Par Ian Mansour de Grange – consultant, chercheur associé au LERHI et au CEROS – faculté de Nouakchott
Etablie au début de ce siècle avec des objectifs chiffrés sur quinze ans, l’actuelle phase du programme des Nations Unies pour le développement durable (UNDAF) de la Mauritanie approche de l’échéance 2015. Plusieurs objectifs ne seront pas atteints. Des évènements conjoncturels, mondiaux ou plus locaux, sont mis en cause. Mais il existe, également, des défauts structurels… Evoquons, en ce dernier volet du dossier, les relations à développer, entre la société civile et les institutions administratives, ainsi que diverses pistes, innovantes et dynamiques, de financement.
Beaucoup moins contraint par les nécessités centralisatrices, le fonctionnement de la société civile diffère beaucoup de celui de l’Etat. Il faut comprendre cette différence, la valoriser, la traduire en flux cohérents d’énergie. Il a fallu, par exemple, découper le territoire national en unités géographiques (communes, arrondissements, régions) selon des critères quantifiables, objectivement pertinents mais forcément sélectifs, négligeant telle ou telle dimension écologique, sociale ou économique, pour les besoins jugés prioritaires de telle ou telle autre. S’il peut s’avérer nécessaire, a posteriori, de modifier ce découpage, c’est toujours un risque de désordre. On doit étudier, en amont et très attentivement, cette option, en lui en opposant quelque alternative. C’est précisément ici que les qualités spécifiques de la société civile se révèlent particulièrement utiles : elle est une fenêtre, tout à la fois permanente et fluide, sur le Réel.
Une Organisation de la Société Civile (OSC) se forme en fonction d’un intérêt commun – besoin, défense ou opportunité, peu importe, ici – en prise directe sur le vécu ; immédiat, le plus souvent, mais, parfois, plus lointain. Elle agglutine des gens en fonction de convergences pas toujours objectives ni, surtout, quantifiables ; sinon, difficilement, au regard des moyens de l’Etat et des PTF. Elle développe, également, des relations de contiguïté et de proximité, pas forcément limitées aux partitions administratives (1). Cette prise directe sur le vécu des gens peut être, ainsi, productrice, tout à fois, d’informations, de synergies et d’ajustements. Dans quelle mesure ces productions sont-elles exploitables ? Ici se posent des questions de communication et il faut avoir l’intelligence de ne pas l’atrophier, par excès de directives ou, à l’inverse, de laisser-aller.
Le partage d’expérience, entre les PTF actifs dans le pays, d’une part – ainsi que nous le suggérions dès le premier article de la série – et, d’autre part, entre les divers services de l’administration mauritanienne, doit permettre, à terme, d’établir des grilles de langage avec la société civile, jusqu’au plus local. Nous avons signalé, précédemment, toute l’importance de l’école, sitôt qu’elle est conçue en tant qu’enseignement du lieu. Dans un pays où 80 % de la population a moins de quarante ans, ce n’est pas rien et c’est précisément là que doivent être (re)travaillées ces grilles, avec cette idée, constante, que la plupart des actions de développement peuvent être étudiées, voire organisées, à partir de l’école, tant en son cadre scolaire classique qu’élargi hors temps scolaire (2), comme suggéré précédemment. On y mesurera combien certaines questions, pertinentes au niveau global, sont peu ou prou lisibles localement : s’il est souhaitable de les y faire comprendre, à terme, il faut admettre, pour commencer, le temps de leur assimilation. A l’inverse, il faut pouvoir entendre, en hauts lieux, ce qui compte, précisément, en tel ou tel endroit. C’est dire toute l’importance de la circulation, dans les deux sens, de l’information ; et de la patience, dans la formulation des règles de l’échange.
Une telle approche doit faire progressivement apparaître un certain nombre de projets ordinairement transversaux des catégorisations, non seulement, thématiques mais, aussi, spatiales, posées par les institutions (Etat et PTF) ; projets de mieux en mieux conçus, localement ; de mieux en mieux compris, au niveau global, et financés, en conséquence. L’importance accordée aux relations de contiguïté, voisinage et proximité est de nature à favoriser, elle, une dynamique de terroirs, centrée sur des visions de « promontoire » (3), autour, banalement, d’un (4) pôle existant de développement et en intégrant toutes les spécificités locales. C’est une bonne méthode pour traiter, notamment, les situations frontalières, les limites de communes, départements, régions, voire nations, obligeant les structures administratives décentralisées (5) à s’entendre en tant que force de cohésion et non plus, seulement, de démembrement. Cette dimension de cohésion implique un gros effort de cohérence, dans le stockage et la diffusion des informations. Toute étude préliminaire, a fortiori toute conduite de projet, est un élément objectif pour une banque spécifique de données localisées, accessible à tous les partenaires, administratifs et civils, politiques et techniques, de celui-là, à partir du « lieu d’enseignement du lieu », c’est-à-dire, l’école, qui se voit ainsi renforcée dans son rôle.
Des financements innovants et dynamiques
Mais qu’en est-il du nerf de la guerre ? Pour fonctionner, tout ceci demande des moyens financiers. La question est surtout pendante, nous l’avons vu, pour les ANGR (6) locales, OSC à but non lucratif et écoles, en particulier. Le recours, impératif, à des AGRC signale l’exiguïté des marchés locaux et, plus généralement, du marché mauritanien. Sur 80% du territoire habité, la mise en place de la moindre AGR pose problème, faute de pouvoir d’achat de la clientèle locale. Prétendre y opposer la concurrence d’une AGRC relève, largement, de l’utopie. Aussi et sans présumer d’arrangements circonstanciés entre les deux types d’activités, il convient de poser un a priori : toute AGRC doit être motrice de l’activité économique locale. Générer, donc, suffisamment d’AGR, en son amont et/ou son aval, pour stimuler le secteur privé local, en tirant, de l’extérieur de la localité, une part conséquente de ses bénéfices financiers.
En brousse mauritanienne, on construit, avec dix mille euros, une maison de standing bien adapté à son lieu d’implantation. Il en faudra presque le double, à Nouakchott, et trente fois plus, à Paris. C’est, grosso modo, dans une telle échelle – 1, 2, 30 – qu’il faut envisager les stricts besoins d’investissements d’une AGRC en telle ou telle de ces situations spatiales, nonobstant, bien évidemment, les contraintes d’infrastructures, de formations et d’opportunités commerciales nécessaires à l’établissement et au fonctionnement de celle-ci. La rentabilité et la sécurité de l’investissement est, assez certainement, inverse, mais dans des proportions difficilement chiffrables, au demeurant. Il y aurait donc à réfléchir, pour assurer le fonctionnement durable de diverses ANGR à R’Kiz, entre la mise en place d’une unité de production de sauce tomate, sur les bords du lac, d’une menuiserie à Nouakchott et d’un portefeuille d’actions, à la Bourse de Paris, de Tokyo ou de Johannesburg.
S’il est probable que la meilleure solution combine les trois formules, il convient, surtout, de remarquer les boucles de régulation maintenant suggérées. On admettra, ici sans démonstration et sans relever, non plus, leurs effets contraires, la contribution, au minimum indirecte, des places boursières, aux efforts internationaux de développement. Ce ne serait donc que justice de voir une fraction de ces efforts contribuer à leur bonne santé et doublement, sinon plus, en ce que la rémunération du capital ainsi placé serait affectée à une œuvre d’utilité publique. Insignifiant à l’échelle d’une AGRC, le propos prend singulièrement du poids, à celle de cent mille, voire million… Il faut également s’intéresser au raisonnement inverse qui consisterait à doter des ANGR en parts de capital dans des entreprises privées. Un procédé qui ne manque pas, non plus, de perspectives, l’exemple suivant va illustrer notre propos.
Soit un projet y de reforestation en bordure du fleuve Sénégal, débouchant sur une exploitation de produits ligneux et non-ligneux. Les trois dimensions du développement durable – écologie, social et économie – sont clairement présentes. En impliquant, en proportion raisonnable, diverses OSC locales et nationales dans le conseil d’administration de la société fondée pour administrer le projet, on garantit le nécessaire débat entre les contingences de chaque composante du triptyque, tout en assurant, à ces OSC, via les dividendes de l’actionnariat initié à leur bénéfice, par les bailleurs, au moins une base de fonctionnement de diverses ANGR auprès des populations et des biotopes concernés. C’est le souci de durabilité qui impose une telle dynamique et, à cet égard, il serait également souhaitable que l’Etat participe, également, à ce conseil d’administration, en fonction des impacts induits, selon les plus appropriés de ses démembrements (commune, département, région, ministère).
En tout cela, gît une question préoccupante : si la participation de l’Etat, à ces diverses méthodes de capitalisation visant à assurer des revenus pérennes à des ANGR, semble sécurisée, par le caractère ordinairement foncier de ses apports, celle, essentiellement en espèces, de l’UNDAF (7) et autres structures bi- ou multilatérales paraît beaucoup plus contrainte par des aléas d’ordre, disons, capitaliste. Pour dépasser cette apparence, il faut, tout d’abord, se rappeler du fondement de la lecture moderne du waqf dont nous avons proposé l’utilisation préférentielle, pour toutes ces affaires : le caractère incessible et inaliénable d’une valeur économique précise, exploitée au service d’une ANGR tout aussi précise. Quels que soient les avatars de cette valeur, l’interdiction de sa décroissance constitue la ligne rouge qui trace – très précisément, elle aussi – les limites de son exploitation (7). Il y a, en outre, à circonscrire le risque de délits d’initiés, soulevé par la capitalisation massive de biens publics dans le secteur privé : je n’apprendrai pas au lecteur avisé que cette préoccupation n’a rien d’inédit et qu’il existe, déjà, un certain nombre d’outils susceptibles de minimiser ce risque.
Certes, on aura laissé, en ce petit travail, beaucoup de points en suspension : une douzaine de pages ne peuvent prétendre tout dire. Et c’est très bien ainsi : il ne s’agissait, comme dans nos précédents dossiers de presse, que de stimuler la réflexion et de rappeler, sinon lancer, des pistes d’investigations. Mais on aura, je l’espère, perçu le filigrane : liberté du marché ne signifie pas obligation de la mobilité des biens ; immobilisation de la propriété n’est pas, forcément, dépérissement du marché ; peut se révéler, même, dynamisme de celui-ci ; et ces constats offrent de singulières perspectives, dans le traitement des crises financières qui affectent, cycliquement, notre planète ; les plus pauvres de ses habitants, surtout. Pour conclure, on remarquera simplement, que l’approche ici présentée ne suppose, pour être correctement expérimentée, que l’existence de deux ou trois bourgs – sur les quelque cinquante recensés à travers la Mauritanie – assez avancés, sur le plan de l’organisation civile, et forts de suffisamment de liens de voisinage, pour animer une dynamique conséquente. Il n’y a, de fait, que l’embarras du choix et, celui, bien sûr… de la décision, enfin concertée. Une autre paire de manches, assurément… Mais nos décideurs ne sont-ils pas décidés à revoir la copie des OMD, relookés en ODD (Objectifs de Développement Durable) ?
Ian Mansour de Grange
NOTES :
(1) : Un constat qui fait, de la Société civile, le système lymphatique du corps social, quand l’Etat en constitue le système vasculo-sanguin…
(2) : Soit, au bas mot, cinq mois par an où l’école (au sens large, incluant collège et lycée) peut se consacrer à l’information/formation des adultes : coopératives féminines de maraîchage, artisanat ou autres ; relais communautaires ; responsables locaux de tel ou tel projet, etc.
(3) : La notion de « promontoire », notamment développée par l’Institut National de Recherches Agronomiques (INRA) en France, illustre cette perception systémique du biotope, à l’échelle de l’humain. En Mauritanie, un cercle de dix à douze kilomètres de rayon semble une échelle assez raisonnable de grandeur, compte-tenu des contraintes spécifiques du pays.
(4) : Et un seul. On estime à une cinquantaine le nombre d’agglomérations dont la population est comprise entre 3 000 habitants et 15 000 habitants.
(5) : Les nations modernes n’étant, somme toute, que des démembrements de l’organisation mondiale des échanges…
(6) : Activité Non Génératrice de Revenus. Voir l’article 3 de la série et la notion d’Activité Génératrice de Revenus Communautaires (AGRC) appelée à soutenir celle-là.
(7) : et autres structures publiques d’aide au développement. On suppute établi, ici, le consensus, entre les bailleurs, sur une méthode commune.
(7) : Voir, notamment, le chapitre « Au sommet de l’édifice » de « Le waqf, outil de développement durable ; la Mauritanie, fécondité d’une différence manifeste », ouvrage cité.
Nos goudrons sont-ils solubles dans l’eau ? La question posée au milieu des années 80 par un chroniqueur dans un article publié par le quotidien Chaab, le seul qui existait à l’époque, et qui lui valut des déboires avec le pouvoir en place, est plus que jamais d’actualité.