Avertissement BFF-Ould Kaïge
Je compte faire suivre mes entretiens avec Ahmed Baba Ould Ahmed Miske, en Octobre 1967 à Paris, du premier que j’eus avec Mohamed Ould Cheikh aux environs de Nouakchott en Décembre 1967 (si j’arrive à me relire d’époque…), mais auparavant il me semble que la question des « garanties » qui troubla le congrès de l’Unité en 1961, peut être approfondie par les documents et réflexions ci-dessous. Ils font partie, dans les archives de l’ambassade de France telle qu’accessibles au Centre de Nantes, d’un dossier censément consacré à la question de Tindouf, donc à celle du Sahara mauritanien dont je rends compte depuis la fin de 2010 et l’été de 2014. Classement !
Cela peut aussi éclairer ce qui circule sans titre depuis le 2 Février dernier et a été rédigé en réunion à Nouakchott le 31 Janvier 2015 de personnalités marquantes et originaires de la vallée du Fleuve.
Cette première livraison sera suivie d’autres, quand aura été reprise et terminée la série sur le Sahara : question et guerre.
Le processus de l’unité politique, commencé dès l’investiture du premier gouvernement mauritanien en Mai 1957, a été principalement le fait d’une ténacité sans faille, celle de Moktar Ould Daddah, mettant chaque fois devant ses amis de la première heure, sa possible démission en jeu et certainement sa caution personnelle, devenue avec les années de plus en plus décisive. La revendication marocaine depuis le nord, les façons de penser annexionnistes à l’est et au sud, les négociations d’indépendance et de coopération avec l’ancienne métropole obligèrent les opposants à répondre au fondateur. Les questions ethniques et sociales cessèrent d’être sous-jacentes quand se noua vraiment le débat démocratique, c’est-à-dire quand se tint le congrès de fusion des partis et que se discuta donc la plate-forme du Parti unique, appelé à devenir celui exclusif de l’Etat.
La première phase du débat se concentra sur l’officialisation de la langue arabe et révéla la crainte des originaires de la Vallée du Fleuve d’être submergés par les compatriotes de Haute Mauritanie. Le congrès de Décembre 1961 en fut dominé. Cependant la question des garanties constitutionnelles à accorder par une ethnie numériquement dominante à une autre minoritaire ne l’emporta pas longtemps sur celle de l’organisation-même du nouveau Parti, et elle ne fut plus jamais à l’ordre du jour des pouvoirs publics, mais seulement de manifestants parmi d’autres de leurs revendications. Le débat revint en 1965 à la question linguistique et sembla rester politique puisque l’opposition se concentra à partir de 1969 sur les institutions, et singulièrement le monopole politique du Parti.
A partir de 1978-1980, la question nationale n’est plus uniquement ethnique et linguistique, elle devient sociale et le demeure. Mais elle a une incidence politique forte selon que les anciens serviteurs, noirs dans l’ethnie maure, sont comptés avec les originaires de la Vallée du Fleuve pour les équilibres démographiques ou demeurent solidaires culturellement et politiquement de leurs anciens maîtres. Les « années de braise » occultèrent par leur violence la question sociale et le régime actuel croit occulter la question ethnique par un traitement expéditif de la question sociale, comme si l’histoire de trois quarts de siècle ne montrait pas qu’elles sont solidaires. Solidaires aussi avec la question démocratique puisque le seul moment mauritanien où commença de se traiter la question des classes sociales et des réfugiés ethniques fut la période du président Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi.
Les archives de l’ambassade n’étant disponibles à la consultation que jusqu’en 1980, elles ne traitent donc que de la question ethnique et accessoirement de sa fixation linquistique. Pourtant, telles quelles, elles montrent dès la proposition constitutionnelle de 1962 que l’unité du pays n’est pas contestée. L’énumération des compétences de l’Etat fédéral est même prophétique des étapes de l’indépendance financière, monétaire et économique qui n’existait pas lors de cette rédaction et ne se sont concrétisées que dix ans plus tard.
Bertrand Fessard de Foucault - Ould Kaïge
Orthographe et mots même inappropriés (ainsi la patience de Dieu pour Sa puissance…) sont maintenus à la charge du rédacteur de l’ambassade ou de celle des rédacteurs de la révision.
o OOO o
Ambassade de France en Mauritanie Nouakchott, le 22 Août 1962
N° 111 - SECRET
Le chargé d’affaires de France a.i. à Monsieur le Ministre des Affaires Etrangères
a/s : Révision de la Constitution Mauritanienne
J’ai l’honneur de faire tenir sous ce pli au Département, à titre documentaire, un projet de révision de la Constitution Mauritanienne présenté sous la forme fédérative par un groupe de Noirs influents et qui délimite pour la première fois sur la carte, d’un manière précise, les zônes d’influence des deux ethnies, Maure et Noire.
Ce projet, déjà ancien (sa rédaction remonte à la deuxième semaine de Juin), a été adressé au Secrétaire Général du Parti du Peuple, Maître Moktar Ould Daddah.
Bien entendu, à la suite de la réunion du Bureau Politique National du PPM toute idée de fédération semble avoir été écartée. Cependant il n’est pas exclu que la commission chargée par le Bureau National d’étudier la révision de la Constitution ne s’inspire de ce texte, notamment en ce qui concerne l’institution d’une charge de Vice-Président de la République.
Gaston BOYER
(liassé avec la précédente note, deux pages sans autre identification que : cl. Nouvelle Constitution, synthèse du 22 Sept.) Une autre question, plus grave, aurait été posée, pense-t-on, par la minorité des ministres noirs ; ces derniers auraient demandé expressément la désignation de la commission chargée d’examiner le projet d’une nouvelle constitution. On se souvient que le Bureau Politique National du Parti du Peuple avait réclamé cette désignation en juillet dernier. Il apparaît que si le Président semble maintenant acquis au principe de la nomination d’un vice-président d’une autre ethnie, il serait hésitant sur les attributions de ce dernier. La question est déjà posée : ce personnage aura-t-il un rôle uniquement représentatif ou, au contraire, selon le vœu des noirs, aura-t-il le droit de veto dans les décisions gouvernementales ? On prête au Chef de l’Etat l’intention de faire rédiger un projet de révision de la constitution qui, tout en tenant compte des revendications de l’ethnie noire, ferait en sorte de préserver l’unité de la Mauritanie et éviterait d’employer les mots de « Province du Nord » et de « Province du Sud » auxquels les leaders du fleuve tiennent beaucoup.
Mais nous assistons également, à cette occasion, à l’entrée sur la scène politique de députés qui voient dans un tel débat le moyen de se mettre en vedette et de jouer les médiateurs. Un troisième projet serait élaboré par ces « coming men » et verrait le jour très prochainement, sous la forme d’une synthèse des positions des deux parties qui, pensent ces promoteurs, permettrait de sauvergarder l’unité du pays. Ces parlementaires en profiteraient pour apporter au régime présidentiel quelques amendements : droit, par exemple, pour le Président de l’Assemblée Nationale de convoquer l’Assemblée ou de soulever devant la Cour Suprême l’illégalité sur le plan juridique d’un décret pris par le Gouvernement. Le Président Hamoud Ould Ahmedou, qui veut bien jouer le rôle d’arbitre dans le conflit qui oppose les deux ethnies, ne serait pas fâché de voir la constitution évoluer dans ce sens. Quant à M. Cheikhna Ould Mohamed Laghdaf, ex-ministre de la Justice, animé par la sourde rancœur qu’il nourrit contre le Président de la République, il se penche avec ardeur lui aussi sur un projet de constitution de sa façon dont on ignore encore le contenu.
PROPOSITION DE PROJET DE REVISION
DE LA CONSTITUTION
SECRET
- PREAMBULE -
Confiant dans toute la patience de Dieu, le peuple mauritanien réparti entre deux provinces habitées par des ethnies maures et noires tous musulmans, proclame sa volonté de s’unir pour sauvegarder l’intégrité de son territoire et de faire respecter les garanties intangibles :
- des libertés politiques ;
- des libertés syndicales ;
- des droits et libertés de la personne humaine, de la famille et des collectivités locales ;
- des libertés philosophiques et religieuses ;
- du droit de propriété individuelle et collective ;
- des droits économiques et sociaux ;
- des droits des provinces fédérées.
Le peuple mauritanien proclame solennellement son Indépendance et son attachement aux droits fondamentaux tels qu’ils sont définis dans la déclaration des droits de l’homme et de citoyen de 1789 et dans la déclaration Universelle du 10 décembre 1848 (sic : il faut lire 1948)
NOUVEAUX ARTICLES
TITRE PREMIER
ARTICLE 1er – La République Islamique de Mauritanie est un Etat fédéral, républicain, démocratique et social, composé de deux Provinces définies par leurs structures ethniques et géographiques :
- La Province du Sud comprenant :
La subdivision de ROSSO, la subdivision de BOGHE, le cercle du GORGOL, la subdivision de M’BOUT, la subdivision de KANKOSSA et le cercle du GUIDIMAKA.
- la province du Nord comprenant :
Les cercles de la Baie du LEVRIER, de l’ADRAR, du TIRIS-ZEMMOUR, de l’INCHIRI, les subdivisions de NOUAKCHOTT BOUTILIMIT, MEDERDRA, ALEG, le cercle du TAGANT, la subdivision de KIFFA et les cercles des HODH Occidental et Oriental.
ARTICLE 2 : Ces deux Provinces, dans une coexistence librement consentie, mettent en commun leurs ressources et leurs efforts pour former l’Etat fédéral de la République Islamique de Mauritanie.
ARTICLE 3 : La religion du peuple mauritanien est la religion musulmane.
La République garantit à chacun la liberté de conscience et le droit de pratiquer sa religion, sous les réserves imposées par la moralité et l’ordre public.
ARTICLE 4 : Les langues nationales sont les dialectes locaux Hassaniya, Poular, Soninke, Oualoff, et Bambara, la langue officielle est le Français.
ARTICLE 5 : L’emblème national est un drapeau portant un croissant et une étoile d’or sur fond vert, assorti d’un rectangle blanc frappé de deux petites étoiles rouges, placé à l’angle supérieur droit.
Le sceau et l’Hymne national sont fixés par la loi.
ARTICLE 6 : La devise de la République est : Union Fraternité Justice.
ARTICLE 7 : La souveraineté nationale appartient au peuple de l’Etat et au peuple des Provinces qui l’exercent par leurs représentants. Les peuples des Provinces peuvent en outre l’exercer par la voie du référendum.
Aucune section du peuple, ni aucun individu ne peut s’attribuer l’exercice de la souveraineté
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- TITRE 2 -
DE LA COMPETENCE DE L’ETAT
ARTICLE – Le domaine de la compétence de l’Etat comprend :
– la politique étrangère et les relations extérieures,
– la défense et la sécurité extérieure,
– la monnaie,
– la politique sociale, économique et financière commune,
– la politique générale du crédit,
– les matières premières stratégiques et le régime des substances minérales,
– la justice civile, pénale, administrative et le contrôle de la justice coutumière
– l’enseignement supérieur et la recherche scientifique,
– l’information et la documentation de l’Etat,
– les transports extérieurs et d’intérêt étatique,
– les postes et télécommunications,
– le droit civil à l’exclusion du droit coutumier et musulman,
– le droit commercial,
– le régime commercial entre les provinces,
– le commerce extérieur,
– le droit pénal sous réserve du pouvoir reconnu aux Provinces d’assortir leur législation et règlementation des peines correctionnelles et de simples polices conformément à l’échelle des peines établies par la loi d’Etat,
– le régime des libertés publiques et les dispositions assurant le respect des droits et des libertés ainsi que des droits civiques,
– le droit social,
– le droit du travail,
– le droit de la Fonction publique
– la comptabilité publique,
– la fixation de l’assiette des impôts proportionnels sur le revenu, ainsi que la fixation de l’assiette et des taux des droits de douane et des droits fiscaux à l’importation et des taxes indirectes.
Exceptionnellement, des lois organiques de l’Etat déterminent les conditions et les limites dans lesquelles certaines des compétences énumérées ci-dessus pourront être exercées pour un temps déterminé par les Provinces pour le compte de l’Etat.
ARTICLE – Les Provinces ont compétence en toutes matières non réservées à l’Etat par l’article précédent.
ARTICLE – Tout transfert de compétences des Provinces à l’Etat fédéral est décidé par un vote conforme des assemblées provinciales et de l’Assemblée Nationale.
Sur décision conforme de l’Etat et des Provinces, certains services relevant de la compétence des provinces dont le fonctionnement à l’échelle de l’Etat serait plus conforme à l’intérêt général, pourront être créés et organisés ou coordonnés par les autorités de l’Etat.
ARTICLE – Les institutions de l’Etat Fédéral sont :
– le Président de la République,
– le Vice-Président de la République,
– l’Assemblée Nationale,
– l’autorité judiciaire.
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- TITRE 3 -
DU PRESIDENT ET DU VICE-PRESIDENT DE LA
REPUBLIQUE
ARTICLE – Les fonctions de Président et de Vice-Président de la République doivent être exercéees par des citoyens mauritaniens âgés d’au moins 35 ans et appartenant à cdes ethnies différentes.
Ils sont élus pour cinq ans.
ARTICLE – Le Vice-Président est investi par un Congrès de la Province dont il est originaire. Ce congrès est composé des membres de l’Assemblée Provinciale et des membres des Conseils municipaux de cette province.
ARTICLE – L’investiture du Vice-Président de la République sera entérinée par une élection au suffrage universel direct à l’échelon de la Nation.
ARTICLE – L’investiture et l’élection du Vice-Président de la République auront lieu au plus tard 30 jours après la validation des élections du Président de la République.
ARTICLE – Le Vice-Président de la République au même titre que le Président de la République est gardien de la constitution, garant de l’indépendance nationale et de l’intégrité territoriale.
ARTICLE – La charge de Vice-Président de la République est incompatible avec l’exercice de toute fonction publique (ou) privée.
ARTICLE – Le Vice-Président est rééligible.
ARTICLE – Avant son entrée en fonctions, le Vice-Président de la République prête devant l’Assemblée Nationale le serment suivant :
« Je jure devant Dieu l’Unique, de servir loyalement la République Islamique de Mauritanie, les intérêts du peuple mauritanien, de respecter la Constitution, de sauvegarder l’intégrité du territoire ».
ARTICLE – Le Vice-Président de la République assiste le Président de la République dans le choix des Ministres et participe à la répartitition des portefeuilles ministériels.
ARTICLE – Le Vice-Président de la République assiste de droit aux Conseils des Ministres et contresigne tous les actes du Président de la République, engageant la politique intérieure et extérieure de l’Etat.
ARTICLE – En cas d’empêchement ou d’absence du Président de la République, le Vice-Président de la République remplace celui-ci de droit.
ARTICLE – Le Vice-Président exerce un droit de veto sur tous actes pouvant compromettre l’orientation politique, économique, sociale et culturelle des Provinces.
ARTICLE – L’Assemblée Nationale et l’Assemblée de la Province (incriminée) connaissent en dernier ressort les litiges ayant fait l’objet du veto.
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À Monsieur le Secrétaire Général
du Parti du Peuple à
NOUAKCHOTT
Monsieur le Secrétaire Général,
Cher Camarade,
Au cours du congrès consstitutif du Parti du Peuple, les originaires de la vallée du fleuve à l’unanimité de leurs participants s’étaient émus de la façon dont se sont déroulés les évènements et de la prise de position de certains délégués bidanes à l’égard des problèmes primordiaux de la nation.
Ce comportement que nous ne pensons point utile de retracer dans cette lettre, nous avait déterminés à demandfer de prévoir dans nos institutions des clauses de sauvegarde pour une minorité qui pourrait par le jeu de la démocratie être entraînée dans une voie périlleuse.
Vous-même au cours d’une audience que vous avez bien voulu nous accorder, avez reconnu le bien-fondé de nos préoccupations.
Nous savons que la question est à l’étude par la commission du bureau politique. C’est pourquoi nous croyons utile de vous transmettre par écrit nos suggestions que nous vous faisons parvenir par ce pli.
Signé :
Pour les membres participants
La Commission chargée de rédaction
MOKHTAR TOURE YOUSSOUF TANDIA
SY OUMAR HAMADY GANDEGA GAYE
BÂ MAHMOUD
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Rappels sur le congrès de l’Unité
Extrait du compte-rendu hebdomadaire n° 117 (semaine du 24 au 31 Décembre 1961) établi par l’ambassade de France - SECRET n° 264 – voir Le Calame du 30 Avril 2013
Le débat sur le rapport de la Commission culturelle devait cristalliser les oppositions. En effet, les Maures, traditionnalistes et modernistes, ayant demandé que la langue arabe soit reconnue comme langue officielle, les Noirs du Fleuve ont commencé par protester, puis par recommander par réaction la monogamie et la suppression effective du servage. Enfin, le ton ayant monté, ils ont décidé de saboter systématiquement le Congrès et demandé à former un état distinct au sein d’une République Mauritanienne devenue fédérale. Aucun accord n’étant intervenu, ils ont d’ailleurs fini par quitter la séance et une délégation d’une vingtaine de députés du Fleuve, conduite par les Ministres des Finances et de l’Economie Rurale, s’est rendue chez le Président pour solliciter son arbitrage.
Le Congrès de l’Unité qui ne devait durer que quelques jours continue donc de siéger et, si les débats ont pris un tour assez particuler, il serait cependant prématuré de conclure déjà à un échec. En effet, il convient de tenir compte du caractère mauritanien dont les outrances verbales ne sont jamais définitives et aussi de l’habileté politique du Président MOKTAR qui a su jusqu’à présent concilier toutes les tendances de l’opinion.
Adressant à Paris le texte des motions adoptées par le Congrès de l’Unité : dépêche n° 008 du 17 Janvier 1962 – confidentiel – l’Ambassade indique que la motion de la Commission des Affaires Sociales et Culturelles, qui avait soulevé de vives politiques, n’a pas été publiée.
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Le président Moktar Ould Daddah écrit dans ses mémoires La Mauritanie contre vents et marées (Karthala. Octobre 2003. Disponible en arabe et en français 669 pages)
Le Congrès se déroula dans une atmosphère tendue, surtout à cause du problème de l’officialisation de la langue arabe. En effet, d’un côté, les arabisants, maures dans leur écrasante majorité, voulaient l’officialisation immédiate et l’application, aussitôt, de cette mesure. Quant aux francisants, noirs surtout, ils ne voulaient pas même l’entendre évoquer. C’est ainsi qu’on commença de parler communément de « problème culturel ».
Dans la Mauritanie indépendante, “problème culturel” est synonyme de généralisation de l’enseignement de la langue arabe dans les établissements publics. (p. 294) . . . l’hostilité des cadres francisants du sud à l’enseignement de l’arabe n’est absolument pas partagée par l’écrasante majorité de la population restée entièrement attachée à l’arabe, langue du Coran. C’est la raison pour laquelle je suis convaincu que si une consultation populaire était organisée sur cette question dans la Vallée, l’écrasante majorité se prononcerait en faveur de cet enseignement.
De mon point de vue, l’hostilité en question a deux raisons principales - L’une qui est avouée : elle est d’ordre culturel. En effet, ces compatriotes du sud, francisants, affirmaient ne pas vouloir être arabisés, assimilés culturellement par leurs compatriotes hassanophones. Cette raison, la seule qui fût constamment avancée, n’était pas la plus importante pour ceux qui l’avançaient.
L’autre raison, la principale à mes yeux, était d’ordre économique et social, bien qu’elle ne fût pas présentée comme telle par les intéressés. En effet, du fait du retard de la scolarisation - en français - en Mauritanie hassanophone par rapport à la Vallée durant la période coloniale, l’administration française était obligée de recruter le plus grand nombre de ses fonctionnaires et agents locaux dans le Sud Mauritanien lequel, du reste, ne lui fournissait pas tous ceux dont elle avait besoin, raison pour laquelle elle complétait ses recrutements au Sénégal, au Soudan, au Dahomey, etc. Résultat : au moment de l’accession à l’indépendance, la majorité des agents mauritaniens de l’administration étaient originaires du sud du pays alors que les hassanophones, entre temps scolarisés en nombre de plus en plus grand, arrivaient sur le principal marché du travail du pays : l’administration, et donc, par la force des choses, y concurrençait leurs compatriotes du sud. D’où les craintes compréhensibles, de ces derniers, de perdre à terme, leur gagne pain, à savoir les emplois de la Fonction Publique. Lesquels, en plus de leurs apports financiers, conféraient - et confèrent toujours - des positions sociales enviables en elles-mêmes tout en étant souvent un tremplin pour l’action politique. Ces craintes allaient se révèler d’autant plus compréhensibles, du moins en partie, que la Mauritanie indépendante devait nécessairement se repersonnaliser culturellement, c’est-à-dire ressusciter son héritage culturel islamo-arabe considérablement étouffé par la colonisation, tout comme, du reste, son héritage culturel spécifiquement africain qui devait, lui aussi, être ressuscité. Et, comme l’héritage culturel islamo-arabe a pour véhicule la langue arabe dont la puissance coloniale avait progressivement négligé l’enseignement dans les médersah, après y avoir été obligatoire au même titre que le français, où il n’était plus que facultatif au moment de la Loi-Cadre, il fallait, pour les premières autorités nationales le reprendre, le développer et le généraliser l’enseignement de la langue arabe. Ce qui nécessitait le recrutement, le plus souvent par concours, de nombreux enseignants d’arabe. Or, les arabisants étaient plus nombreux dans la partie hassanophone du pays. De ce fait, la plus grande partie des emplois nouveaux était enlevée par les Maures. La même situation se retrouvait dans le secteur de la Justice, mais pour un nombre infiniment plus réduit de postes.
D’où la hantise des cadres francophones du sud d’être submergés sur leur propre terrain, par les Maures francisants ayant les mêmes qualifications techniques qu’eux et qui les concurrençaient de plus en plus sérieusement. (pp. 296-297)
La préparation du 1er Congrès ordinaire du P.P.M fut des plus difficiles. En effet, malgré les efforts considérables des membres de la Commission qu’il désigna “ pour étudier les questions laissées en suspens par le Congrès de l’unité ”, le B.P.N. ne put, durant l’année 1962, dégager une solution à soumettre au Congrès. La pierre d’achoppement des discussions fut le problème de l’officialisation de la langue arabe car les compatriotes du Sud soulevèrent à nouveau la question des garanties et notamment l’institution d’une vice-présidence de la République qui avait été soulevée puis abandonnée l’année précédente. Ils tenaient à la lier à l’officialisation de la langue arabe. Le B.P.N. consacrera donc plusieurs réunions à ces questions. La plus longue, qui dura toute une semaine, fut celle du 27 Juillet au 2 Août 1962. Au cours de cette dernière, il discuta de toutes les solutions possibles et imaginables. Finalement, ne pouvant se mettre d’accord il décida “l’institution d’une commission pour l’étude et la mise en forme des garanties accordées à chaque ethnie contre une quelconque assimilation, à savoir :
- officialisation de la langue arabe et son introduction dans la pratique quotidienne et culturelle des citoyens qui le souhaitent ;
- défense de l’intégrité territoriale par référendum à majorité qualifiée des 5/6èmes ;
- institution d’une vice-présidence de la République dont le titulaire n’appartient pas à la même ethnie que le Chef de l’Etat mais est élu dans les mêmes conditions que lui ;
- critères légaux pour l’équité de recrutement aux fonctions publiques ;
- organisme paritaire veillant au respect des garanties. ”
A propos de l’unité nationale, je déclarai, le 28 Novembre 1962, dans mon Rapport sur l’état de la Nation, à l’occasion du 2ème anniversaire de l’indépendance : “... Il n’est pas question pour nous de nier les problèmes. Nous entendons, au contraire, les affronter avec la volonté de leur trouver une solution conforme à l’intérêt national... Notre pays dont l’unité s’est forgée dans l’épreuve entend sauvegarder cette unité comme son patrimoine le plus précieux... La diversité est une source d’enrichissement. Elle ne doit jamais devenir un facteur de division. Unité dans la diversité sans doute. Unité dans une stricte égalité, dans le respect des droits de chacun, sans discrimination d’aucune sorte. C’est ce que nous commandent une vision lucide de la réalité, une analyse sans complaisance des faits, qui rejette toute considération passionnelle. Nous progressons avec méthode, sans oublier que, bien souvent, la vertu d’un texte dépend moins de sa lettre que de l’esprit qui préside à son application ... A tous nos compatriotes, je veux redire qu’un pays n’est pas seulement une série d’institutions et de structures ; c’est, avant tout, un ensemble d’hommes et de femmes unis pour le meilleur et pour le pire, conscients d’appartenir à une même communauté spirituelle et assumant un même destin et un même avenir ...”.
La commission « d’études et de mise en forme » fut désignée par le B.P.N. lors de sa réunion des 13 et 14 Décembre 1962. Ses membres étaient : Youssouf Koïta, Mohamed Ould Cheikh, Touré Racine, Ahmed Baba Ould Ahmed Miské - qui composaient déjà la précédente Commission - Dah Ould sidi Haïba, Kane Tidjane, Kane Elimane professeur francisant, et Mohamdel Mamoune Ould Cheikh Sâad Bouh enseignant arabisant. La même réunion du B.P.N. décida de reporter une nouvelle fois, la date du Congrès, du 25 Décembre 1962 au 25 Mars 1963.
Le 17 Janvier 1963, la commission ainsi composée créa une sous-Commission de techniciens de l’enseignement, chargée de lui proposer des solutions “étant donné le contexte politique des deux ethnies qui ne veulent pas être assimilées l’une par rapport à l’autre ; étant donné aussi le bilinguisme de fait en Mauritanie...”.
Du 22 au 25 Janvier, cette sous-commission mit au point des propositions pour l’enseignement primaire :
« - rejet de l’unilinguisme arabe peu viable par manque de cadres ... surtout dans le domaine scientifique où l’arabe est encore une langue insuffisamment technique ;
- rejet de l’unilinguisme français, vu les difficultés sociales et politiques et la mutilation culturelle qu’il entraînerait ;
- formation des maîtres bilingues ;
- envisager la perpective d’une réforme de l’enseignement secondaire... »
Dans sa longue réunion du 15 au 19 Mars 1963, le B.P.N., qui adopta les règles de fonctionnement du Congrès, décida par la même occasion, de soumettre à ce Congrès ces propositions. (pp. 307à 309)