C’est par un vendredi matin, que j’appris le décès de Cheikh Brahim, né de son père Taki ould Oboulla, de sa mère Khady mint Oboulla, tous deux appartenant à la tribu des Tekna du Oued Noun, mais que les voies impénétrables du destin vont faire se rencontrer à Podor où ils fondèrent foyer avant de venir s’installer à Rosso, capitale du Trarza.
Le stylo que je tenais me glissa des doigts, puis je fixai la feuille encore blanche que je m’apprêtai à noircir de tous ces soucis qui vous assaillent dans ce bas monde ; la salle que j’occupai tous les jours à cette heure de la journée, me sembla tout à coup gigantesque, immense à l’infini, puis j’éprouvai le sentiment d’être petit, si petit.
Comme pour me secouer d’une léthargie qui commençait à m’envahir, je m’efforçai de m’extraire du fauteuil qui m’engloutissait, et sans trop savoir pourquoi, je me dirigeai d’un pas mécanique vers la fenêtre qui m’était la plus proche dont je tirai les rideaux, pour m’apercevoir que le soleil s’était dissipé derrière une brume épaisse, faite de rosée et de crachin.
En ouvrant la fenêtre, une bouffée d’air frais me fouetta le visage, puis j’observai ce temps devenu subitement clément par cette période de canicule, dominée depuis toujours par l’harmattan, un vent d’est qui calcine tout sur son passage ; je m’entendis dire à haute voix, que les cieux pleuraient Cheickh Brahim.
Pour employer un lieu commun, Cheikh Brahim était fils à papa, né avec une cuillère en or dans la bouche ; on racontait dans la communauté Tekna de Rosso que son père, était à ce point riche que ses avoirs à la caisse d’épargne surpassaient ceux de tous les déposants réunis.
Taki ould Ouboulla était toujours habillé avec distinction ; un boubou tantôt bleu, tantôt blanc, taillé dans un tissu de haute facture, cousu avec soins, imbibé de parfum aux essences orientales, surplombant des babouches, parfois d’une blancheur pure, si elles n’étaient pas d’un jaune or éclatant.
Quand du haut de ma petite adolescence, j’empruntai la route adjacente à sa boutique et qu’il m’apercevait , Taki ould Ouboulla ne manquait jamais de me faire signe de m’approcher de lui, puis il me prenait dans ses bras, et me soulevant jusqu’au niveau de son visage, balayait mon petit ventre frêle de sa barbe fournie ; ce qui me plongeait dans un fou rire et, pendant que je me débattais, Khady mint Ouboulla, tout en riant sous cape avec pudeur, lui disait non sans une pointe de reproche : « arrête, sinon Taleb Khyar va s’étouffer » ; il me posait avec soins, puis me remplissait les poches de toutes sortes de sucreries, avant de me laisser m’échapper.
Nous savions tous à Rosso qu’après la cinquième prière, celle dite d’ « Elicha », la maison des Ehel Aouboulla était tous feux éteints.
Cette famille portait tout haut comme un étendard, le flambeau de ce conservatisme, sans lequel, le « Tekni » perdrait son âme ; j’avais pour cette attitude, une secrète admiration et une profonde déférence.
Tout, dans cette famille respirait la prospérité ; le père, la mère, les enfants, la maison aux pièces ornées de tapis orientaux dont on disait que Taki ould Oboulla en ramenait de chaque pèlerinage ; ses voyages à la Mecque étaient si fréquents qu’ils lui valurent le titre tant convoité de « Hajj ».
Ma pensée va surtout pour ces services à thé meublants, disséminés un peu partout dans les pièces que comptaient à foison la maison des Ehel Ouboulla , services à thé composés à chaque fois d’un plateau scintillant juché sur un trépied, avec tout autour du plateau , rangés en demi-cercle, des verres d’une propreté cristalline, au milieu desquels posait dans une attitude altière, une théière sertie de fils dorés, incrustés tout autour de ce qu’il convenait d’appeler, une œuvre d’art.
Cheikh Brahim fit ses études à Rosso, puis au Sénégal, avant d’aller en France d’où il revint avec un diplôme de docteur en pharmacie.
Il pouvait comme on dit familièrement « se la couler douce », sans trop de soucis ; la fortune de son père, convertie pour partie, en propriétés immobilières dans les quartiers les plus en vue du Nouakchott des indépendances, n’avait pas souffert de l’érosion du temps, mais Cheikh Brahim avait une autre ambition.
Il avait vu des adolescents auxquels souriait la vie, se trouver subitement dans l’incapacité de rendre ce sourire, pour avoir ingurgité des médicaments contrefaits ; des adultes devenir grabataires au fleur de l’âge pour les mêmes raisons ; des femmes perdre la vie en accouchant, emportant avec elles leur progéniture, pour s’être vues injecter des substances devenues empoisonnées, faute d’une conservation optimale……..etc.
Cheikh Brahim avait très vite et très tôt perçu, bien avant la communauté internationale, à un moment où la société civile mauritanienne était encore embryonnaire, qu’un trafic de médicaments, d’une grande ampleur se dessinait à l’horizon ; que ce trafic viendrait à bout de toutes les mesures gouvernementales de préservation de l’ordre public sanitaire, et qu’il allait constituer dans les prochaines années, une menace permanente à la santé publique .
Ce combat qu’il s’était fixé comme objectif de mener en cette fin de vingtième siècle, dès la fin de ses études universitaires, deviendrait un combat avant-gardiste, qui allait contribuer à une forte sensibilisation, tant au plan national qu’international, sur le fléau des médicaments périmés.
Cheikh Brahim n’entendait pas non plus fermer les yeux sur les dérives politico-mafieuses qui allaient faire de la Mauritanie, un haut lieu de trafic de médicaments, mais cela, il le paiera au péril de sa vie.
Le témoignage du mufti de la république, lors de son oraison funèbre sur la dépouille de Cheikh Brahim, peu après la prière du vendredi, alors que les fidèles encore au nombre de plusieurs centaines, remplissaient la mosquée comme un œuf, fera découvrir à l’assemblée des croyants que le « de cujus » était une personne charitable, mais comme ses intimes l’ont toujours su, il donnait sous le manteau, en cachette, en catimini, pour disait-il, préserver aux démunis, la seule humanité qui leur reste : leur amour propre, leur dignité ; il n’était pas de ceux qui étalaient au grand jour, les secours qu’il ne manquait jamais de porter à l’abri des regards, de manière prompte et désintéressée, à la détresse humaine.
Quelle grandeur d’âme !
Maître Taleb Khyar ould Mohamed Mouloud
Avocat à la Cour
Elle était jeune, dans la fleur de l’âge. Issue d’un milieu conservateur, étudiante en deuxième d’université, elle s’apprêtait à convoler en justes noces.