A la recherche de la mémoire nationale.Par Moussa Hormat-Allah*

12 June, 2024 - 11:32

Le passé, le présent et le futur, trois dimensions qui s'imbriquent et se confondent. Il n'y a pas de présent sans passé et il n'y a pas de futur sans présent. Les souvenirs de l'histoire passée d'un peuple permettent la prise en conscience d'une identité collective et fondent le sentiment d'une appartenance commune qui se transmet de génération en génération.

Mémoire et identité nationales sont deux notions indissociables. L'épreuve du temps ne doit pas les altérer. Il s'agit d'un précieux viatique sur lequel on doit, sans cesse, veiller.

En Mauritanie, les liens visibles entre le présent et le passé se sont distendus. En effet, les amarres qui nous relient à notre passé ont été rompues. Seules subsistent, dans les esprits, des réminiscences de ce passé glorieux.

Si on excepte, à titre d'exemple, le nom de l'équipe nationale de football (les Mourabitounes) et le minaret de la mosquée de Chinguitti, ostensiblement affiché un peu partout, notamment sur les enseignes commerciales et les billets de banque, c'est le flou dans l'inconscient collectif quand il s'agit de convoquer les souvenirs de la mémoire nationale.

 

Des symboles versés au rebut

 

Plus près de nous, les symboles de notre indépendance nationale ont été bradés pour quelques sous. La minuscule villa où résidait le président Mokhtar Ould Daddah, le père fondateur de l'État, dans les années soixante, a été laissée à l'abandon puis, par la suite, transformée en modestes échoppes commerciales. Pourtant, cette minuscule villa revêtait pour nombre de mauritaniens une dimension patriotique.

A titre de comparaison, en Afrique du Sud, la cellule où était incarcéré Nelson Mandela à Robben Island a été conservée, en l'état, comme lieu de mémoire et de pèlerinage.

Un autre haut lieu de la mémoire nationale est tombé, lui aussi, dans l'oubli. Il s'agit du hangar dans lequel on a proclamé l'indépendance du pays. Ce hangar a été transformé en un entrepôt de stockage. Ces monuments historiques doivent être réhabilités, remis en leur état originel, avec des plaques commémoratives.

L'idéal serait qu'on aménage une esplanade à l'entrée de ces lieux. L'agrandissement de cette esplanade pourra se faire en rasant les maisons mitoyennes. A charge pour l'État d'indemniser, au prix du marché, les riverains concernés.

Les visiteurs, notamment les élèves lors des sorties scolaires, pourront découvrir cette importante partie du patrimoine national.

Il est temps de déterrer ces pépites longtemps enfouies dans un paysage urbain disharmonieux. Exhumées au grand jour, elles doivent être nettoyées et embellies pour leur rendre leur lustre d'antan et leur place dans la mémoire nationale.

Si on a agi de la sorte avec des symboles nationaux qui remontent seulement à une soixantaine d'années, que dire alors de la mémoire passée du pays?

 

Rouvrir les archives de la mémoire nationale

 

Pour pallier ces carences et combler ces graves lacunes, l'État doit recourir à des moyens didactiques : soit par le biais d'un récit de l'épopée nationale dans les livres d'histoire, soit par le biais d'une œuvre cinématographique. En somme, par le retour à ce qu'on peut appeler les archives de la mémoire nationale.

En Mauritanie, on a fini par comprendre la nécessité d'écrire ou de réécrire l'histoire du pays. Des efforts ont été faits dans ce sens, mais ils restent, néanmoins, en deçà de ce qu'on devrait faire. Cet état des choses est d'autant plus regrettable qu'il n'y a pas de consensus chez les chercheurs sur l'historicité des évènements. C'est dire qu'il n'y a pas d'uniformité ou d'unicité dans le récit historique. Dans la narration, des facteurs exogènes aux faits historiques interviennent souvent en fonction de l'appartenance tribale ou régionale des auteurs pour en donner une orientation biaisée.

On peut citer, à titre d'exemple, la bataille de Oum Tounsi. Cette bataille a été présentée, à tort ou à raison, par des historiens mauritaniens comme un acte de résistance contre l'envahisseur français.

 

En revanche, pour d'autres historiens nationaux, cette interprétation n'a aucun fondement historique. Où est la vérité ? Au-delà de ces controverses, seul l'État peut trancher.

Comme on le voit, l'approche livresque, plutôt biaisée, ne permet pas de cerner de façon objective les faits historiques.

Quant à appréhender la mémoire collective par le cinéma en Mauritanie, c'est le vide sidéral. Et c'est là, l'objet de cet article.

Si on excepte de petits documentaires, souvent en noir et blanc, tirés des tiroirs poussiéreux où ils étaient enfouis, rien, absolument rien, n'a été fait pour le septième art. Pourtant, le cinéma est le moyen privilégié pour vulgariser et asseoir dans les esprits la mémoire collective d'un peuple.

 

Cinéma et mémoire nationale

 

Le monde où nous vivons aujourd'hui est devenu celui des images. En effet, ‘’le cinéma est considéré comme un haut lieu de la mémoire collective, dont la fonction consiste à transmettre les souvenirs du passé à des contemporains et à des générations futures et à permettre l'affirmation d'une identité collective’’. Le cinéma constitue l'archive vivante de la mémoire nationale. ‘’Le cinéaste utilise sa caméra pour enregistrer le temps présent et aussi pour revenir sur le passé’’.

En Mauritanie, la notion d'un cinéma comme outil de conservation de la mémoire nationale est totalement inexistante. Tout reste donc à faire. Pourtant, on devra intégrer une donne fondamentale : Un pays sans mémoire est un pays sans âme.

Pour combler ce vide, l'État pourra parrainer le tournage d'un long métrage sur la résistance contre l'occupation française. Ce long métrage sera suivi, on l'espère, par d'autres films, longs ou courts métrages.

Nous avons un cinéaste de renommée mondiale. Ses réalisations, comme le film ‘’Tombouctou’’, ont été primées dans nombre de festivals internationaux. Il s'agit, en l'occurrence de monsieur Abderrahmane Sissoko.

Cette mission éminemment patriotique lui incombe. Pour ce film, il sera le seul maître à bord : production, réalisation, scénarios –avec l'aide d'un comité d'historiens–, mises en scènes, choix des sites de tournage, choix des acteurs et des actrices. Reste à trouver le financement de ce projet.

 

L'État pourra se charger de la sécurité et de la logistique. Quant au financement du film lui-même, il sera à la charge des hommes d'affaires mauritaniens. Ceux-ci doivent rendre à leur pays un peu de ce qu'il leur a donné.

Avec la réalisation de cette œuvre cinématographique, la Mauritanie intégrera le cercle fermé des pays en développement qui ont vaillamment résisté au colonisateur. Cela s'est traduit par des films mémorables, comme le film libyen ‘’Omar Mokhtar’’, ou le film sur le FLN algérien, ‘’La bataille d'Alger’’.

Soit dit en passant, ce film mauritanien pourra avoir pour titre : ‘’Chinguitt’’, ‘’Mauritania’’ ou encore ‘’Mourabitounes’’.

 

 

Faire revivre l'épopée du roman national

 

Abderrahmane Sissoko choisira les acteurs qui incarneront des figures emblématiques de la résistance à l'occupation française comme, à titre d'exemple, le premier vrai résistant Mokhtar Oumou Ould Heideb, l'émir Bakar ould Soueïd Ahmed, l'émir Sid’Ahmed ould Ahmed Aïdda, l'émir Ahmed Ould Deïd, l'émir Ahmedou Ould Sidi Ely, le chérif Sidi ould Moulay Zeïn et bien d'autres honorables résistants, cheïkhs et guerriers, de renom, tous des martyrs, tombés sur le champ d'honneur. Sans oublier des résistants solitaires comme le valeureux et intrépide Mohamed ould M’Seïka.

Dans cette levée de boucliers contre la colonisation, comment ne pas citer ici, la résistance héroïque des négro-mauritaniens qui ont contribué de façon significative dans la lutte pour la libération nationale?

Mûs par un puissant élan à la fois religieux est patriotique, les mauritaniens de la Vallée du fleuve –halpular, sonikés et wolofs–, à l'instar de leurs compatriotes du nord, ont opposé une farouche résistance aux infidèles, à ces ‘’ennemis de la foi’’.

Bien qu'il ne soit pas natif du pays, Hadj Omar Tall a été le précurseur de la résistance armée contre l'occupation française dans toute la sous-région. Dans la lignée de cet empereur –résistant– érudit, ses disciples et ses adeptes ont, plus tard, combattu avec courage l'envahisseur français.

Pour sa part, le grand résistant soninké, Mamadou Lamine Dramé et ses compagnons se sont inspirés de cet héritage de Hadj Omar pour s'opposer vaillamment, les armes à la main, à la présence coloniale française en Mauritanie. A ce titre, ils ont été, comme leurs frères du nord, de véritables combattants de la liberté.

Pour revenir au projet de film évoqué plus haut, on fera appel, du côté français, à des acteurs européens pour incarner Xavier Coppolani ou les officiers de l'armée coloniale française qui ont pris part à des batailles contre les résistants.

On arrêtera, au préalable, le choix des batailles et autres actions de résistance qui ont opposé les combattants mauritaniens de la liberté aux forces d'occupation française. Des batailles célèbres comme celle de Tijikja, de Nimlane, de Legweïchichi, de Toujounine, de Widyane El Kharoub, de Ksar El Barka, de Néma, de Tichit, de Fort Gouraud (Fdeïrik), ou encore l'entrée du général Gouraud dans la ville d’Atar, dépêché par la France, à la tête d'une imposante colonne motorisée, pour ‘’pacifier’’ la région.

Outre une contribution salutaire pour rendre au pays sa mémoire d'antan, cette œuvre cinématographique aura un autre avantage, et pas des moindres, celui de faire passer un message visuel aux générations présentes et futures. Des générations qui, dans leur écrasante majorité, n'ont aucune attache mnémonique avec le passé de leur pays.

Dans une société où le matériel a pris le pas sur les valeurs morales, où les repères se sont évanouis sur fond d'un inquiétant relâchement des mœurs, cette jeunesse déboussolée, en perdition, a plus que jamais besoin d'un recadrage mémoriel salvateur. En somme, lui permettre de revivre, par la pensée, l'épopée du roman national.

 

 

                                                                      

                                                                         *Professeur d'université

Lauréat du Prix Chinguitt