. Il repose dans cette terre d’Iraq où son souvenir est toujours vivant. Lui, qui pour les partisans de ‘Ali est le cinquième des « Gens de la maison ». Salmân comme Bilâl donne à tout non arabe le sentiment de l’universalité de l’Islam dont le message s’adresse à tous sans aucune distinction de race ou de sexe. Selon la parole de Dieu : « Le plus noble d’entre vous, aux yeux de Dieu est le plus pieux ».(13)

Cette universalité de l’Islam sera également incarnée par d’autres Compagnons venus d’ailleurs à l’instar du grand rabbin Abdallah Ibn Selam.

(A suivre : Abdallah Ibn Salam)

N.B : Kaâb Al-Ahbar (A.Isac) est un rabbin « musulman » très controversé qui vint à Médine sous le califat d’Omar.

[1]  cf. Mahmoud Hussein, Al-Sira, op.cit p.20.

2 Chaque médinois partageait en deux ses biens avec un émigré. Parfois, il se privait lui-même au profit de l’émigré. Cet élan de générosité et de solidarité est un cas unique dans l’histoire des communautés religieuses. En effet, par son ampleur, cette fraternisation entre les émigrés et les Ançars initiée par l’Envoyé de Dieu est sans précédent. Elle a, par ailleurs, un autre mérite : permettre aux musulmans de se fondre, au-delà des origines et des clivages, dans le creuset de l’amour de Dieu.cf. Moussa Hormat-Allah, Mohammed, le vrai visage du Prophète pp.140 etc.

3  cf. Messaoud Abou Oussama, op.citg.p225.

4  Hadith rapporté par Mouad Ibn Jebel.te de l’Islam, pp.140 etc.

5 cf. Al Bichar, ch.93, p40.

6  Khalid Mohammed Khalid, Des hommes autour du Prophète, op.cit.p.23.

7  cf. Messaoud Abou Oussama op.cit.pp.115 et 116.

8 Hadith rapporté par Thirmidi dans son Sahih.

9Hadith rapporté par Mouslim.

 

 

10 cf. A[1]  Khalid Mohammed Khalid, Des homes autour du Prophète, op.cit.p.23.l Bichar, ch. [1]  cf. Messaoud

11  Coran, Les Coalisés, Versets 10 et 11. N.B : Malheureusement, cette traduction – comme toutes les traductions du Coran – ne rend que très partiellement le sens et la beauté du texte arabe.Abou Oussama op.cit.pp.115 et 116.93, p40.

12  cf. Frédéric Brabant, op.cit.page 24.

13 cf. Messaoud Abou Oussama, op.cit.page 117.