Il y a juste cinquante ans, j’étais pour la première fois reçu par le président Moktar Ould Daddah. Lui, un peu plus de quarante ans et moi vingt-deux ans. Enseignant histoire, géographie, économie et français à des élèves à peine mes cadets pour certaines sections du Centre de formation administrative, future E.N.A., sise dans le hangar où avait été proclamée l’indépendance et la souveraineté internationale de la République Islamique de Mauritanie, à des élèves aussi qui auraient pu être mon père et étaient rompus à ces manières administratives que léguait l’ancienne métropole à une colonie qu’elle n’avait jamais vraiment colonisée et qui l’avait subjuguée. « Ancien et noble pays » que salua le 28 Novembre 1960, l’homme du 18-Juin. C’est à Nouakchott que j’ai suivi les résultats de la première élection présidentielle française au suffrage universel direct : marchant dans la nuit saharienne, j’entendais de bâtiments en bâtiments ou villas les radios toutes branchées sur la même longueur d’onde, et c’est à Zouerate qu’en Novembre 1967, pendant le méchoui offert aux cadres locaux par Doudou Fall, représentant le gouvernement pour la fête nationale, que j’ai écouté, avec tous les invités, la conférence de presse du Général sur le Québec libre, sur la guerre du Biafra…
Service national de Février 1965 à Avril 1966, retour pour un stage chez Miferma en Novembre-Décembre 1967, séjours ensuite presque tous les ans, Conseil national de Tijikja en Mars 1970, moments de communion totale en Août 1972 (Le Calame en a déjà publié le journal) inoubliable tournée présidentielle de prise de contact dans la IVème Région de Kaédi au Tagant au printemps de 1974 (j’y reçus mon surnom), congrès de Nouakchott en Août 1975 et XVème anniversaire de l’indépendance en Décembre. Je ne reviens en Mauritanie qu’accompagnant le Président à son retour d’exil, comme nous nouss l’étions mutuellement promis. C’est alors la passionnante et souvent émouvante mise au net des mémoires, entièrement rédigés manuscrits pour leur premier jet par l’auteur – ce qui n’a pas d’équivalent en Afrique et dans la nation arabe. C’est le vœu d’un établissement à Nouakchott tel que mes enquêtes et recherches puissent se poursuivre, et qu’il me soit possible au sein d’un groupe d’universitaires et de patriotes de susciter d’autres recherches et d’en bénéficier aussi. Le président Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi en était d’accord et me faisait venir à Nouakchott au milieu d’Août 2008. Depuis, c’est le sursis… mais ma vocation n’en est que plus assurée en mon âme. Temps, années, enthousiasme, scandales et surtout de fortes amitiés ont fait de la Mauritanie – depuis cinquante ans – ma compagne d’inquiétude et de vœux autant que la chère France depuis mon adolescence. Période et intensité équivalentes.
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Extrait de mon journal
J’ai été reçu en audience, par le Président de la République, M° Moktar Ould Daddah, lundi 26 Avril 1965, à 12 h. pendant trois quarts d’heure.
Très grande simplicité. Impression de quelqu’un de très attentif, de très détendu, de très enfant, de sincère, de jeunesse. Feu vert pour ma thèse. Il faudra simplement que je délimite mon sujet avec sa femme, Mme Moktar, qui va faire quelque chose sur le Parti (c’est le seul point noir. Si Mme Moktar est trop gourmande, que ferai-je ?).
Cela fait, il rédigera une circulaire, dont j’aurai la copie qui me donnera accès à tout.
Il accepte de me voir quand je le voudrai.
But de cette thèse à ses yeux : choc intellectuel dans les conceptions occidentales de la démocratie, et des systèmes politiques.
D’accord sur le fait que tout tourne autour du congrès de Kaédi.
Bureau vaste. Fond de boiserie. Bureau vaste et assorti. Encyclopédie musulmane sur un meuble bibliothèque. Impression de calme et de détente et de jeunesse du Président. Comme me l’avait laissé attendre, Jean-Marie(1) : je suis sous le charme.
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Une telle chance, bénéficier d’une telle confiance, l’intimité du chef d’un Etat qui naît et dont la pratique politique fleure la sainteté m’ont donné 1° un regard particulier pour structurer le désert et ses hommes, femmes et enfants, pour comprendre la dialectique d’un pays faisant de toutes ses possibles divisions et sécessions la force-même d’une unité qui ne s’est jamais démentie malgré des régimes inadéquats depuis le renversement du père-fondateur et de ses co-équipiers ; 2° une mission : témoigner de la personnalité exceptionnelle du président Moktar Ould Daddah et de la faisabilité de reprendre son legs pour bâtir la suite trop longtemps interrompue ; 3° la responsabilité, avec d’autres de mes compatriotes d’adoption connus ou inconnus, de juger le temps présent selon le souhaitable qui est possible et de contribuer à l’imagination pour qu’enfin ce souhaitable possible se réalise. Aujourd’hui, les fondements-mêmes du possible sont attaqués.
L’exercice est celui de l’amitié. La contribution est de plume et de publication. Depuis huit ans, Le Calame et son directeur, devenu mon ami, Ahmed Ould Cheikh, me donnent une tribune décisive. J’entreprends à présent la publication des chroniques anniversaires signées Ould Kaïge, puis des notes et analyses de combat pour un autre exercice du pouvoir que celui né à nouveau en Août 2008 : le putsch à perpétuité ? Ce sera suivi des diverses compilations de documents diplomatiques français tels qu’ils sont maintenant accessibles jusqu’aux environs de 1980-1982 : évolution politique intérieure depuis 1959, question et guerre du Sahara mauritanien, clivages ethniques et sociaux. Enfin, il me faut rédiger l’abrégé d’une histoire réconciliée de la Mauritanie de 1903 à maintenant, que je crois nécessaire aux enseignants, et une biographie du président Moktar Ould Daddah pour dissiper l’amnésie entretenue par les régimes autoritaires redoutant ou truquant les comparaisons. En convalescence à Toulon, en Décembre 1979, juste au début de son exil en France, le Président – puisque ni lui ni moi ne savions s’il rédigerait des mémoires – me donna verbalement l’esquisse de ses souvenirs. La mise au net de l’enregistrement, celle aussi d’entretiens avec ses coéquipiers, que j’ai interrogés à son retour d’exil à partir de Juillet 2001, pourront servir la mémoire nationale mauritanienne ; leur éventuelle diffusion radiophonique plus encore.
« Vaste programme » aurait dit le général de Gaulle… des étapes de sa réalisation, les lecteurs et amis du Calame seront les premiers informés : naturellement.
La première entrevue me marqua par le sourire du Président quittant sa vaste table de travail pour venir à moi, me féliciter pour mes diplômes tout frais, évoquer les siens et ses années, pas encore lointaines, à la faculté de droit, place du Panthéon à Paris. Disponibilité totale, pas d’interruption. Assis au coude à coude au revers de son bureau, je notais sous ses yeux les propos qu’il me tint ainsi de 1965 à 1975. A mi-voix, ambiance monacale, dépouillement du cadre autant que de la personne. D’ailleurs, tout Nouakchott, la Mauritanie entière étaient alors ainsi… Ensuite, nous eûmes le magnétophone pour témoin. Le motif, le prétexte fut un temps la rédaction d’une thèse de droit public sur le pouvoir politique en Mauritanie, soutenue en Juin 1972. Puis ce fut ma simple information et implicitement la mise en main du relais pour qu’ensuite je le passe aussi bien aux observateurs étrangers qu’aux concitoyens d’un fondateur cherchant constamment la compréhension à mi-mots, qui s’appelle communion puis participation à une construction que je crois toujours viable mais qu’il craignait toujours fragile. Bonheur et orgueil, chaque fois, petite ou grande, notoire ou quasi-secrète, que les Mauritaniens s’avéraient capables de la Mauritanie. Et toujours ce sourire à chacun de nos revoirs, et dans les derniers mois de la vie du grand homme politique et saint, une bénédiction mutuelle, un soir où beaucoup d’épreuves, sinon de révélations s’abattaient sur lui. J’avais l’honneur d’être avec lui et de vivre chez lui pendant chacun de mes séjours, désormais. Mariem, incomparable, savait que ces heures après nos travaux étaient nécessaires à celui qu’elle et moi, admirions chacun selon le rôle et la place que Dieu nous avait donnés.
(1) - Jean-Marie Ballèvre, administrateur breveté de la France d’Outre-Mer, affecté en Mauritanie en 1953 : Kaédi en second, Moudjeria avec l’émir Abderrahmane Ould Bakar, il commande le cercle de la Baie du Lévrier (Port-Etienne, future Nouadhibou et démarrage des travaux d’installation de Miferma) au moment de l’indépendance. Ensuite conseiller des ministres successifs en charge de l’Economie et du Plan : Mohamed El Moktar Marouf Ould Cheikh Abdallahi, Bocar Alpha Ba, Birane Mamadou Wane, ne quittant le pays qu’en 1968 où sont nés ses trois enfants – Il est mon premier mentor quand j’atterris à Nouakchott le 15 Février 1965