Décédé le dimanche 9 mai des suites d’une courte maladie, Ely Ould Abdallah fut un brillant journaliste. Admis à faire valoir ses droits à la retraite il y a quelques années, après plus de 30 ans au service de son pays à l’agence mauritanienne d’information et au quotidien Horizons, il n’a jamais obtenu la reconnaissance à laquelle il avait droit. Cette lettre, que nous reprenons, adressée à son fils exilé en dit long sur le désarroi d’un homme qui aura tout donné à son pays et n’a rien obtenu en échange. Qu’Allah l’agrée en sa Sainte Miséricorde.
Comme tu t’y attendais, ton père vient d’être admis à «faire valoir ses droits à la retraite ». Tu peux appeler ça «euphémisme» ou clause de style ou n’importe quoi d’autre, peu importe ! L’essentiel est que tu saches qu’ici, dans ce si cher pays, la retraite ne correspond à rien qui puisse s’apparenter à un droit, encore moins à un droit susceptible d’être revendiqué ou que quelqu’un puisse faire valoir. Contrairement à ce qui se passe là-bas, partout en Occident et en particulier dans ton pays d’accueil, la retraite, chez nous, ne présente aucun avantage, strictement aucun.
C’est pourquoi en Mauritanie, la retraite, on n’y va pas de gaité de cœur ; ceux qui y vont sont littéralement propulsés dans un univers d’abandon. Même les institutions que les retraités ont servies, toute leur carrière durant, sont les premières à s’empresser de s’en débarrasser. Les compétences, ici, on n’en a cure ! Les dirigeants ici ne savent pas faire la différence entre ceux qui sont pourvus de compétences et de savoir-faire et ceux qui ne sont rien d’autre que des bourricots. En fait, pour savoir apprécier les compétences de quelqu’un, il faut être soi-même d’un certain niveau, ce qui n’est pas le cas de la majeure partie de nos hauts responsables.
Tu t’en doutes, jeune homme, ton père a vérifié tout ça à ses dépens, même s’il ne se faisait guère d’illusions en ce qui concerne le respect des normes de justice et d’équité dans le pays. Non plus, ton père ne se faisait pas d’illusion en ce qui concerne la reconnaissance de l’Etat et de ses institutions envers les personnes qui les ont servis.
Administration amnésique
Tu vois, après avoir longtemps été essoré par l’Agence de presse et ses quotidiens nationaux, ton père quitte aujourd’hui l’Agence qui a tout l’air de s’empresser de se passer de lui. Je pourrais t’en parler avec plus de détails dans mes prochaines correspondances mais, maintenant, je ne veux pas en dire davantage.
Ainsi, voudrai- je que tu saches que personne, ni à l’Agence ni au Ministère en charge de la Communication –ou ce qui en reste- n’a adressé le moindre mot gentil ni le moindre remerciement à ton père au moment où celui-ci arrivait au terme d’une très longue et laborieuse carrière. Pas la ministre, pas le secrétaire général, ni les directeurs, y compris et, en premier lieu, celui de l’AMI, ne lui ont adressé le moindre mot à cette occasion. Mais, à la décharge de tout ce beau monde, ces responsables sont, dans leur écrasante majorité, des gens étrangers au Département et à la profession. Ils viennent tous d’ailleurs, autrement dit, ils sont tous ‘’parachutés’’- et ne connaissent pas qui est quoi dans ce ministère qui a d’ailleurs cessé depuis un certain temps d’être celui de la Communication sans vraiment devenir autre chose.
Enfin, bref, ça, c’est le problème du ministère et du régime, pas le tien ni celui de ton père. Ce que je veux que tu saches est que Papa est tout bonnement parti, comme Monsieur tout le monde ; il s’en est allé comme sont partis ou partent tous les salariés, y compris ceux qui brillent par leur incompétence, qui n’ont jamais fourni d’efforts dans le cadre du travail ou ceux qui n’ont même pas d’existence physique ou qui ne se présentaient jamais aux bureaux ou y venaient seulement pour percevoir des salaires qu’ils ne méritent pas.
Vois-tu comme c’est injuste : notre administration est frappée d’amnésie, elle ne fait guère le distinguo entre ceux qui ont passé toute leur vie à la servir et ceux qui ont passé le plus clair de leur temps à s’en servir.
Il n’y a rien à faire, notre Administration est ainsi faite, il ne faut pas s’attendre de sa part à un minimum d’équité ou à de la reconnaissance envers ceux qui croient s’être distingués par leur savoir-faire ou leur abnégation.
C’est pourquoi, ici au pays, personne ou presque ne s’en fait pour cette administration. « Qu’elle aille au diable », s’entend-on dire chaque fois qu’on essaye de rappeler quelqu’un à l’ordre ou de le persuader que tel ou tel acte n’est pas compatible avec les normes administratives ou avec l’intérêt national.
C’est ainsi que bien des pratiques dolosives ont trouvé voie au chapitre. Je ne te parlerai ici que des moyens frauduleux visant à retarder l’échéance de la retraite.
La recette pour la longévité est très simple : falsifier ses papiers d’état-civil en y apposant une fausse, très fausse date de naissance. Il faut dire que les recensements des agents de la fonction publique et/ou de l’état-civil, de ces dernières années, en ont donné l’occasion à nombre de faussaires. Tout cela est vérifiable et se sait au sein de cette administration où j’ai laissé derrière moi, en activité, des collègues et, parfois, de simples employés qui ont été recrutés pendant que moi j’étais encore sur les bancs du collège, tu t’imagines !
Recyclés et maintenus en activité
Outre ceux qui ont falsifié leurs documents d’état-civil pour se maintenir dans la vie active, il y a une autre catégorie de travailleurs sélectionnés pour être toujours épargnés par la retraite. Ce sont ces personnes privilégiées, généreusement recyclées et maintenues en activité, par la grâce du général Abdelaziz, qui est tantôt leur proche parent, tantôt leur camarade de promotion. Parmi cette catégorie, il y a aussi ceux dont le président a besoin, soit pour se maintenir ou, le moment venu, pour sécuriser ses arrières lorsqu’il ne sera plus dans les affaires.
Ainsi, pour prolonger la carrière de ses hauts gradés, l’armée nationale a trouvé la panacée offerte par le grade de général. Elle s’en donne à cœur joie. C’est ainsi que, ces dernières années, il y a eu une inflation de généraux que ne justifient ni la taille réelle de la grande muette, ni le niveau académique de nos valeureux officiers.
Ainsi, la recette sélective du «recyclage», permet aujourd’hui de maintenir des personnes du troisième âge à la tête d’institutions publiques nationales et de voir des officiers généraux accumuler des grades élevés, parfois même très élevés, que seule justifie la volonté du chef de prolonger leur carrière.
Comme n’importe quoi d’autre dans ce qui peut s’apparenter à une zone de non droit, le départ à la retraite est sélectif, voire exclusivement réservé à ceux qui n’ont pas leur entrée au palais et ne jouissent pas des faveurs du chef. Mais enfin, tout ça c’est une autre affaire qu’on pourrait aborder plus tard, y compris en avançant des noms, exercice, tu le sais bien, auquel je ne veux me prêter qu’en cas de nécessité extrême.
Si toutefois je t’ai fait part de ces détails, c’est pour te dire que :
l’Administration ici est ingrate, l’équité est la grande absente,
ceux qui se surpassaient, parfois au prix de leur santé, pour assurer la bonne marche du service public, perdent tout simplement leur temps,
- l’administration publique prête une attention plus grande à ceux qui s’en servent qu’à ceux qui la servent.
Figure-toi que ton père, à qui il arrivait de passer des nuits entières dans les rédactions et dans les ateliers de l’imprimerie, n’a même pas été proposé pour être décoré, comme il est d’usage de le faire pour la majeure partie des agents qui vont à la retraite !
Naturellement, tu le sais bien, je ne regrette pas de ne pas avoir été décoré parce que, personnellement, je n’y trouve aucun honneur et, mieux ou pis, je trouve plus digne de ma modeste personne de ne pas me retrouver sur une liste de récipiendaires non méritants. Mais, tout simplement, je croyais que la bassesse de l’Administration, son incompétence et son ingratitude avaient des limites.
Sans vouloir prendre davantage de ton temps, j’ai voulu te faire part de certaines réalités afin de t’éviter de connaître nombre de déboires que rencontrent ceux qui reviennent au pays pour s’y réinstaller. Pour cela, je viens te recommander de ne revenir au pays que pour des vacances limitées. Ne reviens jamais pour t’installer ou travailler ici. Il faut éviter à tout prix de servir dans ce pays où tu ne récolteras que des frustrations.
En Mauritanie, tant qu’il n’y a pas un vrai changement, tu ne seras apprécié ni pour ton savoir ou ton savoir-faire et tu seras juste bon pour essuyer les révoltantes brimades qui, avant toi, avaient fait de nombreuses victimes parmi les cadres de ce pays.
Si tu veux rester recto, si tu veux demeurer en harmonie avec toi-même, avec tes principes et valeurs morales, si, comme les tiens, tu ne peux jamais et pour rien au monde, être amené à faire le lèche-bottes, tâche d’achever de brillantes études là où tu es et de parfaire ta naturalisation dans ton pays d’accueil où la loi s’applique à tous sans distinction.
Tu es déjà suffisamment grand pour comprendre tout ça et pour t’organiser afin de ne rentrer au pays que pour des vacances limitées. C’est cette recommandation que je te fais et j’y insiste parce que je suis sûr que chez nous, en ces temps-ci, ne peuvent prospérer, voire joindre les deux bouts, que des flagorneurs vivant de bassesses et d’intrigues, des voyous ou des militaires triés sur le volet ou les deux à la fois.
Ne t’inquiète pas pour ta petite bibliothèque et celle de ton frère, je suis encore là pour y jeter un coup d’œil tous les jours, maintenant que je n’ai plus rien à faire.
PS : Je sais combien c’est difficile pour un père
de recommander à son fils de rester dans l’exil mais
tu comprendras que ce sont les conditions qui m’obligent
à t’interdire le retour. Pour le moment.