Dans l’inconscient collectif, quand on évoque les noms de Bilal, Ammar, Salem…, la première chose qui vient à l’esprit, est qu’il s’agit de gens du petit peuple mecquois qui ont été sauvagement torturés par les mécréants Koraïches pour avoir embrassé l’Islam. De pauvres esclaves démunis, sans soutien tribal ou clanique, auxquels on a fait subir les châtiments les plus cruels pour les forcer à renier leur foi dans le message de l’Islam.
Rarement, on mesure à sa juste valeur le rang éminemment élevé et l’aura que leur a conférée, en pionniers, leur adhésion bénie au message divin de Mohammed.
Rarement, on se souvient des versets coraniques et des hadiths qui ont magnifié ces croyants de la première heure et les ont propulsés au firmament de la spiritualité, de la vertu et de la ferveur religieuse.
Rarement, on se souvient que le Prophète et ses califes leur ont donné la prééminence sur la quasi-totalité des autres Compagnons pourtant à la généalogie prestigieuse et dont certains, de surcroît, sont de proches parents du Messager de Dieu.
On a comme l’impression diffuse que le souvenir de ces monuments de l’Islam s’est quelque peu étiolé au fil du temps et qu’ils sont, c’est le moins qu’on puisse dire, relégués au second plan dans la mémoire collective.
En revanche, le souvenir de leurs compagnons est encore vivace. Est-ce parce qu’ils étaient issus d’une classe prétendument inférieure – ce qui est loin d’être une tare ? Peut-on, doit-on mesurer les mérites des Compagnons du Prophète à l’aune de leurs origines sociales ? Nullement.
Autant du vivant du Prophète, ils étaient respectés, honorés et parfois mêmes vénérés autant, au fil des siècles, les musulmans, consciemment ou non, semblent les confiner – non sans une admiration ambiguë – dans le statut clivant d’anciens esclaves qui ont bravé la mort pour conserver leur foi.
(…) Ces illustres Compagnons doivent retrouver la place qui leur sied dans la mémoire collective. La seule place qui vaille, celle où les ont placés Dieu et Son Prophète.
Le Calame vous propose de découvrir ces éminents Compagnons venus d’ailleurs. Chaque semaine nous proposerons à nos lecteurs de faire plus ample connaissance avec l’un de ces Compagnons à partir d’extraits du livre de M. Moussa Hormat-Allah, intitulé : Les protégés du Prophète ou ces Compagnons venus d’ailleurs. Aujourd’hui Ammar Ibn Yassir
Ammar Ibn Yassir
Parmi ces Compagnons venus d’ailleurs, qui ont souffert dans leur chair les affres des châtiments les plus cruels, on peut citer notamment un ami intime de Souhaïb. Il s’agit de Ammar Ibn Yassir.
La famille Ibn Yassir. Jamais une famille n’aura, en effet, tant souffert dans sa chair. Jamais une famille n’aura subi dans toute leur atrocité la panoplie des supplices les plus cruels. Jamais une famille n’aura été autant l’incarnation de la force de la foi dans l’Islam naissant. Mais aussi, jamais tous les membres d’une même famille n’auront accédé à la rétribution suprême : le Paradis.
Ammar Ibn Yassir est le seul survivant de cette noble et courageuse famille. Ses parents sont morts sous la torture. Il deviendra un Compagnon très proche du Prophète et un exemple de piété, de vertu et d’abnégation. Son dévouement pour l’Islam sera sans limite.
Sans plus attendre, faisons alors plus ample connaissance avec lui. Ammar est donc le fils d’une famille d’esclaves. Le père d’Ammar, Yassir Ibn Amer était un yéménite qui a fini par s’installer à La Mecque. Pour sa protection, il deviendra le client d’Abou Houdhayfa Ibn Moughaïra. Il épousa Soumayya Bint Khayat, une esclave de son protecteur. De cette union entre ces deux modestes époux, naîtra Ammar.
Les trois membres de cette famille furent parmi les premiers à répondre à l’appel du Messager d’Allah. Ces croyants de la première heure subiront les tortures les plus inouïes de la part des mécréants Koraïchites. N’ayant aucun soutien tribal ou clanique, ils seront l’objet, comme la plupart du petit peuple mecquois, des supplices les plus cruels pour les pousser à renier leur foi. L’Islam naissant constituait aux yeux de l’oligarchie de la Cité sainte, un facteur de désordre et de déstabilisation qui menace les fondements même et la cohésion de la société.
Les tortures infligées à la famille d’Ammar étaient, pour le moins qu’on puisse dire, inhumaines. Leurs corps suppliciés se tordaient dans des cuirasses en fer posées à même sur les roches en plein soleil avec une température avoisinant dans ce désert d’Arabie les 70 degrés.
Le Prophète encore impuissant passait les voir chaque jour. Il les réconfortait en leur disant : « Patience, Ô famille de Yassir, le Paradis est votre rendez-vous ! »
Soumeyya, la mère d’Ammar, succomba rapidement. Elle fut la première martyre dans l’Islam. Son mari, Yassir, succombera, lui aussi, peu après.
Les mécréants Koraïchites s’acharnèrent alors sur Ammar. « Ses tortionnaires s’ingéniaient à lui faire goûter à tous les sévices. Ils le brûlaient avec le feu, le ligotaient solidement à un poteau tout exposé au soleil, l’étendaient sur des pierres chauffées, lui maintenant la tête sous l’eau, jusqu’à la limite de l’asphyxie ou l’évanouissement(1) ».
Quand il voyait les polythéistes torturer Ammar avec le feu, le Prophète disait : « Ô feu, sois fraîcheur et salut sur Ammar comme tu l’a été sur Abraham ».
Le corps d’Ammar n’était plus qu’une plaie béante. Sous la torture, il dû prononcer des paroles sacrilèges. Ses tortionnaires l’obligèrent ainsi à répéter des paroles en faveur de leurs dieux Al-Lat et Al-Uzza.
« Ammar en fut très affecté, après le départ de ses bourreaux. Que lui serait-il arrivé s’il n’avait pas vu le Prophète arriver ? Celui-ci se rapprocha de lui, lui essuya ses larmes et lui dit : « Les polythéistes t’ont tellement mis la tête sous l’eau que tu as dit telle chose et telle chose ». Ammar répondit, en pleurant : « Oui, Ô Messager de Dieu ». Le Messager lui dit alors : « S’ils récidivent, dis-leur la même chose(2) ».
En effet, le Prophète venait de recevoir, dans le cas d’espèce, la Révélation : « Celui qui renie Dieu après avoir eu foi en Lui, excepté celui qui a subi la contrainte et dont le cœur reste paisible en sa foi, ceux dont la poitrine s’est ouverte à l’impiété, sur ceux-là tomberont la colère de Dieu et un tourment terrible(3) ».
Pour se soustraire aux souffrances atroces qu’il endurait au quotidien à La Mecque, Ammar fut autorisé par le Prophète à émigrer en Abyssinie avec d’autres Compagnons.
Avec l’hégire, il rejoindra le Messager d’Allah à Médine. Il participera avec ferveur à la construction de la première mosquée d’Islam. A lui seul, il faisait le travail de deux hommes. Ainsi il portait deux briques alors que chacun des Compagnons en portait une seule. Ammar travaillait en chantant : « Nous les Musulmans bâtissons des mosquées ! Et le Prophète reprenait de sa douce voix le refrain « des mosquées ». Sur le chantier, Ammar ne voulait pas céder à la fatigue. Avec abnégation, il se donnait corps et âme à l’édification de la mosquée. Quand le Prophète le voyait à la tâche, il s’approchait de lui et des ses nobles mains lui époussetait sa chevelure crépue et lui essuyait la poussière qui lui enveloppait tout le corps.
Ali, le futur calife, éminent érudit et poète à ses heures perdues, voyant le travail de titan abattu par Ammar composa ces vers :
« Ils ne sont pas égaux, édifiant la mosquée,
Celui qui travaille sans cesse
Et celui qui en fait le moins possible ».
Ammar Ibn Yassir ne se gêna pour réciter ces vers à voix haute, jusqu’à ce que l’un des Compagnons du Prophète, se sentant visé, lui dit :
« - J’entends ce que tu récites. Par Dieu, je crois que je vais te donner un coup de bâton sur le nez. »
Le Messager de Dieu, apprenant cela, se mit en colère :
- Qu’ont-ils donc contre Ammar ? Il les appelle au Paradis et ils le vouent à l’enfer ! Ammar m’est aussi cher que la peau entre mes yeux et mon nez. On ne peut être plus proche de moi que cet homme. Laissez-le en paix !(4) »
« Ammar continuait à travailler dans la ferveur et la bonne humeur. Tout à coup, un grand bruit se fit entendre. Les Compagnons accoururent pour voir ce qui se passait. C’était un mur qui venait de s’écrouler sur Ammar. Le choc était tellement violent que les Compagnons crurent qu’il était mort. L’un d’eux se hâta de rapporter la nouvelle au Prophète mais celui-ci les rassura par ces mots : « Ammar n’est pas mort mais la faction égarée le tuera ». Cette prédiction restera une énigme pour les Compagnons mais n’inquiéta pas Ammar qui, depuis qu’il était devenu musulman, avait fait de la mort en martyr sa quête inlassable(5) ».
Le Prophète aimait beaucoup Ammar pour sa piété, sa droiture, sa probité et son dévouement pour les affaires de la Oumma. Ces éminentes qualités ont été mises en exergue par l’Envoyé de Dieu : « Ammar est rempli de foi jusqu’à la moelle ». Le Prophète disait aussi : « Prenez pour exemple ceux qui viennent après moi, Abou Bakr et Omar et suivez la guidée d’Ammar(6) ».
A quoi peut-on prétendre de plus si on est donné en exemple aux hommes – et quels hommes ! – par le Prophète lui-même ? En termes clairs, le Messager d’Allah recommande à ses Compagnons – tous ses Compagnons – de suivre l’avis d’Ammar en cas de dissensions. Et pour mieux souligner cette recommandation, le Prophète a dit : « En vérité le droit est avec Ammar et Ammar avec le droit ».
Mieux encore, le Coran avait loué Ammar lors d’une célèbre entrevue entre le Prophète et des oligarques Koraïchites. Ces derniers pressèrent le Prophète de chasser de l’assemblée Ammar et les autres pauvres musulmans qui prenaient part à la réunion. « Ce jour-là, Dieu avait révélé des versets où Il enjoignait au Prophète de rester avec Ammar et ses compagnons et de ne pas changer leur compagnie avec celle des infidèles, dussent-ils être riches et nobles(7) ».
A ce sujet, Dieu dit dans le Saint Coran : « Fais preuve de patience en restant avec ceux qui invoquant leur Seigneur matin et soir, désirant Sa face. Et que tes yeux ne se détachent point d’eux en cherchant le faux brillant de la vie sur terre. Et n’obéis pas à celui dont Nous avons rendu le cœur inattentif à Notre Rappel, qui poursuit sa passion et dont le comportement est outrancier(8) ».
Ainsi, « le Coran avait loué Ammar pour sa pauvreté, sa modestie et son humilité et lui avait donné préférence sur les nobles de Koraïche. Il sera et restera alors pauvre, modeste et humble toute sa vie. Ce sera son crédo et sa ligne de conduite jusqu’à sa mort ».
Ammar, en effet, vivait en ascète qui faisait peu de cas des plaisirs de ce bas monde. Il avait bien compris le caractère éphémère et illusoire de la vie terrestre. Toutes ses actions n’avaient qu’un seul objectif : la rétribution dans l’au-delà. « Un jour, Abdallah Ibn Messaoud l’emmena voir la maison qu’il venait de construire. Ammar le regarda dans les yeux et lui dit : « Tu as construit en dur et tu espères vivre longtemps. Mais tu finiras par mourir ».
Même quand il sera nommé gouverneur de région, il ne se départira pas de sa modestie et de son humilité.
Quand Omar voulu nommer un gouverneur pour al-Koufa, province nouvellement conquise par les musulmans et dont l’administration de par le tempérament de ses habitants demande beaucoup de doigté, son choix se porta tout naturellement sur Ammar.
Dans une lettre adressée aux habitants d’al- Koufa, le calife écrit : « Je vous envoie Ammar Ibn Yassir en tant qu’émir et Ibn Messaoud en tant qu’enseignant et vizir. Ce sont parmi les excellents, ce sont des Compagnons de Mohammed, des Badrites (9) ».
Dans ses nouvelles et éminentes fonctions, Ammar restera égal à lui-même, fuyant les honneurs et les biens matériels. Il partait au marché, achetait concombres, citrouille et autres victuailles, en faisait un ballot et les transportait chez lui sur son dos. A ce sujet, Abou al-Houdhayl dit : « J’ai vu Ammar Ibn Yassir pendant qu’il était émir d’al-Koufa. Il achetait la citrouille, la prenait sur son épaule et rentrait chez lui ».
Un jour, l’un de ses administrés l’interpella avec raillerie dans la rue : « Toi qui as l’oreille coupée ! Ammar lui répondit non pas comme gouverneur – car rien ne le distinguait du commun des mortels, il n’avait ni habits d’apparat ni escorte – mais en tant que simple citoyen : « Tu viens d’insulter la meilleure de mes oreilles. Elle a été touchée sur le chemin de Dieu ». En effet, Ammar avait eu l’oreille mutilée lors de la bataille d’al-Yamana qui opposa les musulmans à l’armée de Mousaylima, l’imposteur qui s’était autoproclamé prophète.
Délaissant les délices de la vie ici-bas, Ammar durant toute son existence n’aura qu’une obsession : tout faire pour se rapprocher de Dieu et de Son Prophète.
Dans l’espoir d’accéder au statut tant envié de martyr, il participera à toutes les batailles livrées par les armées musulmanes. Il sera ainsi en première ligne lors des batailles de Badr, d’Ouhoud, du Fossé, de Tabouk, etc. Ammar était un combattant à la fois brave et courageux. Dans la bataille d’al-Yamana citée plus haut, il joua un rôle décisif dans la défaite de Mousaylima et ses acolytes. Abdallah Ibn Omar, présent ce jour là, témoigne : « J’ai vu Ammar Ibn Yassir, le jour d’al-Yamana, jugé sur un rocher. Il criait de toutes ses forces : « Ô musulmans ! Allez-vous vous enfuir du Paradis ? Je suis Ammar Ibn Yassir ! Accourez vers moi ». Je l’ai regardé et j’ai remarqué que l’une de ses oreilles était blessée. Malgré cela, il combattait avec acharnement(10) ».
Ammar était respecté et occupait une place de choix dans le premier cercle qui entourait l’Envoyé de Dieu. Ali, le futur calife, témoigne : « J’étais assis dans la maison du Prophète et Ammar a demandé à le voir. Alors le Prophète a dit : « Bienvenue le bon et le purifié(11) ».
Le Prophète le tenait, en effet, en haute estime et le vantait pour sa foi et ses sacrifices. L’épisode qui suit illustre bien cette réalité :
« Le Messager de Dieu envoya une unité commandée par Khalid Ibn Al Walid, combattre certains infidèles. Mais ces derniers, avertis à temps, prirent la fuite. Seul resta sur place un homme qui avait embrassé l’Islam. Il alla vers le camp des musulmans et dit à Ammar Ibn Yassir, qui faisait partie de l’unité :
- Mon peuple a fui avant votre arrivée. Mais moi, j’ai embrassé l’Islam, avec toute ma famille. Puis-je rester sans crainte chez moi ?
Ammar répondit :
- Reste chez toi, tu es sous ma protection.
Lorsque Khalid vit l’homme, il voulut le faire prisonnier.
Ammar s’y opposa :
- Tu ne peux rien contre lui. Il est musulman.
- De quoi te mêles-tu ? Tu le protèges contre moi, alors que c’est moi qui commande ?
- Oui, je le protège contre toi, alors que c’est toi qui commandes. Il aurait pu partir avec les autres, c’est moi qui lui ai dit de rester, parce qu’il est musulman.
Ils finirent par échanger des reproches, puis des insultes et, lorsqu’ils revinrent à Médine, portèrent leur dispute devant le Messager de Dieu. Ce dernier agréa la sauvegarde accordée par Ammar, mais interdit que l’on protégeât à l’avenir un prisonnier contre le gré du commandant. Il y alors un nouvel échange violent entre Ammar et Khalid, qui s’exclama :
- Messager de Dieu, tu permets à cet esclave de m’insulter sous tout toit ? Par Dieu, il n’aurait pu le faire hors de ta présence !
Le Messager de Dieu répondit :
- Ne dis plus rien contre Ammar, Khalid ! Celui qui déteste Ammar déteste Dieu Tout-Puissant et celui qui insulte Ammar insulte Dieu Lui-même !
Ammar étant sorti, Khalid le rejoignit et, le retenant par sa chemise, fit tout pour concilier son amitié. Ammar finit par la lui accorder(12) ».
Si Khalid Ibn Al Walid avait tenu à se réconcilier avec Ammar, c’est en raison du quitus de vertu et de piété que lui avait donné le Prophète. Ce quitus lui conférait un rang particulier parmi les autres Compagnons. Il est devenu une référence. Un recours. A ce sujet, les Compagnons interrogèrent Houdhayfa Ibn al-Yaman sur son lit de mort : « Qui nous recommandes-tu, si les gens se divisent ? » Il leur dit : « Je vous recommande Ammar Ibn Yassir. Il ne se sépare jamais de la vérité ».
Le Prophète lui-même n’a-t-il pas déjà dit : « En vérité le droit est avec Ammar et Ammar avec le droit ». Cette quête constante de la recherche de la vérité, Ammar en fera son crédo et sa ligne de conduite jusqu’à sa mort.
Au crépuscule de sa vie, Ammar assista aux prémices de la fitna, c’est-à-dire les divisions et la discorde entre musulmans qui vont se livrer des batailles fratricides.
Alors la Oumma islamique allait entrer dans une zone de turbulences dont elle ne sortira plus, les chroniques rapportent qu’Ammar ne cessait de répéter ces mots : « Je me mets sous la protection de Dieu contre cette sédition ».
Le jour de la triste bataille de Siffin, le doyen de la cavalerie arabe, jadis héros légendaire à l’épée dévastatrice, s’avança tout seul, sabre au clair, devant l’armée de Maaouya. Il était âgé de 93 ans. Puis d’une voix chevrotante mais encore ferme lança à haute voix : « Ô hommes ! Combattons ces gens qui prétendant vouloir venger Othman. Par Dieu, là n’est pas leur souci, mais ils ont goûté les jouissances de ce bas monde et ne veulent pas les perdre ». En prononçant ses mots, Ammar avait peut-être à l’esprit la mise en garde prémonitoire déjà faite par le Prophète lui-même : « Je ne crains pas pour vous la pauvreté ; ce que je crains, c’est que la vie étale pour vous ses charmes et que vous vous laissiez subjuguer ! ».
Après cette harangue, les deux armées – celle d’Ali et de Maaouya – étaient sur le point d’ouvrir hostilités. Chaque camp guettait le geste qui allait déclencher l’assaut.
Pourtant, dans cette pesante atmosphère fratricide, deux interrogations taraudaient les esprits. Il y a de cela déjà de très nombreuses années, le Prophète avait dit au sujet d’Ammar : « Ammar est toujours dans le vrai et il sera tué par la faction rebelle ». Ces prophéties du Prophète vont-elles se vérifier aujourd’hui ?
Les partisans de Maaouya appréhendaient pour le moins qu’on puisse dire, cette confrontation. Car aucun musulman ne voulait, dans l’au-delà, se présenter devant le Souverain Juge comme faisant partie de la « faction rebelle » ou « faction injuste », celle-là même qui fut réprouvée par le Prophète lui-même.
Sur le champ de bataille, Ammar, vénérable vieillard couvert de gloire qui se mouvait encore par la seule force de la foi, hissa haut un étendard et cria : « Par Celui qui tient mon âme ! J’ai combattu avec le Messager de Dieu sous cet étendard et sous même étendard je combattrai aujourd’hui ».
Puis il ajouta avant de se lancer dans la bataille à l’adresse des partisans de Maaouya en parlant du Coran :
« Hier pour sa descente
Nous avons combattu
Aujourd’hui pour son interprétation
Nous vous combattons aussi ».
Dans le camp de Maaouya, on fit passer un mot d’ordre : éviter Ammar ! Ne toucher pas Ammar ! Car tout le monde avait peur de la prédiction de l’Envoyé de Dieu.
Mais ce qui devait arriver, arriva ! Ammar après avoir combattu vaillamment, fut mortellement blessé.
Avant de rendre l’âme, il demanda à boire. On lui tendit un peu de lait. Ammar dit alors : « Louange à Dieu. Le Prophète m’a dit que ma dernière boisson dans ce monde serait du lait ».
Il but et s’éteignit doucement. En martyr. Avant le combat, il pressentait sa fin prochaine. Il répétait sans cesse : « En ce jour, je rencontrerai mes biens aimés, Mohammed et ses Compagnons ».
« La nouvelle de la mort d’Ammar gagna, telle une traînée de poudre, les deux camps adverses. Les partisans d’Ali furent stimulés et affermis davantage dans leur cause. Ammar avait été tué par l’autre camp, c’était donc eux le groupe des injustes auxquels faisaient allusion le Messager de Dieu. De fait, le doute s’installa parmi les partisans de Maaouya et un flottement apparu dans leurs rangs. Certains d’entre eux s’apprêtaient même à déserter le camp de Maaouya et à rejoindre celui d’Ali. Mais le gouverneur de Damas, en politicien rusé (sur le conseil d’Amr Ibn al-Ass), sut retourner la situation à son avantage. Il fit propager la nouvelle que le groupe des injustes annoncé par le Messager de Dieu et qui est responsable de la mort d’Ammar n’était autre que celui qui l’avait fait sortir de chez lui et l’avait amené sur le champ de bataille. Cet argument fut suffisant pour ressouder les rangs dans le camp de Maaouya, ce qui fit prolonger la bataille et, partant, la discorde(13) ».
La mort d’Ammar a traumatisé tous les combattants. Même Maaouya et ses partisans voulurent se démarquer de la mort de cet illustre Compagnon.
« Deux hommes revendiquèrent l’avoir tué. Amr Ibn al-Ass leur dit en présence de Maaouya : « Par Dieu, vous vous querellerez en Enfer ». Maaouya lui dit, une fois les deux hommes partis : « Je ne comprends pas ce que tu fais. Des gens se dévouent pour nous et tu leur dis : « Vous vous querellerez en Enfer ». Amr Ibn al-Ass dit : « Par Dieu, c’est cela. Par Dieu tu le sais. J’aurai voulu être mort avant ceci. Les assistants se rappelèrent alors les paroles du Prophète il y a plus de vingt ans et, pleins de honte, ils baissèrent la tête. Le Prophète avait dit, en effet, à propos d’une querelle ayant opposé Ammar à Khalid Ibn al-Walid : « Quiconque est l’ennemi de Ammar, Dieu est son ennemi, quiconque le hait, Dieu le hait(14) ».
Le Prophète avait aussi dit comme on vient de le voir plus haut : « Ammar sera tué par la faction égarée. La faction des injustes ». L’imam Ali fut très affecté par la mort d’Ammar. Quand il apprit cette triste nouvelle, il dira : « Que Dieu fasse miséricorde à Ammar le jour où il embrassa l’Islam, que Dieu fasse miséricorde à Ammar le jour où il a été tué, que Dieu fasse miséricorde à Ammar le jour où il ressuscitera. Certes, j’ai vécu le moment où si on ne mentionne que quatre des Compagnons du Prophète, Ammar en est le quatrième, cinq il en est le cinquième. Nul parmi les premiers Compagnons du Prophète ne met en doute que le Paradis est promis à Ammar (…) Le meurtrier d’Ammar est en Enfer(15) ».
Le calife Ali porta lui-même le corps d’Ammar jusqu’à son lieu de sépulture. Il dirigea la prière sur lui et demanda qu’on l’ensevelisse avec ses vêtements sans lotion funéraire comme il est de tradition dans le cas des martyrs.
(A suivre : Khabbab Ibn Al-Arath)
1) Khalid Mohammed Khalid, op.cit.p.77.
(2) Ibid, p.78.
(3) Coran, XVI, Verset 106.
(4) Mahmoud Hussein, Al-Sira, Tome 2, Editions Pluriel, 2011, p.527.
(5) cf. Messaoud Abou Oussama, op.cit.p.151.
(6) Hadith rapporté par Tirmidhi et Ibn Mâjah.
(7) Messaoud Abou Oussama, op.cit.p.151 et s.
(8) Coran, XVIII, Verset 28.
(9) Qui ont pris part à la mémorable bataille de Badr.
(10) cf. Messaoud Abou Oussama, op.cit.p.151.
(11) cf. Ibn Majah, dans son authentique Sunnan.
(12) Mahmoud Hussein, Al-Sira, Editions Pluriel, 2007, page 666.
(13) cf. Messaoud Abou Oussama, op.cit.p.153 et s.
(14) cf. Amina Yagi, op.cit.p.51.
(15) Ibid.