Le coup d’Etat du 10 Juillet 1978 :  Une analyse personnelle ‘’contre vents et marées’’/Par Bertrand Fessard de Foucault*

18 July, 2024 - 10:42

Avertissement : Affecté à l’ambassade de France au Portugal à l’automne de 1975, je n’étais pas retourné en Mauritanie depuis le congrès extraordinaire du Parti en Août et le quinzième anniversaire de l’Indépendance en Décembre, et je n’avais pas non plus revu le Président, quand – à ma stupéfaction – le lundi 10 Juillet 1978, à Rome où je me trouvais en mission, je vois la manchette du journal Le Monde. Je n’ai ensuite aucune nouvelle directe de la Mauritanie, sauf les nouvelles de la presse française, jusqu’en Juillet 2001, époque à laquelle je raccompagne Moktar Ould Daddah et Mariem, pour leur retour d’exil à Nouakchott. Le Président, dès son arrivée en Octobre 1979 en France, m’avait entretenu de ce qu’il avait vécu du coup, dans des termes analogues quant au fond à ce que donnent ses mémoires(1), mais sur un ton beaucoup plus vif. A propos notamment de la légitimité. J’ai depuis enquêté, auprès des anciens ministres et collaborateurs du père-fondateur, dans les dossiers de presse en France me mettant à jour des éphémérides jusqu’à aujourd’hui, et enfin auprès des putschistes eux-mêmes.

 

Trois séries d’observations  : la crise, le coup, les conséquences

I – La crise

Au début de Juillet 1978, la Mauritanie est en crise, mais ce n’est pas la première fois et les différents fronts que doivent tenir ses dirigeants et son peuple, sont loin d’être enfoncés. La guerre du Sahara(2), rétrospectivement et surtout pour l’extérieur, est présentée comme la cause décisive de la chute de Moktar Ould Daddah et de son régime. Ce n’est pourtant pas le seul motif, ni même le principal, que se donnent les putschistes par leur communiqué de l’époque et selon ce qu’ils confient maintenant. Pour eux, l’évolution de la Mauritanie était bloquée à tous égards, le pays allait mal, le pouvoir en place n’en répondait plus.
Pourtant…
Le front militaire tenait – après les alertes terribles de la si difficile prise de la Guerra en Décembre 1975 et les coups de main au seuil de la capitale, le premier opéré par le secrétaire général fondateur du Polisario, le 8 Juin 1976 et le second, le 3 Juillet 1977, ainsi que la prise d’otages à Zouerate, le 1er Mai 1977. Le concours aérien de la France y était pour beaucoup plus que la présence des troupes marocaines, notamment à Akjoujt, peu mobiles et pas très bien «vues» des Mauritaniens. L’armée nationale faisait l’essentiel, sa combativité était diverse, mais n’a jamais été mise en cause. Il y a eu beaucoup d’héroïsme. A ma surprise, la Mauritanie n’a jamais élaboré une stratégie de contre-offensive ou d’exercice du droit de suite. Le si regretté commandant Soueïdatt Ould Weddad eût excellé en coups de main, notamment vers les sites pétroliers de l’Algérie, et eût déstabilisé les mouvements de repli vers Tindouf des agresseurs, et peut-être menacé certains de leurs camps, là-bas. Moktar Ould Daddah était, en fait, moralement et intellectuellement, tenu par son analyse de la guerre : un conflit imposé du dehors par l’Algérie, selon un plan cyniquement exposé par Boumediene recevant le président mauritanien à Béchar le 10 Novembre 1975. A l’agression, la Mauritanie ne répondrait pas par l’agression.

 

Une économie fragile
L’économie était physiquement fragile puisque l’essentiel des ressources venait à l’époque des mines de fer, que leur site et le chemin de leur exploitation étaient particulièrement exposés. On ne comptait pas les sabotages et la production en 1977-1978 était loin des records de 1974, mais le déficit commercial – important – était dû bien davantage à la conjoncture et aux prix sur les marchés internationaux qu’à la baisse de la production. Le crédit mauritanien, essentiellement fonction de la diplomatie incarnée par Moktar Ould Daddah, restait intact, à preuve la négociation du financement des guelbs aboutissant à la veille du putsch et la réunion à Paris des 27 et 28 Janvier 1978 avec les bailleurs de fonds conduits par la Banque mondiale. Les rapports de celle-ci et ceux du Fonds monétaire international ont une période de revue qui coïncide avec le changement de régime : ils montrent que ressources et crédit existaient(3). Les militaires en ont profité à leurs débuts, Moktar Ould Daddah leur rappela même des engagements personnels qu’avaient pris certains de ses homologues envers lui et dont bénéficièrent, à sa demande, ses «successeurs». Sans doute, la trésorerie était périlleuse. Ce n’était pas la première fois, et ce n’a pas été la dernière.
Le front diplomatique tenait aussi puisque la conclusion du sommet de l’O.U.A. à Khartoum (19 au 21 Juillet) pendant que les militaires prenaient le pouvoir à Nouakchott, n’est pas du tout favorable ni au Polisario ni à l’Algérie, malgré la présence dans les couloirs d’une délégation sahraouie que l’Angola demande formellement de recevoir. Un comité des sages pour le Sahara occidental est au contraire institué selon la demande d’Ahmed Osman, Premier ministre marocain et à l’initiative du Mali. La République arabe sahraouie démocratique n’est pas reconnue, et l’Organisation continentale refuse son dessaisissement au profit des Nations unies, que demandait le colonel Boumediene.
Les causes réelles me paraissent à chercher du côté du pouvoir, ce qui est délicat à dire et demeure des suppositions qui me sont personnelles. Mais je dois aussitôt affirmer que toutes les chances d’une évolution positive demeuraient – l’effet irréversible du coup militaire a été d’empêcher cette évolution. La chance ne s’en est pas représentée, contrairement à ce qui a été cru par beaucoup en 1985-1986 et peut-être à ce qui était unanimement espéré en 2005-2007.

 

Haines et jalousies
En Juillet 1978, le pouvoir gardait tous les moyens de ramener le pays vers des temps calmes et même vers une conclusion très constructive, notamment en matière institutionnelle, que n’aurait pas empêchée le conflit saharien. De ce conflit, je reste convaincu que Moktar Ould Daddah était le plus à même de trouver, à la longue, les solutions de manière à ce que personne ne perde la face. C’était d’ailleurs l’opinion de la plupart des Mauritaniens, alors. La mort de Houari Boumediene – le 27 Décembre 1978 – si peu après le coup militaire à Nouakchott, aurait été une opportunité décisive. Le roi du Maroc – témoignage de Mustapha Ould Mohamed Salek (Le Calame – 22 Juillet 2008) – était ouvert alors à des solutions qu’il n’a plus envisagées ensuite. La Libye n’avait pas reconnu la République sahraouie, ni évidemment la Tunisie.
Les haines et jalousies de personnes n’ont jamais cessé envers Moktar Ould Daddah depuis 1957 (et même avant, puisqu’il manqua l’investiture pour l’Assemblée de l’Union française, au bénéfice de Souleymane Ould Cheikh Sidya, et selon ce que j’ai entendu d’Ahmed Baba Ould Ahmed Miske, haines et jalousie de jeunesse, de famille – comme dans les tragédies antiques). Il semble qu’elles s’étaient avivées à proportion d’une véritable apogée politique du Président en 1975, qu’elles gardaient un fond tribal : l’Est et le Nord contestant le Trarza et le Trarza, comme toujours, divisé contre lui-même, sinon même la propre famille de Moktar Ould Daddah, et les militaires en usèrent… En sus, était apparue une jeune classe de civils, pourtant honorés et placés déjà aux postes de décision – c’est l’énigme du parcours de Sid’Ahmed Ould Bneijara, voire d’Ismaël Ould Amar – à ne pas confondre avec les universitaires ralliés entre 1969 et 1971. Je pense que le Président aurait pu les intégrer d’âme sans trop de difficultés, comme il avait su le faire à tant de reprises depuis 1957. D’ailleurs, des ennemis tenaces comme Cheikhna Ould Mohamed Laghdaf (son attitude au moment de la négociation à Paris des accords de coopération, son opposition explicite et motivée – que j’ai d’ailleurs considérée salubre – au Parlement, son retour au gouvernement comme ministre des Affaires étrangères du comité militaire) a fini par revenir au fondateur : il était en 2001 à la tête du comité réunissant les signatures et pétitions pour le retour d’exil de Moktar Ould Daddah.
Deux circonstances me paraissent avoir été décisives, mais elles n’étaient ni durables ni irréversibles.
La première est une indéniable fatigue physique – et sans doute morale – du Président. Les proches l’attestent. Ce qui rendait moindre son rayonnement et faisait paraître plus crispées sans doute ses attitudes. La réunion du 3 Juillet(4) avec les militaires – que lui-même ne «sentait» pas – a été certainement désastreuse parce qu’elle a ruiné pour les auditeurs, pourtant de bonne volonté, malgré leur propre fatigue et ce qu’ils vivaient d’expérience au front, une crédibilité jusque-là intacte. On croyait à des perspectives, à des solutions, à des négociations. Moktar Ould Daddah traita les officiers en adultes. Sa propre angoisse était sans doute que sur le dos des combattants et d’un pays qui souffrait – évidemment – d’une guerre disproportionnée, il y avait l’agiotage, les carrières, les enrichissements. Son combat n’était pas militaire mais moral. La corruption l’accablait. Sa fatigue fut là.

 

Crise de gouvernance
La seconde est qu’à l’heure du danger – aussi bien à la veille de l’échéance saharienne, l’été et l’automne de 1975, qu’en pleine guerre, au début de 1978 – il n’existait plus l’outil et l’équipe qui avaient fait la force du pouvoir pendant si longtemps. Le comité permanent du Bureau politique national, cinq ou six personnes, ne fut plus reconduit en 1975. Les camarades de la première heure étaient rétrogradés même s’ils continuèrent de jouer des rôles décisifs : Ahmed Ould Mohamed Saleh, à la veille du coup, était encore chargé de l’intérim présidentiel à chaque absence du chef de l’Etat et tenir l’Assemblée nationale (tâche dévolue à Abdoul Aziz Sall) n’était pas secondaire. Il manquait – selon moi, et selon beaucoup – Mohamed Ould Cheikh, estimé autant des officiers nationaux que des compagnons français. La crise de «gouvernance» était évidente et le congrès de 1978 ne fut pas celui d’un renouveau. Le Président en avait conscience, qui modifiait d’année en année, l’organigramme : le système aventuré, a priori, des ministres d’Etat supervisant mais frustrant les ministres du rang (en réalité, Moktar Ould Daddah commençait d’essayer la formule d’un Premier ministre d’abord pluriel), la place qui se cherchait du Conseil national et donc d’un contrôle et d’un organisme de proposition, propre au Parti, mais plus simple que le Congrès plénier.
Et je reste étonné qu’il n’y ait pas eu un comité de guerre propre à la Mauritanie et qui, probablement, eut fonctionné comme une extension à trois ou quatre officiers de l’état-major, du comité permanent du Parti. Car, rétrospectivement, la séparation mentale entre les responsables politiques et les responsables militaires avant le coup, est choquante. On ne communiquait pas, on ne se parlait guère. Deux clans de «promotionnaires» que n’unissait pas la gestion commune des périls… les futurs putschistes, au contraire, pratiquaient cet échange et c’est sans doute ce qui les amena à envisager le coup. Quelques civils, analysant à leur manière les situations financière et diplomatique, donnèrent aux militaires, en manque de moyens et frappés des souffrances et des pertes humaines, les arguments qu’ils ne savaient pas se formuler pour eux-mêmes. Moktar Ould Daddah, confiant dans le patriotisme des uns et des autres, se projetant sur ses compatriotes, se battant pour la dignité nationale de chacun, n’imagina pas alors le contre-discours.
Mais ses compatriotes – et moi, l’ayant écouté de 1965 à sa mort – nous savons bien que le fondateur avançait par étapes, pouvait sembler quelque temps enfermé dans ce qui n’était pas une immobilité mais une réflexion. Je crois que l’on était à la veille d’une révolution et de propositions, de politique intérieure, qui auraient changé toute l’ambiance, tandis que le front diplomatique – infranchissable pour le Polisario et l’Algérie – aurait progressivement révélé d’autres périmètres, avec le temps. Les solutions étaient de nouveaux chemins démocratiques, mais à la mauritanienne. Le jeudi 6 Juillet, soit le surlendemain ou le lendemain de la réunion avec les militaires, et ce ne fut pas une coïncidence, mais un effet… Moktar Ould Daddah s’ouvrit à Ahmed Ould Mohamed Saleh d’une mue à laquelle il songeait depuis quelque temps – même processus de maturation que pour la réforme régionale ou la nationalisation de MIFERMA. Introduire la pluralité de candidatures aux élections, mais dans le cadre du Parti, et n’aller au multipartisme qu’en aboutissement d’un processus, d’abord essayé à l’Assemblée nationale.

*Chroniqueur régulier au Calame, décédé l’année dernière, Bertrand Fessard de Foucault était un diplomate français. Il se rendit en Mauritanie en 1965 pour la première fois pour y faire son service civil et se lia d’amitié avec feu Mokhtar Ould Daddah que ce dernier surnommait Ould Kaigé. Il consacra de nombreux écrits à notre pays qu’il aimait tant.

 

1 - Moktar Ould Daddah, commence ses mémoires (La Mauritanie contre vents et marées Karthala . Octobre 2003 . 669 pages – disponible en arabe et en français) par le récit de ce qu’il a vêcu du putsch pp. 20 et ss.

 

2- ibid. pp. 639 & ss.

3 - Moktar Ould Daddah l’établit minutieusement , ibid. op. cit. pp. 611 notamment - et nous en avons ensemble constitué la documentation – elle est publique. Les séries statistiques ne montrent pas une dégradation sensible en 1977 et 1978 par rapport aux années de paix. Voir notamment Fonds monétaire international . SM 78 172 du 3 Juillet 1978 & Banque mondiale – Mauritanie : développements économiques récents . Rapport MAU 2479 du 4 Juin 1979

 

4- Un compte-rendu doit en exister, qu’il sera intéressant de publier. La date du 3 n’est pas certaine. Le Président l’a établie avec moi. La réunion n’était pas connue par les politiques à l’avance et sa tenue ne fut pas publiée. 3 ou 5. C’est par erreur qu’interrogeant Mustapha ould Mohamed Saleck, j’ai dit 5 Juin.

 

 

 

(A suivre)