Monsieur
De mes précédentes lettres vous avez probablement retenu des griefs contre moi, peut-être parce que les argumentations qui y sont développées étaient trop serrées ou, pire encore, manquaient de logique au point de nuire à l’agrément que l’on pourrait trouver à les lire, peut-être aussi parce que prégnante fut l’impatience que vous avez dû endurer depuis près de quatre mois dans l’attente de la suite que voici ; ce n’est pas rien en effet que de se voir subir, sans explication, une si longue attente, d’aucuns trouveraient cela trop frustrant sinon lassant !
Et si jamais ces deux suppositions n’étaient pas que de simples déductions infondées, mais de véritables ressentiments, alors il faudrait bien me comprendre :
Concernant la première, j’ai essayé autant que faire se peut d’éviter les redites et les contradictions mais au cas où vous en avez trouvé une ou plusieurs, sachez qu’elles ne me gênent nullement, même si elles s’accommodent peu au respect de la langue, elles n’ont jamais freiné l’évolution des idées, d’autant plus que vous-même et bon nombre de vos pairs n’êtes pas toujours cohérents dans vos discours et vous n’en souffrez aucunement.
De surcroit, vos illustres maîtres tels que Platon et Descartes fourmillent en contradictions mais cela n’a affaibli en rien la puissance de leurs systèmes de pensée. Ce sont, et vous le savez mieux que moi, quelques esprits critiques moins importants qui se sont acharnés sur leurs œuvres jusqu’à leur découvrir des contradictions qu’il est inutile d’exposer ici… ce n’est pas mon propos.
S’agissant du retard que j’ai pris pour la présente, c’est un contretemps lié à un évènement inattendu qui m’a empêché d’entamer sa rédaction. Mais maintenant que cet événement appartient au passé, je m’en vais tout de suite vous la livrer. Encore qu’il faille, auparavant, attirer l’attention sur ceci : les changements brusques de ton et de thèmes que l’on pourrait entrevoir dans les lignes suivantes ne traduisent rien d’autre que les pulsions désordonnées d’un monde arabo-musulman dont les systèmes de valeurs ont été violement bouleversés depuis plus d’un siècle (colonisation et soubresauts des indépendances, conflit israélo-palestinien, invasions du Liban, d’Afghanistan et d’Irak, ‘’printemps arabe’’, guerres asymétriques contre la Syrie et le Yémen, conflit de leadership irano-saoudien …) et dans lequel sont toujours plongés les peuples, notamment cette partie de leur jeunesse dont la réaction se poursuit de nos jours dans une dialectique de protestation et de lutte sous une forme aveuglement violente, teintée de spiritualité dogmatique et sectaire, dépourvue de réflexion structurée et de méthode, condamnable aussi bien sur le plan moral que religieux.
C’est ici l’occasion de rappeler que le sujet de la présente, déjà annoncé tout au début de ma correspondance, portait sur la relation tumultueuse, dès l’origine, entre l’Occident et ce monde arabo-musulman. Il faut également rappeler que ma dernière lettre s’achevait par cette conclusion que toute doctrine dont la motivation première était d’imposer sa suprématie, surtout quand c’est au moyen d’une force brutale, ne pouvait engendrer que rejet, haine et violence.
Cette figure est aujourd’hui doublement représentée par, d’un côté, le Wahabisme qui inspire par sa rhétorique les groupuscules dits islamistes radicaux et, de l’autre, la doctrine militaire des Etats Unis qu’ils impriment au devant de leur diplomatie et qui se traduit par une politique d’hostilité à l’égard de tout pays qui n’accepte pas de se soumettre à leur diktat ou à leur propre vision du monde.
L’éternel prétexte du face à face imaginaire des religions
En effet, aussitôt après la Guerre Froide, alors menée contre le communisme et dont il est sorti vainqueur, il fallait nécessairement que le gouvernement américain, leader du monde occidental, trouvât un nouvel ennemi pour nourrir sa doctrine dominatrice. Il imagina des ennemis qu’il désigna sans tarder : le régime iranien, les régimes de Saddam Hussein, des Talibans en Afghanistan, de Mouammar Kadhafi et à présent celui de Bachar Al Assad.
Tous ces régimes furent balayés par des interventions militaires illégales, aveugles et impitoyables, sauf le premier qui sera épargné, sans doute parce qu’il eût pu se donner les moyens de se défendre, mais il sera continuellement sous la menace des bases militaires américaines implantées dans tous les pays qui lui sont frontaliers et sous des sanctions économiques permanentes. Le seul et unique tort de ces régimes aura été de partager la même volonté de ne pas se courber devant l’impérialisme américain.
Quant à la France et l’Angleterre, bien qu’elles aient toutes les deux un statut de grande puissance et qu’elles soient membres du Conseil de Sécurité, plus personne ne se fait d’illusions sur la qualité intellectuelle et éthique de leurs dirigeants politiques et cela, depuis au moins une génération. Leur grandissante perte d’autonomie en matière de politique étrangère est manifeste, bien qu’elles veuillent donner l’impression de défendre les mêmes intérêts stratégiques que ceux des Etats Unis. Or ces intérêts sont plutôt liés aux industries d’armement, aux compagnies pétrolières et aux banques privées qui sont toujours à l’origine des guerres que mènent ces pays occidentaux en terre d’Islam, soit directement par leurs armées soit indirectement sous forme de guerres civiles initiées par leurs services de renseignements, parce qu’elles en ont besoin pour maintenir ou développer leurs activités respectives, elles les font donc déclencher chaque fois que nécessaire.
Prenons, par exemple, le cas de la France. Que lui reste-t-il de la politique gaullienne de souveraineté qui persistait tant bien que mal jusqu’à la période du président Chirac ?
C’est le président Sarkozy qui a inauguré le mouvement de subordination de la diplomatie française à celle des Etats Unis, quelles que soient par ailleurs les motivations de celle-ci.
Il a ainsi donné tous les gages nécessaires pour que la diplomatie française puisse acquérir un statut d’auxiliaire actif et docile, n’ayant aucune marge de manœuvre dans son engagement derrière les positions américaines, ce qui va se traduire par le retour de la France dans le giron du commandement intégré de l’OTAN, une organisation exclusivement contrôlée par le gouvernement américain et dont le but ultime est d’arbitrer les flux énergétiques au profit des cercles économiques dirigeants des Etats-Unis ; sans parler de son rôle de funeste supplétif occupant le devant de la scène, à la place du véritable maître d’œuvre, l’OTAN en l’occurrence, pour couvrir ou endosser les responsabilités de celle-ci dans ses actions militaires illégalement menées en Libye et qui ont conduit au chaos actuel que vit ce pays – actions militaires illégales parce qu’elles avaient transgressé le contenu et les limites de la résolution du Conseil de Sécurité, prise en 2013 afin de contenir humainement et géographiquement la guerre civile qui faisait alors rage en Lybie.
Puis advint l’épisode du président François Hollande qui va accélérer ce mouvement de subordination, contrairement aux attentes de la majorité de ses électeurs. On se souvient de son discours de campagne contre la finance, en 2012, à Bourget où il disait : « mon adversaire dans cette bataille, je vais vous le dire, il n’a pas de nom et il est invisible, il ne se présentera jamais et pourtant il gouverne, cet adversaire, c’est le monde de la finance » ; mais on retiendra surtout ses tentatives infructueuses de va-t-en guerre en Syrie, après avoir été élu président, comme pour exécuter la menace des Etats-Unis en lieu et place de l’armée américaine, en chien de garde pour parler autrement.
Quant au président Macron, il vaut mieux se douter de sa capacité à mener une diplomatie souveraine, d’autant qu’il avait été désigné comme le candidat des banquiers transnationaux et des capitaines d’industries qui partagent les mêmes intérêts économiques et appartiennent tous à la même classe dominante, pour ne pas dire oligarchie financière. Encore qu’il ne fait pas montre d’une volonté de devenir autre chose que le représentant de cette classe là, celle qui renforce son influence politique par son pouvoir économique et financier. Aux Etats Unis, elle est clairement au grand jour ; en Europe, elle est présente dans les corridors des pouvoirs, elle manipule les dirigeants politiques qui ne peuvent prendre aucune décision économique importante sans elle ; son influence va même jusqu’à inspirer ou faire modifier les décisions de la Commission Européenne.
Voilà pourquoi la diplomatie française ne semble plus vraiment dépendre de décisions prises à Paris, au moins en ce qui concerne les grands dossiers de conflits régionaux et de sécurité internationale ; elle n’est plus capable de jouer le rôle d’intermédiaire entre les pays puissants et les moins puissants. Elle fait comme si la France n’avait plus envie de redécouvrir la géographie et de reconsidérer sa position actuelle par rapport à la Russie, ne serait-ce que du fait pourtant évident qu’elle se situe tout juste à l’extrémité ouest des frontières de la grande Eurasie qui, elle, est en pleine croissance économique.
L’autre vérité est que, pour renforcer davantage son pouvoir d’influence, cette classe économique et financière exerce une forte pression sur certains intellectuels au moyen d’insidieuses corruptions et à travers les grands médias qui les invitent, qui lui appartiennent en majorité et auxquels elle verse régulièrement d’importants soutiens financiers pour mener campagne en cas de besoin et se transformer en levier de sensibilisation ou d’orientation des opinions publiques, surtout durant les interventions militaires des pays occidentaux en terre d’Islam.
C’est ainsi que ces dirigeants politiques et intellectuels, qui sont affidés à ladite classe dominante, trouvent éternellement prétexte dans ce face-à-face imaginaire de la Chrétienneté et de l’Islam, usant comme au moyen âge de grossiers mensonges pour justifier des agressions militaires ici ou là, toujours contre les pays musulmans potentiellement riches ou géostratégiquement importants, en foulant au pied le droit et la raison qui sont pourtant indispensables dans les relations entre nations et la conduite du monde. Les mêmes intellectuels viennent d’ailleurs d’inventer ‘’ le totalitarisme islamique’’, qu’il faut combattre, disent-ils, avec une volonté sans faille et l’unité requise, en d’autres termes avec des interventions militaires aussi aveugles qu’impitoyables. Le paradoxe est qu’ils récusent partout ailleurs les dogmes religieux au nom des principes de laïcité mais sans jamais renoncer à l’héritage des guerres de religions contre l’Islam.
Il serait intéressant à ce propos de lire encore une fois l’immense poète Al Maari :
« Le mensonge a détruit les habitants de la terre
Leurs descendants se sont groupés en sectes
Qui ne peuvent fraterniser
Si l’inimitié n’avait été dans leur nature
Dès l’origine
Mosquée, Eglise et Synagogue n’auraient fait qu’une »
(A suivre)