Le mardi 22 Mars, au soir même des attentats de Bruxelles, Atlantico publiait (1) les commentaires croisés de trois de ses contributeurs, Alexandre del Valle, Philippe d'Iribarne et Guylain Chevrier. Après avoir situé les propos du premier dans une perspective autrement plus féconde que le choc des civilisations, intéressons, à présent, aux vues du second...
A soixante-dix-neuf ans, Philippe d’Iribarne cultive un sens éprouvé des nuances. Marqué, dans sa jeunesse, par les luttes d’indépendance postcoloniale – trente ans, donc, avant qu’Alexandre del Valle n’ait à s’aiguiser les dents sur l’après-révolution iranienne et l’éveil politico-religieux des fils et filles d’immigrés maghrébins de l’Hexagone – il semble avoir mesuré, en un demi-siècle d’études diverses que son CV incite à croire profondes, un tant soit peu de la variété des vécus de l’islam. Mais pas assez, tout de même, pour se débarrasser des clichés si vigoureusement assénés en Occident chrétien, des générations durant. « Le grand projet au cœur de l’islam », s’interroge-t-il donc, « est-il de transformer le monde, en menant des guerres de conquête permettant de le soumettre, poursuivant, ainsi, le mouvement fondateur mené sous la houlette des premiers califes ? Ou, plutôt, de faire accéder les musulmans à une expérience spirituelle, telle celle que les soufis évoquent ? » Un tel propos floue, d’emblée et de diverses manières, la réflexion sur ledit projet.
Le premier pan de l’alternative fait, tout d’abord, bien peu cas de la contextualisation dont Philippe d’Iribarne se fait, à raison et si souvent, le chantre. Lorsque descendent les premiers versets du saint Coran, cela fait, au moins, trois bons siècles que le religieux est devenu, en Eurasie occidentale (2), un enjeu crucial, dans l’organisation des échanges. A l’Ouest, c’est au nom du trinitarisme que l’empereur byzantin combat, durement, les indépendances wisigothes et vandales, « infectées par l’hérésie » arienne, tout comme, au Moyen-Orient, celles des Monophysites et des Nestoriens, eux-mêmes variablement tracassés par les Perses zoroastriens, adversus maximus, au demeurant, de Constantinople. Tandis que les communautés juives, variablement réparties entre les intérêts des uns et autres, ainsi qu’en témoignent les Talmuds de Babylone et de Jérusalem, naviguent entre repli sur soi et opportunités commerciales. Ferment des civilisations, la religion est, partout, l’argument privilégié du pouvoir et de ses politiques, notamment guerrières.
Entre océan Indien et océan Atlantique, tout au long de l’antique assise génératrice des civilisations occidentales (3), la situation est, à l’aube du 7ème siècle, confuse. Polythéistes, à l’instar de la mecquoise ou de la perse, comme monothéistes, à celui des juives ou chrétiennes, les sociétés de l’époque génèrent, désormais, plus de problèmes que de solutions. C’est précisément le terreau où va se développer l’islam. Bien avant le premier combat contre ses ennemis acharnés à le tuer dans l’œuf (4), il se révèle projet viable de société, proposant, à tous, divers degrés de communauté. De la fraternité dans la foi à la coexistence pacifique, en évitant, de préférence, le douloureux arbitrage des armes, le contrat y fait loi. Une règle Intransigeante qui vaudra, notamment, à la tribu juive des Beni Quraizah, une punition exemplaire, suite à sa trahison, lors de la bataille du Fossé (5). Mais aussi dispensatrice, aux autres populations moyen-orientales, dans toute leur diversité religieuse, de conditions existentielles ordinairement plus avantageuses que sous la domination précédente, byzantine ou perse. L’islam, religion, engendre l’Islam, civilisation et c’est bel et bien, au moins jusqu’aux invasions croisées et mongoles, œuvre de paix sociale.
On comparera, ici, l’accueil si bien négocié, par le patriarche orthodoxe de Jérusalem et son homologue juif, du khalife ‘Omar, en 638, avec le carnage opéré, dans cette même ville, par les croisés occidentaux, en 1099. Dans le même ordre d’idées, à quoi faudra-t-il, enfin, attribuer l’alliance contre les Francs, au 8ème siècle, entre les Provençaux et les musulmans installés à Narbonne (6) ? Combien d’années, encore, avant de reconnaître, en France – plus généralement, en Occident – que ce qui montait du Sud, à l’époque, c’était la Civilisation à laquelle s’opposait les tribalités du Nord ? En l’an 1000, Paris sera toujours Lutèce, avec moins de 15 000 habitants, quand Châlons-sur-Saône, la première ville de ce qui n’était plus la Gaule mais pas encore la France, en dénombre à peine 40 000 ; alors que Venise et Ratisbonne, les plus peuplées d’Europe occidentale chrétienne, en comptent guère plus : 50 000 ; tandis qu’au Sud, plus de quinze cités dépassent les cent mille, avec, en tête, Cordoue (400 000), Fez (250 000), Palerme et Kairouan (200 000 chacune), toutes dotées d’universités, hôpitaux et systèmes d’adduction d’eau, services qui n’apparaîtront, au Nord, qu’un siècle et demi plus tard (7)…
Déchirures
Si les Croisades, pillage systématisé de ce Sud et, plus encore, de l’Est méditerranéen, tant chrétien que musulman, marquent la naissance de la néo-civilisation occidentale, avec Venise en tête de poupe, ce sont, surtout et bien plus profondément, les invasions mongoles qui déchirent l’enveloppe civilisationnelle islamique. La chute de Baghdad, en 1258, sonne le repli frileux des oulémas sur leur patrimoine qu’il leur faut, à tout prix, préserver des mœurs païennes. La fameuse « fermeture » des portes de l’ijtihad (8) date de cette époque, Certes, l’influence des littéralistes, dans la conduite des sociétés musulmanes, remonte à des époques beaucoup plus lointaines. Des discussions existèrent du vivant même du Prophète (PBL), s’attisèrent dans les « disputes », avec les Gens du Livre – cf., notamment, le « De haeresibus » du très chrétien Jean Damascène, ministre des Finances, au 8ème siècle, du khalife Hicham – mais ce n’est véritablement qu’aux 12ème/13ème siècles qu’ils parviennent à dominer les positions doctrinales. Même l’épopée d’Ibn Hanbal, au 9ème siècle, dans sa lutte contre les Muta’zilites, et sa conclusion, avec la promulgation du dogme du Coran incréé (9), n’avaient pu mettre fin aux discussions théologiques et philosophiques. Des déclarations ouvertement athées d’Ar-RazI, au siècle suivant, aux audaces philosophiques d’un Ibn Rushd (Averroès) au 12ème, les espaces musulmans n’avaient cessé de résonner d’opinions diverses.
Six cents ans de débats, c’est, tout de même, largement assez pour ne pas attribuer, au Saint Coran et aux premiers temps de l’Islam, « l’absence de liberté de conscience […] difficilement compatible », souligne Philippe d’Iribarne, entre ironie discrète et euphémisme de bon aloi, « avec les orientations d’une démocratie pluraliste ». Il lui faudra donc chercher ailleurs. Plus près de notre époque et, probablement, des aléas de l’histoire du dernier demi-millénaire. Ce qui ne devrait pas l’empêcher d’admettre la diversité des nécessités qui s’imposèrent, aux premiers musulmans persécutés, des années durant, avec, pour seuls viatiques, leur amour du Prophète (PBL) et le secours des Saints Versets, égrenant, d’encouragements et autres judicieux conseils, variablement impératifs, l’évolution de leur inconfortable situation. Ils s’y forgèrent, certes, une discipline collective, un esprit de corps. Mais ce n’est qu’à l’écoute du Prophète – plus exactement, au contact de ses effluves spirituels – qu’ils y entendirent, non seulement, comment extraire, du conseil événementiel, la loi universelle mais, aussi, ce qui n’était pas dit, qui devait être ressenti. Chacun, diversement, en son for intérieur.
Cicatrisations
Ce n’est évidemment pas un hasard si l’apparition de mouvements soufis structurés coïncide quasiment avec le repliement des oulémas sur le patrimoine juridico-religieux de leur école respective. Des siècles durant, lettre et esprit n’avaient cessé de faire, ordinairement, banalement, populairement, bon ménage. Non sans crises, suivant les aléas politiques internes à l’Oumma, mais sans qu’il parût jamais nécessaire de formaliser la fluidité de leurs rapports, juste déterminés au voisinage de gens qui n’étaient pas de même communauté religieuse. De très nombreuses relations de contiguïté avaient ainsi pu construire un quotidien suffisamment bien régulé, comme on l’a dit tantôt, par des contrats intercommunautaires religieusement garantis et respectés, à l’ordinaire, par les pouvoirs en place. C’est la remise en cause de la nature musulmane de ceux-ci, aux 12ème/13ème – un peu plus tôt, même, en Espagne (10) – qui oblige ces rapports à se distinguer.
Dès lors, rectitudes doctrinale et spirituelle ne vont plus cesser de se disputer, en apparence, un champ social longtemps labouré de conserve, alors qu’elles concourent, en réalité, au même but : la vitalité de l’Islam. Du coup, leurs méthodes s’échangent, parfois ; se confondent, même, paradoxalement (11). De quel côté émerge, par exemple, la culture de l’imitation (taqlid) ? Le dépassement des écoles de droit, à partir des fondements (ûsûl) du Saint Coran et de la Sunna ? Les djihads armés contre la pénétration coloniale européenne, du 18ème au milieu du 20ème ? Les courants réformistes, piétistes ou politiques qui n’ont cessé de germer, fleurir, s’imbriquer, s’opposer, flétrir, se métamorphoser, depuis l’apparition quasiment simultanée – autre coïncidence significative – de la Tijaniyya et du wahhabisme (fin 18ème), en si fréquente concurrence, de nos jours, le long de la bande saharo-sahélienne ? Faut-il y voir, à l’instar de Philippe d’Iribarne, l’expression d’une irréductible et multiforme dialectique ? Et si nous anticipions, a contrario, la cicatrisation, inéluctable et définitive, des deux bords de la même plaie ? L’Oumma et le Monde s’en porteraient-ils plus mal ? (A suivre)
Ian Mansour de Grange
Notes
(1) : ttp://www.atlantico.fr/decryptage/que-attentats-bruxelles-apprennent-islam-rad...
(2) : Soit la partie à l’ouest d’une ligne liant l’embouchure de l’Indus à celle de l’Ob.
(3) : Voir la carte.
(4) : La bataille de Badr, quinze ans après le début de la Révélation. Quinze années de persécutions croissantes, jusqu’à la tentative d’assassinat du prophète (PBL) qui provoque son hégire à Médine.
(5) : Trois années après Badr, Médine se retrouve encerclée par une puissante coalition dirigée par les Mecquois polythéistes appuyés par les juifs de Khaybar et, à l’intérieur même de Médine, les Beni Quraizah. L’échec du siège signe l’arrêt de mort de tous les mâles pubères de la tribu parjure.
(6) : C’est après le soulèvement de la Provence, contre la domination franque, dans les années 714-716, sous la conduite du patrice Antenor, et le ravage consécutif de l’Occitanie orientale, par Charles Martel, en 719, qu’à l’automne de la même année, les musulmans entrent à Narbonne, avant de s’allier, en 735, à Mauronte, duc de Provence, dans la conquête de la vallée du Rhône jusqu’en Bourgogne. La contre-attaque de Charles Martel, allié à quelques grands propriétaires terriens provençaux (comme les Abbon) puis aux Lombards, s’achève par la défaite des musulmans (bataille de la Berre, en 737), et de tous ceux qui ont pactisé avec eux, tués ou vendus en esclaves, tandis que leurs biens sont donnés aux guerriers francs et la Septimanie mise à feu et à sang. La prise de Narbonne, en 759, par Pépin le bref, après sept longues années de siège – une résistance significative, là encore, du pacte conclu entre les Sarrasins et les populations locales – sonne le glas des espérances languedociennes. Voir, notamment, Sénac P., « Les Carolingiens et Al-Andalus - 8ème/9ème siècle », Maisonneuve & Larose, Paris, 2003, « Musulmans et Sarrasins dans le sud de la Gaule - 8ème/9ème siècle », Le Sycomore, Paris, 1980 ; Baratier E., « Histoire de la Provence », Privat, 1987 ; ou, encore, Charafedinne M., « La conquête musulmane en France et ses conséquences sociales jusqu'au 14ème siècle », Thèse de 3ème cycle, Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3, 2003.
(7) : Voir S. Hunke, « Le soleil d’Allah brille sur l’Occident », Albin Michel, Paris, 1997.
(8) : De jahada, « faire effort ». Ici, d’adaptation aux contextes, à la lumière des textes. De fait, ladite « fermeture » a plutôt consacré une certaine « résistance » à s’adapter aux contextes, en s’appuyant sur une lecture figée des textes et jurisprudences.
(9) : Un concept tout aussi abscons, notons-le en passant, au musulman lambda que celui de Trinité, à son homologue chrétien…
(10) : C’est, de toute évidence, la progression des armées chrétiennes, dans la péninsule ibérique, qui suscite, dès le 11ème siècle, la réaction almoravide, avant celle, beaucoup plus radicale, des Almohades, au siècle suivant, avec ses effets dévastateurs sur les communautés maghrébines des gens du Livre, chrétiennes surtout.
(11) : Un paradoxe pleinement réalisé, dès la charnière des 12ème/13ème siècle, par Ibn ‘Arabi de Murcie. C’est, en effet, en pur produit de l’école zahirite qu’il vit l’intimité (al bâtine) de l’unicité transcendantale de l’être…