Dans l’inconscient collectif, quand on évoque les noms de Bilal, Ammar, Salem…, la première chose qui vient à l’esprit, est qu’il s’agit de gens du petit peuple mecquois qui ont été sauvagement torturés par les mécréants Koraïches pour avoir embrassé l’Islam. De pauvres esclaves démunis, sans soutien tribal ou clanique, auxquels on a fait subir les châtiments les plus cruels pour les forcer à renier leur foi dans le message de l’Islam.
Rarement, on mesure à sa juste valeur le rang éminemment élevé et l’aura que leur a conférée, en pionniers, leur adhésion bénie au message divin de Mohammed.
Rarement, on se souvient des versets coraniques et des hadiths qui ont magnifié ces croyants de la première heure et les ont propulsés au firmament de la spiritualité, de la vertu et de la ferveur religieuse.
Rarement, on se souvient que le Prophète et ses califes leur ont donné la prééminence sur la quasi-totalité des autres Compagnons pourtant à la généalogie prestigieuse et dont certains, de surcroît, sont de proches parents du Messager de Dieu.
On a comme l’impression diffuse que le souvenir de ces monuments de l’Islam s’est quelque peu étiolé au fil du temps et qu’ils sont, c’est le moins qu’on puisse dire, relégués au second plan dans la mémoire collective.
En revanche, le souvenir de leurs compagnons est encore vivace. Est-ce parce qu’ils étaient issus d’une classe prétendument inférieure – ce qui est loin d’être une tare ? Peut-on, doit-on mesurer les mérites des Compagnons du Prophète à l’aune de leurs origines sociales ? Nullement.
Autant du vivant du Prophète, ils étaient respectés, honorés et parfois mêmes vénérés autant, au fil des siècles, les musulmans, consciemment ou non, semblent les confiner – non sans une admiration ambiguë – dans le statut clivant d’anciens esclaves qui ont bravé la mort pour conserver leur foi.
(…) Ces illustres Compagnons doivent retrouver la place qui leur sied dans la mémoire collective. La seule place qui vaille, celle où les ont placés Dieu et Son Prophète.
Le Calame vous propose de découvrir ces éminents Compagnons venus d’ailleurs. Chaque semaine nous proposerons à nos lecteurs de faire plus ample connaissance avec l’un de ces Compagnons à partir d’extraits du livre de M. Moussa Hormat-Allah, intitulé : Les protégés du Prophète ou ces Compagnons venus d’ailleurs. Aujourd’hui Khabbab Ibn Al-Arath
Khabbab Ibn Al-Arath
Avec Ammar, Bilal, Souhaïb et bien d’autres, Khabbab Ibn Al-Arath faisait partie de ce petit peuple vulnérable qui a subi dans toute leur cruauté les exactions et les tortures de la part de l’oligarchie mecquoise pour les dissuader de renier leur foi. Mais au fait, qui était Khabbab? Khabbab fut réduit en esclavage alors qu’il était encore adolescent. Voici sa propre relation des faits : « Une tribu arabe (dans la période pré-islamique) a attaqué notre campement. Elle a enlevé les femmes et les enfants et pris le bétail. J’étais parmi ceux qu’elle avait enlevés. Depuis ce jour, je suis passé de marchands d’esclaves en marchands d’esclaves ».
C’est ainsi qu’il se retrouva dans le marché aux esclaves de La Mecque. Une femme du nom d’Oum Ammari Al-Khuzaiya qui était à la recherche d’un esclave jeune et vigoureux l’acheta. Il avait une allure noble et les traits d’une intelligence vive.
Oum Ammari confia son « acquisition » à un forgeron pour l’initier au métier lucratif de la forge. Très vite, Khabbab excella dans la fabrication des sabres. Impressionnés par son habileté et sa dextérité, beaucoup d’habitants de La Mecque venaient chez lui pour commander des épées. Il avait une réputation d’honnête commerçant.
Que pouvait demander de plus un jeune esclave dont les affaires sont florissantes et qui, de surcroît, avait acquis la confiance et l’estime de ses concitoyens ? Pourtant, Khabbab était loin de se complaire dans cette société mecquoise aux mœurs relâchées et dont le principal ressort était la cupidité et l’avidité matérielle.
Sans pouvoir l’expliquer, une force intérieure diffuse semblait le retenir de s’intégrer dans cette société permissive. Il fuyait les mondanités. Affable et courtois, il faisait son travail mais restait introverti. Dès qu’il entendit parler de l’avènement d’un nouveau Prophète, il prêta l’oreille aux bribes de propos qu’on lui prêtait.
Sans se poser davantage de questions, il se précipita à la maison d’al-Arqam où le Prophète était reclus avec une poignée de Compagnons. Il fut subjugué dès qu’il écouta le Prophète déclamer les premiers versets du Coran. Et il prononça sur le champ sa conversion à l’Islam devant le Messager d’Allah.
Cette conversion de Khabbab fit rapidement le tour de La Mecque. Oum Ammari, courroucée convoqua son frère Sibâ Ibn al-Uzza et des membres de sa tribu. Elle leur fit part de la fâcheuse nouvelle et leur demanda de châtier Khabbab comme il se doit pour avoir suivi Mohammed et renoncé à la religion de leurs ancêtres.
Dans un état d’excitation extrême, le petit groupe partit à la recherche de Khabbab. Ils le trouvèrent dans son atelier. L’expression sévère de leurs visages n’impressionna guère le forgeron. Avec beaucoup d’assurance, il soutint leur regard et leur dit que désormais il croyait en l’unicité de Dieu et en la sincérité du Message de Mohammed. Ils fondirent alors sur lui et le rouèrent de coups jusqu’à ce qu’il perdît connaissance.
Depuis ce jour, les persécutions et les tortures seront le lot quotidien de Khabbab. Il connaîtra, comme la plupart de ses coreligionnaires sans protection, toute la panoplie des sévices. Nu, les pieds et les mains attachés à des piquets, on lui appliquait sur le dos des pierres chauffées qui faisaient partir sa peau en lambeaux.
Khabbab et quelque uns de ses compagnons, qui étaient torturés comme lui par les Koraïchites, vinrent se plaindre auprès du Prophète. Khabbab lui-même témoigne : « Un jour, dit-il, nous allâmes voir le Messager après que les persécutions des païens eurent atteint le paroxysme. Nous le trouvâmes devant la Kaâba, étendu sur une cape. Nous lui dîmes : « Ô Envoyé de Dieu ! Ne vas-tu pas invoquer Dieu pour qu’Il nous fasse triompher sur nos ennemis ? » Le Messager de Dieu se redressa, et s’assit. Son visage devint rouge, signe qu’il était en colère. Il nous dit : « Parmi les générations qui vous ont précédés, on prenait l’homme, on le mettait dans une fosse, puis on apportait une scie qu’on plaçait sur sa tête, et cela ne le détournait nullement de sa foi. On passait aussi sur son corps des peignes en fer qui lui arrachaient la chair et cela non plus ne le détournait nullement de sa foi. Dieu accomplira Sa volonté en faisant triompher cette religion si bien que le voyageur ira de Sanaa à Hadhramount, sans craindre personne, sauf Dieu Tout-Puissant et Transcendant, ainsi que le loup qui risquerait d’attaquer ses moutons. Ce jour viendra, mais vous voulez le hâter ».
Ces propos du Prophète stimulèrent davantage la foi de Khabbab et de ses compagnons meurtris. Une foi renforcée et décuplée par les sacrifices dans le sentier de Dieu.
Khabbab continuera donc à supporter avec stoïcisme toute sorte de souffrances. Sa « propriétaire » Oum Ammari prenait personnellement part aux supplices infligés à son esclave. Elle mettait des fers au feu et les retirait tout brûlant pour les appliquer sur les différentes parties du corps du supplicié.
Pour le réconforter et l’encourager, le Prophète passait souvent près de Khabbab au moment où on le torturait.
Le Messager d’Allah qui ne pouvait encore rien pour arrêter ces sévices, leva ses mains au ciel et invoqua Dieu en ces termes : « Ô mon Dieu ! Accorde secours à Khabbab ».
Cette supplique du Prophète fut exaucée. Le châtiment divin frappa Oum Ammari. Elle fut atteinte d’une maladie subite. Des maux de tête d’une violence inouïe la terrassèrent et la poussèrent à aboyer comme un chien. Pour la soulager de ses souffrances, on lui appliquait sur la tête des fers portés à incandescence. Les mêmes fers avec lesquels elle torturait Khabbab. Un juste retour des choses, pourrait-on dire.
Cet épisode aussi heureux qu’inattendu mit du baume au cœur de notre pieux Compagnon.
Mais la grande satisfaction de Khabbab sera de constater, au fil des jours, la lente mais inexorable poussée de l’Islam. Il en fut, du reste, l’un des acteurs majeurs.
En effet, Khabbab consacrait son temps libre – quand on ne le torturait pas – à s’introduire clandestinement chez des croyants qui tenaient encore leur conversion secrète pour leur apprendre les versets coraniques qui venaient d’être révélés.
C’est ainsi qu’il fut à l’origine de la conversion d’Omar Ibn Khattab, le futur calife. En effet, Omar qui partait pour tuer le Prophète afin d’étouffer dans l’œuf la nouvelle religion, apprit en cours de chemin que sa sœur Fatima et le mari de celle-ci Saïd Ibn Zaïd professent, en secret, l’Islam. Il changea de direction et se rendit, fou de rage, à leur domicile et les frappa violemment. Puis il leur ordonna de lui remettre le parchemin proscrit qu’ils étaient en train de lire à son arrivée. Omar finit par avoir le parchemin que lisait le couple. Il contenait la Sourate de Ta-Ha qui venait tout juste d’être révélée au Prophète. Omar en lit quelques passages qui parlaient de la grandeur, de la miséricorde et de l’unicité d’Allah. Subjugué, il s’exclama : « Que cela est beau, que cela est sublime ! ». Rassuré par ce qu’il venait d’entendre, Khabbab sortit de sa cachette. Omar lui demanda de l’accompagner immédiatement chez le Prophète pour prononcer devant lui sa profession de foi.
Le Messager d’Allah se trouvait avec quelques Compagnons dans la maison d’Arqam. Le guetteur qui était posté devant la maison, terrorisé à la vue d’Omar, vint avertir le petit groupe de son arrivé : « Ô Messager de Dieu, dit-il, c’est bien Omar, et il est ceint de son épée ! – fais le entrer dit Hamza. S’il est venu avec une bonne intention, nous le comblerons de bienfaits ; et si son intention est mauvaise, nous le tuerons avec sa propre épée(1) ». On connait la suite. Avec cette conversion, Dieu venait d’exaucer une prière faite la veille par le Prophète : « Ô Dieu, renforce l’Islam par la conversion de Amr Ibnou Hicham, Abou el Hakam (Abou Jahl), ou de Omar Ibn Khattab(2)».
L’engagement de Khabbab pour l’Islam continue avec la même abnégation et la même ferveur à Médine où il émigra à la suite du Prophète. Il prendra ainsi part à toutes les expéditions menées par le Prophète en commençant par la bataille historique de Badr. A la bataille d’Ouhoud, il vit Hamza, le lion de Dieu, tuer son ancien tortionnaire, Siba Ibn al-Uzza. Sur le champ de bataille, il s’avéra un guerrier redoutable, vaillant et courageux.
En enseignant bénévole, il initiera aux préceptes de l’Islam beaucoup d’habitants de la Ville lumineuse.
Privilège suprême, le Coran vint plusieurs fois mettre en exergue un comportement de Khabbab. Ainsi, notre pieux compagnon vint un jour réclamer son dû à un mécréant Koraïchite. « En effet, après avoir forgé pour al-Asî Ibn Wâ’il plusieurs sabres, il alla voir ce dernier pour se faire payer. Al- Asî lui dit :
- Je ne te paierai que si tu renies Mohammed.
Khabbab répondit :
- J’attendrai pour cela que tu meures et que tu ressuscites !
- Je ressusciterai donc après ma mort ?
- Oui.
- C’est ce que prétend Mohammed ?
- Oui.
- Ne prétend-il pas aussi que ceux qui vont au Paradis ont tout ce qu’ils désirent, or, argent, vêtements, serviteurs ?
- Si.
- Eh bien, Khabbab, tu attendras que je revienne après le Jour du Jugement, pour te payer ce que je dois.
Puis, parlant du Prophète, al-Asî dit :
- C’est un homme sans postérité, sans héritier mâle. Lorsqu’il mourra, sa mémoire s’éteindra et nous en serons débarrassés.
La Révélation descendit aussitôt sur le Prophète : « Celui qui te hait sera certes sans postérité(3) ». Effectivement, il en sera ainsi. Le notable Koraïchite qui a prononcé ces mots à l’adresse du Prophète mourra sans descendance.
Au terme d’une vie intense, Khabbab finit par se construire une maison à Médine avec ses revenus de Mouhajir que lui versait le Trésor public. Il faut dire que sous le califat d’Omar puis celui d’Othman, les caisses de l’Etat musulman naissant étaient bien pourvues en raison notamment de la conquête de riches provinces un peu partout dans le monde. Dans cette maison, Khabbab aménagera une cachette qui, en réalité, n’en était pas une. Dans cette « cachette », il prit l’habitude louable d’y placer chaque mois la moitié de son salaire. Cet argent est déposé dans cet endroit pour que les pauvres et les nécessiteux puissent y puiser librement en fonction de leurs besoins.
Pourtant, cet altruisme n’empêchera pas Khabbab d’avoir des remords toute sa vie à la seule idée d’avoir construit une maison – même modeste – alors qu’il estimait devoir dépenser tous ses revenus dans le seul sentier de Dieu.
Cette hantise le taraudait. « Chaque fois qu’il se remémorait le Prophète et ses Compagnons qui sont sortis de ce monde sans rien prendre de lui, il entrait dans une grande tristesse et commençait à pleurer. C’est dans cet état-là que le trouvèrent certains Compagnons venus le voir alors qu’il était sur son lit de mort. « Pourquoi pleures-tu, Ô Abou Abdallah, alors que demain tu vas rencontrer le Messager de Dieu et ses Compagnons ! » Il leur répondit en pleurant : « Je pleure parce que mes compagnons sont partis sans rien prendre de ce monde, tandis que moi je suis resté et j’ai eu ces biens que vous voyez. Je crains que je n’ai eu ma récompense ici-bas pour mes bonnes actions ». Faisant un geste vers l’endroit où il cachait son argent, il leur dit : « Par Dieu, jamais je ne l’ai mis à l’abri de quiconque, ni privé un homme qui en avait besoin ».
Ensuite, il regarda son linceul qu’il considéra comme un luxe et dit : « Regardez, j’ai un linceul tandis que Hamza, l’oncle du Prophète, n’a pas eu cette chance. On ne lui trouva qu’une cape pour lui servir de linceul. Lorsqu’on lui avait couvert la tête, les pieds restèrent nus et lorsqu’on lui couvrit les pieds, la tête resta nue ». Et il mourut, les larmes aux yeux, mais l’âme sereine et apaisée. C’était en l’an 37 de l’Hégire(4) ».
Après la bataille fratricide de Siffin, l’Imam Ali fit une halte pour se recueillir sur la tombe de Khabbab. Il dira : « Que Dieu accorde miséricorde à Khabbab ! Il a embrassé ardemment l’Islam, a été un Mouhajir remarquable et a vécu en vaillant combattant sur le chemin d’Allah et il portait sur son corps les marques des supplices. Dieu ne négligera pas sa récompense ».
Un coreligionnaire de Khabbab, ancien esclave comme lui, va, à son tour, connaître les affres des persécutions des mécréants Koraïchites.
(A suivre Salem, l’affranchi d’Abou Houdhayfa)
(1) cf. Ibn Ishaq, Sira Annabaouiya, Tome I, page 268 et s.
(2) Ibid.
(3) Coran, 108, Verset 3.
(4) Ibid, p.199.