Chapitre 5 : Les marginaux dangereux, ineptes et facétieux illustres
Comme partout ailleurs, Djenke avait bien ses flopées de marginaux illustres dont des fous en puissance, des clochards ineptes, des canailles bouffonnes et plaisantes ; des vagabonds fripouilles et niais, et surtout, une grande racaille de facétieux et francs farceurs…
Elle disposait en même temps d’une marmaille surabondante !! C’était bien celle-là, l’insolente, fugace et fringante, composée d’escadrons de vrais diables, qui affolait les fous avant qu’ils ne le devenaient !!
Ces marginaux et autres personnages étaient, pour la plupart, des malades mentaux célèbres par leurs comportements et aspects tantôt rébarbatifs, répugnants ou agressifs… Cependant que d’autres, très nombreux, brillèrent parfaitement par leur jovialité et leur humour irrésistible et innocent. Certains l’avaient été, eux aussi, par leurs imaginations et bizarreries incongrues… En exemples, ont peut bien retenir :
-
Chriv Boukherç, avec les honneurs dus au roi de la jungle, qui perturbait le sommeil des boutilimitois par ses rugissements !! A partir de sa tanière, parmi les ruines attristées de l’ancien dispensaire, jonchées d’étrons nauséabonds… Le vrai fou ultra-violent, le féroce et terrifiant, en muscles, en poils et éternellement à poil !! Le monstre et démon potentiellement hors de lui-même !!! Le lion impétueux qui ne laissait au passage que dégâts et désolation !! Le danger avéré et mal famé !! Avant son enchaînement, il parcourait les rues qui se vidaient aussitôt de tout passant… De bout en bout, il traînait les pieds en zig zag sur le sol, en se dandinant dans un balancement alternatif des bras et des bijoux de famille…
D’une voix âpre et voilée, les yeux ensanglantés, il chantait à tute-tête : jarr abd … jarr abd… jarr abd… !!! Idjeibe nezlou diouk… djake djeke djouk !!! jebbab rammam !!! jebbab rammam !!!
A distance, prêts à détaler, nous, marmaille, reprenions le ridicule refrain dans un tintamarre assourdissant !... Sa pipe à tabac fut un os (fémur) d’un chameau ! C’était son « anchich » inséparable !
Pourtant, l’incroyable qui fut littéralement vrai, était que Boukherç avait peu d’un homme, un seul et petit de taille ??! Un commerçant qui ne faisait qu’un demi-quintal, à peine ?! Très sage, très clame et patient ; c’était un miracle humain qui tenait son petit commerce, dans une baraque bleue-marine, au marché de djenke…
Feu Yeslem ould Ethmane, l’indispensable pour approcher Chriv afin de le calmer, le soigner, l’habiller, l’alimenter et même pour l’enchaîner ?! Surtout, qu’aucun lien de parenté, ne liait ces deux hommes !!
Dans son gîte répugnant, Boukherç ne fut plus qu’un paresseux, le mammifère sud-américain. Par sa toison horrible, ses ongles jamais taillés et surtout, par ses mouvements devenus extrêmement lents… Il fut tristement abandonné de tous et tout, même par sa force physique qui le hantait, aveugle et excessive !!
Ainsi, dans sa nudité infâme et très primitive, le sommet de la folie en puissance rendait son âme exténuée… En un jour très chaud et lugubre lors du premier appel à la prière d’un vendredi !!!
-
En ces temps, Djenke recevait un voyageur très particulier, venu de la haute volta (Burkina Faso), à pied et en solitaire… Le fol-vagabond bardé de gris gris de la tête aux pieds rêches… Coiffé d’une chéchia de tirailleur, avec uncarquois de mahalba, crasseux et fétide, comme lui-même, en bandoulière… Sûrement un garde-manger portable… un vrai clochard des premières séries, sûrement aussi, ressuscité de l’empire Dogon !! Des genoux aux pieds, ses jambes étaient enroulées de fripes…
Il avait subitement disparu après un séjour de quelques années de vacarme soutenu en collaboration avec la marmaille, à laquelle il s’imposait en chef d’orchestre assez loufoque… Quant à nous, comme disait « l’autre », nous menaçant : (« ya lazenfant… khallou âncoum filit le jeness ») nous suivions kramoqo-kroboli ; c’est ce qu’on lui connaissait comme nom avant sa volatilisation… Il nous chantait un air bizarre que nous reprenions en chœur, en applaudissant et en dansant, mais, dès que nous nous rapprochions de plus près, il nous brusquait par un violent et brusque volte-face et nous détalions aussitôt ! Pour le rattraper plus loin après un détour, et le tintamarre continuait : … krobozi… kroboza !!! krobozi … kroboza… yaimou kaimou… yaimou kaimou !!! ya… kanina… kanana… fifayéééé… kanana !!!???
En souvenir indélébile du mentor et son extraordinaire épopée…
-
Il y avait aussi Moukhtareine, le fou éclair, extrêmement rapide et surtout précis quand il nous jetait ses projectiles pour riposter à nos provocations… Une fois embarrassé, il prenait ses frêles jambes au cou et disparaissait subitement… Avant de détaler, il nous lançait : « ye mammah !!... le parti lebah…le challag-boh !!! » Aprèsquelques années de courses effrénées, sans début ni fin, le hargneux gringalet devenait de plus en plus agressif avec les vieilles femmes qu’il harcelait…
Il finira alors ses jours, enchaîné sous une case en chaume du côté de l’école II, d’où il hurlait, à longueur de journée, des cascades de sales injures, des amalgames de poèmes et conjurations…
-
La suivante, ne peut être que la vieille carne, M’rayem mint Bekar… Celle qui fut à l’apogée de la jalousie, et que hantaient tous les démons de la répudiation… Pour elle, le mot détonateur de toutes les foudres du monde fut simple mais extrêmement dangereux, « atweijine », (le casse-croûte)… Celle paraîtrait-il où elle fut divorcée par Bekry, la pupille de ses yeux !!
A cause du mot maudit, elle passait le plus clair de son temps à pourchasser les enfants, avec sur ses trousses, son petit garçon qui pleurait éternellement, la bouche bourrée de mucosité… Une fois épuisée par la course, çà et là, elle lançait à terre en s’ébrouant vivement, dans un battement énergique des mains et pieds : « yeweily … yeweily… yeweily !!! », se lamentait-elle jusqu’à l’apnée !! Souvent, elle se dérobait en brousse, avec son fils pour se reposer, très sûrement… Et ainsi, elle l’avait tristement perdu ; mort assoiffé…
-
Il y avait aussi Soueidi Mohamed (el keittkatt), parce qu’il craquait ses deux et seuls canines qui lui restaient à la bouche… un vieux berger inoffensif, très léger et froussard… Fesses nues et rêches, instinctif et imprévisible, Il trottait imitant l’oscillation du long cou du dromadaire… Il ne cessait de grincer les commissures de ses lèvres, pinçant un bruit raclé (tengatt), comme pour attraper un âne ou une chèvre…
Un fou qui n’avait retenu que ses reflexes de pasteur et chamelier…
-
Djenke la fabuleuse, avait bien elle aussi, sa jonconde !! Certes, morne et très froissée par la misère, puisque, rescapée venue du grand nord, lors des grandes disettes ! ‘’M’rayitt-tourje’, (Tfeile mint Abderrahmane, selon elle)… Elle s’était abritée parmi les euphorbes, d’où son sobriquet, entre ehel Bidar et ehelKarve. Tfeile, la taciturne, prenait tous ceux qui lui apportaient ses repas et besoins, pour ses esclaves.
Au moyen d’une petite gorgée d’eau elle lavait ses récipients… Certes aussi, un reflexe hérité d’une rude expérience omniprésente des grandes et horribles soifs !!
Elle ne cessait de se parler, elle-même, jusqu’à sa triste fin, parmi son palais de tourje…
-
Il y avait le sommet de l’élégance, le fameux Ahmedou Chebib, comme l’avait surnommé feue Aiche mint Cheddad, dès son arrivée chez elle, en rescapé…Extrêmement crasseux,répugnant, il ne se curait jamais les dents saillantes, larges et dégueulasses…
Morne et inoffensif, il fut l’opposé net de son sobriquet. Il avait l’obsession imparable de fouiller dans ses haillons, à la recherche des poux tel un singe…
-
Quant à Soueilik Leh-weilik, le vieux vagabond à la cervelle fanée, disait-il en cognant son crâne… Il fut réservé, silencieux et invisible de jour, ilvenait de sa brousse inconnue, en visite nocturne jeter dans chaque enceinte un lot d’attelage pour animaux et de cure-dents bien taillés et tout frais…
Lors de son passage, il emportait tout ce qu’il trouvait comme fripes qu’il utilisait pour tresser les cordes qu’il distribuait….
Il prenait rarement quelques bouchées de la nourriture qu’on lui apportait, puis il s’évaporait dans sa nature indéfinie… Il ne se souciait de rien et rien, non plus, ne se souciait de Lekweilik qui avait horreur du pantalon, des chaussures et même des êtres humains… Jusqu’au jour où, des bergers découvrirent son cadavre décomposé sous un arbre de sa chère brousse, désormais connue…
-
La canaille souveraine de la cité fut absolument, celle au nombril énorme, en saillie.
‘Bouboutt’, voisin d’ehel M’bareck Lahmar ; une masse noire et opaque ; un méli-mélo de graisse, de tignasse ardue et de puanteur ; un géant porc-épic, un froussard à la voix rauque et nasillarde… Niais, qui n’avait que le seul souci de se la remplir, de n’importe quoi ! Puis dormir quelques heures et tirer quelques âpres coups dans sa grotesque pipe (enchich)… Il fut grand amateur de la chair d’oiseaux, qu’il ne pouvait chasser, par manque d’habileté… Pourtant, il fut un temps où notre farouche larron, ne consommait que de gros pigeons dont la provenance était complètement ignorée et obscure… En ces temps, les colons entretenaient un élevage de pigeons voyageurs, dans des volières installées sur les toits du fort, où menaient des escaliers…
En haut, en débouchant sur la dernière marche, on se trouvait automatiquement face à l’ouest où se situe au bas de la forteresse, le puits hsey-chedad.
Détail que notre loup retenait bien par ses visites nocturnes, tardives et nombreuses déjà rendues aux nichées et leur aubaine… Ayant remarqué la réduction constante et significative des oiseaux, les gens des lieux envisagèrent des solutions. Sans tarder, le lascar fut de retour continuant sa sereine série de larcins… Et, au moment où, mine de rien, il débouchait sur le toit, face à l’ouest, - HALTE !!!... (cria la sentinelle), tapant sur la crosse du fusil… Horrifiée, la canaille s’écroula !! Ramené en bas, tout mouillé et vidangé, il se réveilla, sous les flasques d’eau fraîche envoyées au visage mais, il n’ouvrit qu’un seul œil ; en attendant de réaliser ce dont il s’agissait exactement. C’était alors qu’il se convainquit de sa situation fatale et tel que l’hyène avait déjà souhaité, au fond d’un puits, il referma l’œil déjà ouvert. Pourvu que le cauchemar se transformât en simple rêve angoissant. Mais, peine perdue, quand, d’un coup de botte : - goumm !!... comment-t’appelles-tu ?! – einh… gabounn… ?? – que cherchais-tu, là-haut ? – je partais à h’sey-chedad… ??? – Ah, c’est par là que tu passes, d’habitude ???! – oui… n’est ce pas, une gouérge ??? (un raccourci).
-
Nous avions aussi, Brahim dont l’épouse Hanne fut malade… Un jour, elle recevait la visite de ses copines venues s’enquérir de son état… En repartant, l’une des femmes disait aux autres, étonnées que l’ange de la mort, Azraïl, se trompe souvent de cible, en arrachant la vie à une personne voisine à celle initialement programmée… Propos que la canaille, père de la famille, qui s’occupait dans la cour, avaient bien entendus ?!!
Affolé, il sauta au chevet de sa femme souffrante, et en la soulevant par la tête, - Hanne !! Hanne… lève-toi !!! – Einh… c’est pour quoi ? – pour que tu rentres chez toi et, tout de suite !!! goumi !... goumi !! – Pourquoi ??... – Parce que je ne veux pas mourir, à ta place !... et ainsi, dès qu’il sera là, je lui dirais que tu es désormais chez tes parents !!... Je ne veux pas mourir !!! – Mais qui est celui qui viendra me chercher ?? – Je n’en sais rien !... lui, en tout cas, il te connaît… goumi ! goumi ! okhdhi ânni… toov !!!!....
- Il y avait aussi un certain Belquerbane… Un vieux marocain qui tenait sa boutique au marché de Boutilimitt… Une fois, comme d’habitude, ses compères polémistes qui trinquaient le thé avec lui, s’étaient palabrés. Et les nerfs se tendaient de plus en plus, autour de la prononciation phonétique d’un mot arabe, le nom du bœuf ?! – pour Cissé, c’est s’sor… - Bekry soutient énergiquement que c’est f’ror…. quant à el Mamy, etheour n’est même pas à discuter… Ils s’en référèrent alors à Belquerbane étant d’apparence plus arabe qu’eux ?! Et le juge se pointa aussitôt devant les parties, debout, les bras derrière le dos l’air sérieux et grave demandantaux trois hommes de répéter chacun le mot qu’il soutenait !! Il les écouta magistralement, sans regarder en face de lui, puis pointant chacun du doigt, il trancha : - mahi n’ty (pas toi) ; oulahi dy (ni celui là) ; oulahi dyk (ni l’autre) !! Déçus, ils lui criaient tous, à la fois hiye ça chin-hi (c’est quoi donc) ??! Il se retourna vers eux, les mains aux hanches : hiye… t’tor !!! Et djenke rigola assez longtemps !!!!
-
Enfin peut-on parler de djenke sans évoquer son célèbre poète et philosophe qui la portait en lui et jusqu’au dernier souffle ??! Avant son triste décès, Dgueidig ould Cheoubane, disait bien lors de son surmenage trèsprécoce : ‘’Boutilimit… ville sainte et clémente, où le sable s’étend sans limites…’
Enonciation, oh !!... combien éloquente, complète et, en l’occurrence d’un malade mental, différent de tous les autres !!! Jusqu’à sa mort, il la fredonnait, juché sur les collines, en aplomb, face à l’agglomération, les bras hauts levés et écartés, comme pour contenir toute la ville !!! Certainement, qu’en feu D’gueidig, la flamme ardente du projet d’un grand intellectuel, hors du commun fut bien éteinte… Pour moi, sa citation fut le parfait jingle introductif de mon essai ; puisqu’elle me situe radicalement dans le contexte réel des valeurs profondes, légendaires et constantes de ce qui m’émeut et, que je m’efforce à transmettre ! En effet, ould Cheoubane, malgré son état de santé, portait en son tréfonds, un idéal muet mais noble avec de solides repères !!! Il fut aussi, propre et paisible !!!