Le jour d’après la guerre des tunnels. par Brahim Bakar Sneïba

12 June, 2024 - 11:34

Une vue distanciée permet toujours un angle de vue plus ouvert. Méthodiquement, l’analyste laisse le plus souvent l’eau couler sous les ponts et scrute les faits ainsi que les détails, l’un par l’autre appuyé, pour que son analyse, après une observation sur le temps long, soit plus outillée et donc plus pertinente. Sans prétendre à l’exhaustivité, voici, avec le recul, quelque idée sur ce conflit de haute intensité, qui fera certainement couler beaucoup d’encre. Le 7 Octobre 2024, date désormais indélébilement fétiche, advint une opération militaire extraordinaire à tout point de vue. Dans la brièveté soudaine d’une convulsion de l’Histoire, Hamas, le mouvement de libération de la Palestine, envoyait ses katibas à l’assaut du mur de séparation – réputé infranchissable – enserrant la bande exiguë de Gaza qui abrite une population ployant sous le poids d’un siège des plus étanches de l’Histoire.

Le premier fait notoire que beaucoup de stratèges ont passé sous silence est que le début de la bataille de tous les miracles marqua la fin d’une bataille perdue par Tsahal, l’une des quatre armées les plus puissantes au Monde. Ce qu’on oublie est que le siège est un type de manœuvre militaire à part entière, au même titre que toute autre offensive relevant des autres dimensions (terre, air ou mer). Aussi vieille que l’art de la guerre, la poliorcétique est la technique du siège.  Avant l’invention de la poudre, on usait de sièges prolongés pour réduire un ennemi par trop résilient. En abusant de cette technique, [La Sionie] (1) croyait avoir mis hors d’état de nuire les irrédentistes. Mais, contrairement à toute attente, le Hamas dégagea les remparts qui encerclent les territoires occupés, rappelant le contournement des lignes Maginot par les Allemands et la destruction des lignes Bar Lev ouvrant la traversée légendaire du canal de Suez, le 6 Octobre 1973. Le bilan en est très lourd et la guerre qui se prolonge aujourd’hui sera la plus longue jamais menée par Tsahal. 

La capacité du mouvement dit « terroriste » à monter une manœuvre aussi sophistiquée et intelligemment coordonnée a prouvé l’inadéquation du siège. Et que deux décennies de strangulation ne sont ni venues à bout du mouvement de libération, ni fait oublier à la population palestinienne son droit légitime à la vie et à la liberté. L’effet de surprise fut d’autant plus cinglant qu’on croyait tout définitivement joué : Presque totalement « sionisés », les Arabes et les Européens avaient mis la cause palestinienne au placard, Netanyahou se pavanait tel un paon dans le boulevard de l’Histoire, ne pensant plus qu’à une domination stratégique du Moyen-Orient assortie du Canal Ben Gourion dont les plans sont, paraît-il, déjà tirés par les experts…

 

Ennemi encerclé, laisser un passage

Autant surpris qu’étonné, l’État sioniste ne perdit pas une seconde avant de lancer une offensive de rétorsion et de représailles terriblement disproportionnée, faisant fi de tous les principes de la tactique militaire communément admis.  Déjà au 5ème siècle avant Jésus-Christ, le stratège chinois Sun Tze – dont l’œuvre « l’Art de la guerre » demeure le vad mecum de tous les décideurs et commandeurs – conseillait à raison : « ennemi encerclé, laisser un passage ». Il voulait ainsi dire que lorsqu’on enferme un adversaire dans une gangue insupportable, la volonté combative de ce dernier n’aura plus d’égale que l’intensité du stress qu’on lui imprime. Ainsi étouffé par un siège trop long d’une Tsahal décidée à les enterrer – comme le « métro de Paris », selon l’expression sarcastique des [Sionistes] – les combattants du Hamas se sont jetés de façon admirablement hardie et délurée dans la bataille du Destin. 

                                            

Les œillères de Netanyahou

Excédé par l’attaque intempestive des « animaux humains », le Premier ministre ordonna l’offensive terrestre après une expédition punitive, méprisant horriblement le Droit de la guerre et les principes élémentaires du Droit international humanitaire. L’offensive aérienne diluvienne et insuffisante, comme toute opération aérienne, à consacrer une victoire, il fallait passer à « la phase terrestre ». Celle-ci ne pouvait être qu’une erreur dont devait résulter une catastrophe humanitaire des plus cruelles. Là aussi, Tsahal savait qu’elle prenait des risques aussi gros qu’inévitables. Car, on le sait, le combat en milieu urbain est un combat de mêlée, donnant un avantage certain aux plus faibles déjà postés et connaissant à merveille la topographie des lieux.  Le contact des deux adversaires après le choc frontal amenuise les effets de l’aviation, obligée de rationner ses feux pour éviter les tirs fratricides. Le rapport de force devient du coup plus équilibré, sinon à l’avantage de l’adversaire moins équipé mais déjà posté. On dit qu’« un homme embusqué en vaut cent » : c’est ce qu’exprimait incidemment  l’analyste Gauthier Lewinsky sur France 24. Questionné par une journaliste sur l’issue de la « bataille des tunnels », il répondit avec une pointe d’humour à peine voilée : « Madame, ils [les Sionistes] sont attendus ».

 

Merkava vs Yassin

En plus d’une aviation dont la haute performance avait permis la victoire en 1967, dans la guerre-éclair dite « Guerre des six jours », et de renverser la vapeur, le 6 Octobre 1973 (« guerre du Kippour »), au bout de trois semaines de combat, Tsahal peut compter sur un char des plus sophistiqués au monde. Pour ne citer que quelques-unes de ses performances, le Merkava Mk.4 dispose d’une tourelle dont le toit est protégé par un blindage composite épais de 200 à 300 mm, capable d'encaisser l'impact d'un missile antichar arrivant sous environ 70° d’incidence. C’est une structure en acier ceinturée par une série de modules détachables renfermant, entre autres, des éléments de blindage réactif explosif. Quatre détecteurs d'alerte laser Amcoram LWS-2 sont montés sur ladite tourelle. Au total, un géant en acier (Pds : 72 t ; L : 7,60 ; l : 3, 72 m).

Si les noms et les désignations des missiles et lance-roquettes spécifiques peuvent prêter à confusion, le Hamas dispose quant à lui d'un énorme stock de systèmes à courte portée comme le Qassam (jusqu'à 10 kms) et le Quds 101 (jusqu'à environ 16 kms), renforcés par le système Grad (jusqu'à 55 kms) et le Sejil 55 (même portée). Ces armes constituent probablement l'essentiel de son inventaire et, pour les plus courtes distances, elles peuvent être renforcées par des tirs de mortier. Mais le Hamas utilise également divers systèmes à plus longue portée, comme le M-75 (jusqu'à 75 kms), le Fajr (jusqu'à 100 kms), le R-160 (jusqu'à 120 kms) et certains M-302 dont la portée peut atteindre 200 kms. Il est donc clair que les katibas disposent d'armes capables de viser à la fois Jérusalem et Tel-Aviv, tout comme l'ensemble de la bande côtière qui contient la plus grande densité de population et d'infrastructures névralgiques de son adversaire.

Dans cet engagement asymétrique, le rapport de forces donnait au total un grand avantage aux militants du Hamas. Il est indéniable que le lance-roquettes Yassin 105, nouveau type baptisé « Tandem 85 », utilisant deux charges au lieu d'une et censé en conséquence être plus efficace contre le blindage réactif, cause de forts taux d’attrition sur les chars et les Véhicules de transport de troupes (VTT) . En fait, l’emploi des chars dans les rues exiguës et parfois sinueuses de Gaza rend ces engins – trop chers, puisque bourrés d’électronique – très vulnérables aux tirs d’enfilade des jeunes tireurs palestiniens volatiles.

 

Et quoi après la Berezina?

 

Pour l’heure, la majorité des analystes s’accorde à dire que la victoire à la Pyrrhus tentée par l’État hébreu relève d’une gageure, tant il est vrai que s’enlise son expédition militaire, la plus dure sur Gaza depuis 1967 et depuis l’opération « Bordures protectrices » en 2014. Le Hamas a gagné, ne serait-ce que relativement, en tenant durablement en échec une des armées les plus fortes au Monde appuyée par l’Occident. C’est, sans surprise, le résultat des guerres asymétriques, toujours gagnées par le faible (Vietnam, Algérie, Afghanistan…).

Il est difficile d’augurer le retour de la paix au Moyen-Orient. Mais tout prête à croire qu’aussi onéreuse fut-elle, l’attaque du 7 Octobre n’est tout au moins pas un coup d’épée dans l’eau. Après l’équipée barbare, la donne géopolitique en Palestine va certainement changer, tant les lignes ont bougé dans le monde diplomatique. Après avoir été en passe d’être relégués aux oubliettes de l’Histoire, les Palestiniens reprennent du poil de la bête. Comme un phénix, Gaza renaîtra de ses cendres. Mais ce n’est pas pour demain matin. Il faut encore compter avec l’extrême-droite aigrie et les religieux sionistes survoltés. En sus, l’attaque violente du 7 Octobre suivie de la réaction disproportionnée de l’État hébreu et son cortège d’atrocités ont certainement fini d’attiser les rancœurs entre les deux religions monothéistes qu’aucun œcuménisme ne semble pouvoir rapprocher. Espérant n’être point tombé dans les travers du pessimisme béat, il nous semble qu’il faudra encore compter une décennie pour vivre une éventuelle paix stable et durable. Il faudra à l’entité sioniste cultivant obstinément un complexe de supériorité digérer sa « plus grande défaite stratégique », écrivait Gérard Araud dans son livre, « Israël, le piège de l’Histoire ».

                                             Brahim Bakar Sneïba

Spécialiste des questions de défense et de stratégie

 

 

Note

(1) : Rappelons une nouvelle fois la ligne éditoriale du journal « Le Calame » de ne jamais accepter dans ses colonnes l’utilisation du nom d’Israël – attribut de Yakoub (PBL), saint prophète de Dieu, et dénomination coranique des juifs dans leur ensemble – pour désigner l’entité politique oppressant le peuple en Palestine. Nous le remplaçons donc par le néologisme [la Sionie] ou, en version qualificative, [sioniste] ; toujours entre crochets pour signaler au lecteur que cette initiative n’implique pas l’auteur du propos initial, bien évidemment libre, quant à lui, du choix – variablement conscient, au demeurant – de ses mots.