Pour mieux analyser une situation politique, il est indiqué de ne pas se passer de référents culturels qui pourraient, peut-être mieux que toute théorie politique, contribuer à mieux comprendre la situation en question. Lorsque j’examine le procès qui vient de se dérouler à Rosso, je ne peux, quant moi, m’empêcher de penser au « supplice de la chamelle ». Oui, le supplice de la chamelle. Il ne serait pas étonnant que les jeunes générations et mêmes celles moins jeunes n’aient jamais entendu parler de cet aspect de la culture bédouine maure. Un vieil esclave, aujourd’hui disparu, m’en a instruit jadis, dans une Mauritanie alors (presque) enchantée où un jeune « kowri » curieux et un peu fouinard pouvait être envoûté par la sagesse espiègle d’un vieil esclave et être touché par son humanité et sa générosité. Dans la société maure traditionnelle, me révéla-t-il, au cours de l’une de nos conversations à bâtons rompus, lorsqu’un esclave enfreignait à une norme fondatrice de la société, se rendait coupable d’une faute susceptible de remettre en cause l’ordre esclavagiste d’alors ou montrait la moindre velléité de donner des idées aux autres esclaves, il lui était infligé le supplice de la chamelle. C’était alors une forme de torture parmi tant d’autres. Celle-ci consistait, avec l’aide d’autres esclaves plus soumis, à hisser le coupable directement sur le dos d’une chamelle assoiffée, avec ses pieds solidement liés sous le ventre de l’animal. Ensuite on amenait la bête à l’abreuvoir et la laissait boire à satiété. Evidemment au fur et à mesure qu’elle buvait, son ventre s’étendait, écartelant lentement les articulations des membres du pauvre supplicié, qui, s’il ne mourait pas (était libéré à temps), était déformé à vie, geignait sans interruption, et était en proie à des douleurs si atroces que tous les membres de la communauté servile devaient les sentir, chacun, dans sa propre chair. Et le sentiment de rage et d’impuissance amplifiait la souffrance de tous. De quoi dissuader à jamais toute velléité d’émuler le comportement ou attitude qui avait conduit à une telle punition.
Il est à ce demander, au vu du procès de Rosso, de ses circonstances, de ce qui semble l’avoir motivé, de sa mécanique et des effets qui en sont escomptés, si quelque atavisme ne serait pas à la base de tout ce spectacle. Ce procès ne serait-il qu’une sorte de supplice de la chamelle du 21ème siècle où tout l’appareil de l’État moderne est mis à contribution pour remettre à leur place quelques esclaves modernes qui auraient un peu trop vite oublié leur place? Dans cette société telle la décrivait ce vieux monsieur, il se trouvait toujours quelque membre pour dire, qui que le supplicié n’a eu que ce qu’il mérite, qui pour détourner le regard et s’en laver les mains, qui pour certifier que le « paradis de l’esclave est « sous la plante du pied de son maître», et que de ce fait la punition serait d’ordre divin. L’on chercherait en vain l’équivalent de tels individus et attitudes aujourd’hui dans architecture de l’État moderne et de la société, n’est ce pas?
Revenons à ce vieil homme, Dieu ait pitié de son âme. Au cours de l’une de nos causeries, il me raconta que tous les cas de supplice de la chamelle ne se terminent pas nécessairement de la même manière. Il me dit qu’un jour, un esclave particulièrement rebelle et qui n’avait pas la langue dans la poche (pour ainsi dire, mais selon son expression, « M’jamber ou h’weygirhoum kamline ») fut soumis au supplice de la chamelle. Cette fois-ci, pour quelque raison, la chamelle s’échappa et au terme d’une course effrénée se retrouva dans le champ d’un cultivateur qui, surpris et choqué, délivra le malheureux esclave. Celui-ci trouva le moyen de retourner au campement au dos de la même chamelle et, au cœur de la nuit, tua son maître mais épargna les membres de sa famille. Il s’enfuit alors « plein sud » où il se réfugia. Dans l’anonymat, il s’installa comme boucher, changea de nom, se maria, et devint prodigieusement riche. Il passa le restant de ses jours en homme libre et respecté de tous. Les héritiers de son maître n’osèrent jamais aller le chercher. A ce jour, je ne sais toujours pas, si mon vieil ami, conteur hors pair, m’avait raconté une histoire vraie, ou avait simplement tenu à finir sa « leçon » de sociologie politique de l’esclavage et de ses dérivés par un happy ending comme tout bon conteur doit savoir le faire. Avec le recul, je me demande aussi s’il s’agissait-il plutôt d’une parabole à l’intention du curieux jeunot effarouché et écœuré par tant de brutalité. « Dieu seul sait », je crois encore entendre dire le vénérable homme.
Prof. Boubacar N’Diaye
Politologue