Le Calame : Quelle lecture faites-vous de la situation politique du pays, suite au dernier dialogue et à son corollaire, la modification de la Constitution visant à supprimer le Sénat, ouvrir des Conseils régionaux, modifier les couleurs du drapeau et les paroles de l’hymne national ?
Ahmed Samba : D'habitude, je suis très optimiste mais les tournures que prennent les évènements me laissent craindre une dégringolade désastreuse qui remettrait en cause la viabilité du pays, sa stabilité et qui compromettrait son avenir. La crise est multidimensionnelle : politique, économique et sociale. Elle menace de faire sombrer, à tout moment, le pays dans la violence.
La crise de confiance, entre l'opposition et le pouvoir, est très profonde. Le dialogue national est bloqué, la scène politique éclatée et la crise s'amplifie. Les intentions de dialogue manifestées, par le pouvoir, de temps à autre, ne sont pas sincères et, par conséquent, boycottés par l'opposition. Les élections sont contestées ; l'affrontement, entre l'opposition et le pouvoir, est permanent, dans la rue et dans l'hémicycle du Parlement. Les manifestations pacifiques sont réprimées avec un excès de violence injustifié. Malgré cette situation délétère, le pouvoir persiste dans ses exactions, cela n'augure pas d'un lendemain meilleur!
Sur ce fond de catastrophe sous-jacente, le pouvoir, comme à l'accoutumée, insoucieux, voire irresponsable, se lance dans le tripatouillage de la Constitution. Le changement du drapeau et de l'hymne national, qui nécessite un compromis national, à défaut de l'unanimité de toutes les formations politiques, est imposé, dans cette atmosphère où la classe politique est profondément déchirée sur la question. De façons unilatérale et sans être suscité par aucune revendication ou demande sociale, encore moins politique, Mohamed ould Abdelaziz s'adonne à la fâcheuse provocation de modifier le drapeau, par le rajout de deux bandes en-dessous et en-deçà, comme dans le drapeau [sioniste], en travestissant ainsi, notre emblème, unique dans son genre, symbole de l'enracinement profond de notre patrie dans l'islam.
Je me demande quelle mouche a piqué Ould Abdelaziz pour salir ainsi notre drapeau par ces démoniaques bandes rouges. Je me demande si, par effet magique, ces bandes rouges « fétiches » vont résoudre les problèmes de violation de la liberté d'expression ou de l'instabilité politique…Vont-elles estomper la dégradation de la cohésion sociale, l'arbitraire de l'administration ? Améliorer le niveau de vie des citoyens ? Rendre le pays plus respectable qu'il ne l'est aujourd'hui ? Faire cesser l'injustice dont nous souffrons tous et qui suscite, déjà, la montée de l'extrémisme ethnique, destructeur des nations ?
La dimension économique de la crise est encore plus grave. Le manque de liquidité, le chômage, la montée des prix, tous ces maux rendent la vie insoutenable. Depuis l'arrivée d’Ould Abdelaziz, le pouvoir d'achat du ménage n'a cessé de décroître, au point que le salaire ne permet plus, au fonctionnaire lambda de subsister. Que dire, alors, des citoyens sans emplois qui constituent, de fait, la frange majoritaire de la population active ? Les capitaux ont fui le pays à cause de la prévarication du « président-entrepreneur ». Contre toute nature, le président fait montre d'une faim insatiable d'enrichissement personnel. Dès sa prise du pouvoir, il a lancé une concurrence, acharnée, avec les hommes d'affaires. Nombre d'entre eux se sont retrouvés derrière les verrous, d'autres ont fui le pays. La gourmandise du « président-entrepreneur »à s'accaparer toutes les richesses, y compris les avoir privés des hommes d'affaires, a installé un climat de terreur dans le monde des affaires.
Du jour au lendemain, tout le monde s'est appauvri. Le blanchiment d'argent, la spoliation frauduleuse des terrains stratégiques de Nouakchott, la fausse lutte contre la gabegie, tout ça s'est avéré conspiration, salement ourdie, pour remplir les poches du « président-entrepreneur ». Des fonctionnaires « non-alignés » se sont retrouvés en prison, suites à de fallacieuses accusations de détournement de deniers publics, ou se sont retrouvés exclus de toute promotion administrative, au moment où la clientèle du pouvoir sape les finances du pays, sous l'œil impuissant des corps de contrôle, lassés de n'avoir à épingler que les opposants du régime, sur fond de règlement de comptes politiques…
Tout ce théâtre de tripatouillage de la Constitution, changement du drapeau, d'hymne national, suppression du Sénat et fondation de conseils régionaux, n'est qu'une cynique diversion pour prémunir Ould Abdelaziz contre de futures poursuites. Cela ressort clairement des alibis qu'avance le pouvoir, pour justifier les amendements de la Constitution qu'il projette. L’existence de conseils régionaux n'exclue, normalement pas, celle d'un sénat : en Amérique, les gouvernements et les parlements étatiques (régionaux), cohabitent, dans une parfaite symbiose, avec le sénat, l'Assemblée nationale et le gouvernement fédéral. Quant à la modification du drapeau et de l'hymne national, elle n'est pas une revendication populaire susceptible de justifier la dangereuse remise en cause des symboles nationaux, sacrés pour chaque peuple.
Après avoir échoué à faire avaler son plan pour un troisième mandat, Ould Abdelaziz s’est rabattu sur son plan (B). Son plan de rechange est de tripatouiller la Constitution pour y glisser, furtivement, une loi stipulant que le Président n'est justiciable qu'en cas de haute trahison. Cela démontre que le seul souci d’Ould Abdel Aziz est de se dérober à la justice et de n’avoir à rendre compte de l'énorme richesse qu'il a accumulée, lors de son passage au pouvoir. Le sabotage de la Constitution traduit la peur de l'avenir qui habite le Président. Oui, la Constitution est sabotée et les symboles du pays bafoués.
Les raisons avancées, pour la suppression du Sénat prouvent l'opacité de la vision politique de ceux qui nous dirigent. Le Sénat permet une meilleure décentralisation du pouvoir législatif. Il opère un contrôle permanent sur l'Assemblée nationale car, sachant que les lois qu'ils vont voter, seront rediscutées, amendées, adoptées ou rejetées par le Sénat, les députés prêtent beaucoup plus d'attention à leurs missions. Ces seules raisons justifient, amplement, le maintien du Sénat car le monopole du pouvoir législatif par la seule Assemblée nationale n'est pas en faveur d'une démocratie éclairée, la démocratie étant, avant tout, une meilleure décentralisation du pouvoir.
D'autre part et par principe, l'Etat n'a pas d’objectif lucratif et son ambition managériale n'est pas de faire du bénéfice. Il doit, d’abord, produire des emplois, pour justifier la distribution des revenus au sein de la population, dans l'objectif de promouvoir le bien-être social. Ainsi, les allocations attribuées aux sénateurs, en guise de rémunération, ne peuvent être avancées, comme alibis pour supprimer cette auguste chambre, que par des avares non-éclairés ignorant la raison fondamentale du service public.
La lecture que je fais de la situation du pays est désastreuse. Un pays conduit par un président non-éclairé, très contesté, avec un bilan passif, dans sa globalité; un président qui amorce la fin de son second et dernier mandat, traqué, comme un fauve sauvage par la peur des poursuites futures pour ses crimes économiques : rien n'est plus aléatoire, n'est moins certain, rien n'est plus compromettant !
- L’opposition dite radicale a marché pour protester contre la décision du gouvernement de modifier la Constitution de 1991. Que pensez-vous de cette stratégie ?
-L'opposition radicale est dans une posture guère enviable. Face à un régime totalitaire, enivré par l'exercice d’un pouvoir absolu ; un régime qui croit avoir droit de vie et de mort sur sa population et qui ne laisse aucun espace de liberté d'expression à ses opposants ; dans de telles circonstances, l'exercice de la noble mission de porter la contradiction aux décisions d'un tel pouvoir n'est pas chose aisée. L'opposition radicale a réussi triomphalement sa mission, par sa seule résistance pacifique à la répression dont elle fait l'objet, de la part du dictateur Mohamed ould Abdelaziz. Critiquable en certaines dimensions de sa stratégie, l'opposition radicale n'a, surtout, pas assez de marge de manœuvres, pour contrecarrer un pouvoir despotique qui ne souffre aucune contradiction.
Je pense que l'opposition a intérêt à changer de tactique, sur certains points de sa stratégie. Le boycott des élections et des dialogues, sérieux soient-ils ou non, ne peut servir que le pouvoir. La politique de la chaise vide n'a fait preuve nulle part, elle laisse le champ libre à un pouvoir sans scrupule à abuser des intérêts du pays. Si l'opposition radicale avait participé aux élections législatives et municipales antérieures, le tripatouillage de la Constitution ne se serait pas passé avec autant d'aisance. L'opposition doit s'ouvrir davantage sur la jeunesse, injecter du sang neuf dans la direction de ses partis. Il faut une symbiose et une complémentarité, entre les anciens leaders et les nouveaux, entre l'expérience, la vivacité et le dynamisme. Une classe politique qui ne se renouvelle pas, une classe politique qui ne change pas de stratégie, de tactique et d'instrument de lutte, est une classe politique condamnée à l'échec perpétuel. Pour mettre fin à l'épopée obscure d’Ould Abdelaziz, il ne suffit que de peu de pragmatisme et d'efficience, dans la stratégie de l'opposition.
- Des rumeurs ont laissé entendre que vous auriez quitté APP. Qu’en est-il ? Le cas échéant, où avez-vous atterri ?
- Je ne suis pas un transhumant politique. Je ne suis pas de ceux qui changent de parti politique suite à de petites divergences ou d'incompréhensions passagères. J'éprouve grand respect et estime sans commune mesure, pour le président de mon parti, Messaoud ould Boulkheir, à qui je porte, pourtant, la contradiction, de temps à autre. Je le respecte pour tout ce qu'il a apporté à ce pays. Un lutteur infatigable, militant d'un courage et d'une perspicacité légendaire. J'ai eu la chance d'accompagner et de côtoyer ce leader hors pair, anti-esclavagiste modèle, de la carrure de grands hommes comme Gandhi, Mandela, Martin Luther Kïng et de beaucoup d'autres valeureux leaders qui, sans briguer la présidence de leurs pays, ont marqué leur histoire, comme ne l'ont jamais réussi des présidents qui ont régné, par accident d'histoire, durant des décennies. Enfin et pour répondre, sans ambiguïtés, à votre question, non, je n'ai jamais quitté, je n’ai même jamais pensé quitter mon parti car il n'ya pas meilleur! Mon ambition est d'achever l'œuvre titanesque du grand Messaoud! Et je vous remercie de m’avoir permis de le clamer, haut et fort.
Propos recueillis par DL