Les orientalistes occidentaux ont beaucoup insisté, au cours des deux derniers siècles, sur deux aspects du waqf surdéveloppés à leur époque : sa contrainte sur le marché de l'immobilier, d'une part, et le caractère religieux des attributions des waqfs khayri, d'autre part. Cette réduction avait du sens : en négligeant l'étude approfondie du phénomène, on s'épargnait le constat du rôle débilitant de la colonisation sur l'évolution de celui-là. Car, bien évidemment, les autochtones avaient à se défendre contre un envahissement. Le recours généralisé aux waqfs ahli minimisait, tant se faire que peut, les expropriations abusives et resserrait surtout le marché foncier et immobilier (1). Si la situation amena les autorités occupantes à statuer légalement sur ce point(2), elles se gardèrent généralement d'intervenir dans le détail des questions religieuses – les ‘ibâdat – laissant aux musulmans la charge de cette administration et s'arrogeant, par contre, un monopole quasi-exclusif dans le domaine de la santé, des travaux publics, du génie civil, de l'enseignement laïc… : la majeure partie des mou’âmalat, en somme. Dichotomie nouvelle et cruciale dans l'histoire des espaces musulmans, amplifiée par les disparités administratives entre les différents systèmes politiques colons (3), France et Angleterre, en particulier.
Restos du cœur avant l’heure
Car jusque-là les awqafs avaient participé très activement à l'organisation de l'ensemble de la vie sociale musulmane. Sans revenir démesurément sur le secteur des affaires religieuses, suffisamment connu semble-t-il, rappelons quelques faits suggestifs. « Au Caire, au 18ème siècle, près de quatre mille personnes vivent des grands établissements religieux (4) ». À Alep, le seul waqf de Musa Agha Amiri mobilise sept qaysariyyas, trois teintureries, deux bains publics, quatre-vingt-deux boutiques, seize maisons à usage d'habitation et autres biens fonciers, le tout au bénéfice de la mosquée et de ses œuvres. Concernant le seul « fonds passif » du waqf de la célèbre mosquée Suleymaniyya à Istanbul, près de mille personnes vivent, en 1558, directement de son financement, en absorbant plus de la moitié du montant annuel (5). Le reliquat couvre les frais d'entretien des bâtiments et le fonctionnement des « restaurants populaires gratuits » (les 'imaret) ; au service des pauvres, en théorie ; en réalité, toujours derniers servis après les invités de marque, les dignitaires religieux, les étudiants puis, enfin, le personnel de service... Cette mise au dernier rang des pauvres est parfois à ce point outrée que les responsables politiques jugent utile, au 18ème siècle par exemple, de rappeler aux administrateurs du waqf de Hasseki Hürem Sultane que l'imaret a pour fonction de « distribuer, matin et soir, de la soupe au peuple et à certains résidents de Jérusalem, oulémas, sadats et pèlerins, et non pas pour servir de revenus aux familles de notables, fonctionnaires et dignitaires officiels (6) ».
Cas extrême probablement. Un voyageur européen signale, à peu près à la même époque, que les « 'imaret d'Istanbul nourrissaient quotidiennement plus de trente mille personnes (7) ». Mais les 'imaret ne sont pas les seuls à intervenir en ce domaine. Citons, pêle-mêle, les personnes privées, les caravansérails (gratuitement trois jours d'affilée), les bâtiments à caractère commercial, les zawiyas, les hospices et les hôpitaux. Or tous ces établissements, du caravansérail à l'hôpital, sont généralement des awqafs.
Le développement des caravansérails, construction « typique de placement à caractère spéculatif, constitue un indice très sûr de l'activité économique d'une ville (8) ». C'est en dizaines de milliers qu'on les compte à Baghdad, au 9ème siècle ; au Caire, au 11ème ; à Istanbul, au 16ème ; ou à Ispahan, au 17ème. S'y pressent voyageurs, commerçants, intermédiaires, prédicateurs, derviches et mendiants. Installés à proximité immédiate des marchés ou des grandes mosquées dont ils assurent une part des revenus, ils sont un des vecteurs essentiels de la circulation des informations. Toutes les marchandises y transitent et les grandes opérations financières sont normalement mises au point dans les plus cossus de ces relais internationaux.
Les hôpitaux, quant à eux, furent probablement les premiers waqfs non-religieux des cités musulmanes. Après celui de Damas fondé sous le khalifat de Mouawiyya, père des Omeyyades, la première dynastie musulmane, c'est particulièrement en Irak et en Andalousie qu'ils déterminent un essor sans précédent de la médecine. Chaque fondation d'établissement de soins y est systématiquement associée à une dotation de biens waqfs, généralement de vastes propriétés agricoles, assurant le fonctionnement de l'institution en totale gratuité de soins et de séjour (9).
Politiques et médecins – déjà à cette époque souvent associés – sont les mécènes les plus en vue dans le domaine de la santé. La construction des hôpitaux et des écoles de médecine qui leur sont annexées signale leur étroite collaboration : citons, dans la masse des innombrables réalisations, les hôpitaux Mouristane, Adoudi ou Ali ben Issa, à Baghdad ; Nouri, à Damas ; en Égypte, Dar Al Chifa, Nassiri ou bien encore le prestigieux Al Mansuri dont le directeur An-Nafis, premier rapporteur – au 13ème siècle… – de la circulation sanguine pulmonaire, place sa maison personnelle et toute sa bibliothèque en waqf au bénéfice de l'hôpital.
Dans le domaine de l'urbanisme, le waqf permit de constituer d'importantes réserves de terrains publics à partir de « terres mortes » traditionnelles ou à l'occasion de conquêtes militaires. Au Caire, par exemple, de telles réservations maintenues jusqu'au 17ème siècle autorisèrent de notables extensions territoriales de la cité. À l'intérieur même de la ville, des quartiers entiers ont pu être remodelés, en favorisant notamment le regroupement, par voie d'istibdal, de différents awqafs tombés en désuétude, éventuellement complété par des achats à des particuliers. Au 17ème siècle, Ridway Bey réorganise ainsi un tel ensemble sur une longueur de cent cinquante mètres, y affectant un palais, un souk, un caravansérail, un immeuble à usage locatif, deux zawiyas, etc. À Alep, quatre opérations successives urbanisent, au 16ème siècle, une dizaine d'hectares, doublant en moins de cinquante ans l'étendue et l'activité de la ville (huit souks supplémentaires, plus de mille locaux à usage commercial ou industriel)(10).
Œuvres pies
La construction de fontaines et la distribution de l'eau constituent le second aspect urbanistique fortement influencé par les awqafs. « Œuvres pies par excellence », ces activités se distinguent singulièrement de toute autre en ce qu'elles cristallisent admirablement les diverses agglutinations sociales autour d'un même besoin qui caractérisent, à notre sens, le monde musulman. « Le mélange de l'impulsion des autorités, de l'entreprise individuelle », des activités corporatives (11) « et du mécénat religieux contribue à constituer un système dépourvu de toute homogénéité et de toute consistance juridique, mais relativement efficace (12). » Au 18ème siècle, un tel arrangement couvre les besoins en eau de près de trois cent mille personnes dans la seule capitale égyptienne.
La distribution n'est pas exactement égalitaire. Ceux qui ont la possibilité ou l'intelligence de donner un quelconque bien à un waqf investi dans le dispositif obtiennent normalement une attribution permanente en eau. L'intérêt individuel renforce singulièrement l'œuvre pie : il n'est pas vain de souligner ce genre de détail. Le système D se combine à des actions plus conséquentes des pouvoirs locaux : encore une fois, les frontières entre le public et le privé se révèlent, sinon floues, du moins perméables. À Alger, les grands aqueducs, certes plus centralisés autour de quelques grands waqfs dont il resterait à analyser précisément les constituants, assure 1,5 million de litres/jour, au début du 18ème siècle ; 2,6 millions, en 1866, moyennant quelques aménagements mineurs effectués par les colons français. Le « relativement efficace » touche ici à un degré certain d'efficience...
Dans la société musulmane traditionnelle, le principe de la libre circulation de la monnaie est, rappelons-le, à ce point enchâssé dans les esprits que l'investissement en équipements productifs demeure le parent pauvre du développement. L'outil, a contrario de la dextérité, est le moindre souci de l'artisan, lui-même ordinairement pauvre ; en tout cas, quatre à cinq fois moins riche que le commerçant. En outre et à l'instar de ce dernier, le maître-compagnon n'investit guère dans l'immobilier : il loue le local, comme il loue le matériel ; en payant à l'un et à l'autre de leur propriétaire rarement confondus un droit de jouissance fixe ou proportionnel à sa production ; selon un contrat spécifique, tel le kadak ou le kadakouahulu dans l'espace ottoman.
Contrat de location à long terme assujetti à des impôts spécifiques et négociable entre tiers, le kadak était en fait une sorte de patente artisanale délivré par l'État qui entendait ainsi réguler l'exercice des métiers ; le hulu, quant à lui, précisant le lieu de travail (13). Un grand nombre de waqfs utilisent ce type de contrat dans la location des qaysariyyas et autres boutiques, signalant ainsi le rôle éminent de l'institution dans le développement des corps de métiers. Rôle pratiquement monopolistique dans le cas des métiers nécessitant de gros investissements immobiliers : teintureries, par exemple, ou tanneries (comme celles d'Alep, occupant près de 7.000 m2 de terrain, avec bains pour les tanneurs, le tout au bénéfice d'une mosquée centrale à l'aménagement).
Enfin, on ne saurait évoquer le champ opérationnel du waqf traditionnel sans insister sur l'éducation et la culture. Grâce à cette institution, de nombreuses œuvres littéraires ont pu être éditées (14). Citons, parmi la multitude d'ouvrages de mathématiques, astronomie, mécanique, histoire, géographie, etc., deux monuments de la littérature médicale mondiale : « Al Qanûn », d'Ibn Sina (Avicenne) et « Al KuliyatFittib », d'Ibn Rushd (Averroès), références incontournables en Occident pendant près de huit cents ans.
Si cette activité d'éditions fut importante, le financement des écoles et des universités demeurèrent cependant l'objet privilégié de l'attention des fondateurs d'awqafs. On y enseignait les sciences religieuses (musulmanes, chrétiennes ou juives, selon les convictions du fondateur), sans négliger pour autant les mathématiques, les sciences physiques et naturelles, l'histoire et la littérature, la rhétorique et la grammaire, le tir à l'arc, parfois même ; bref : l'ensemble des centres d'intérêt de l'esprit humain, sauf peut-être la danse et la musique, plutôt déconsidérées dans la tradition musulmane.
Cela dit, la mémorisation et la psalmodie du Saint Coran n'auront jamais cessé de constituer la racine de l'enseignement islamique. Combien de fondations d'awqafs khayri ou muchtarak en prévirent le financement ? Même une simple estimation nous paraît hors de portée. C'est en dizaines de milliers qu'au 17ème siècle, se chiffre le nombre annuel d'élèves« hafiz al Coran(15) ». Ils sortent de différents types d'établissements d'enseignement, de la plus humble madrassa nomade dont le maître est rémunéré en natures par les parents d'élèves, aux grandes écoles coraniques annexées aux mosquées monumentales des métropoles, gérées, quant à elles, dans un cadre waqf.
La définition de cadres officiels de pensée est relativement tardive, dans le monde musulman. Excepté le Saint Coran entièrement révélé au prophète Mohammed (PBL) et dont chaque verset fut l’objet, dès sa « descente », d’une mémorisation individuelle et collective intensive (16), les autres fondements du Droit sont établis par des chercheurs indépendants souvent critiques à l'égard du pouvoir. Les premières réelles tentatives de contrôle n'apparaissent qu'à l'époque des Abbassides (8ème siècle) où la fixation de la Sunna se précise, ainsi que la détermination d'une orthopraxie, bien plus, d’ailleurs, que d'une orthodoxie (17). Mais c'est surtout avec les Fatimides (au 10ème siècle donc) que s'organisent de vrais efforts d'encadrement religieux. Au centre du Caire qu'ils érigent en capitale de leur khalifat chiite, ces irréductibles ennemis du pouvoir sunnite de Baghdad construisent un immense complexe religieux, Al Ahzar, où est enseignée notamment leur doctrine idéologique. Rapidement, Baghdad réagit en fondant à son tour une toute aussi prestigieuse université, la Nizzamiyya. Le recours dans les deux cas aux awqafs pour en assurer le fonctionnement signale le caractère pérenne que les États entendent donner à cette organisation de la culture. (À suivre).
NOTES :
(1) : En Algérie au milieu du 19ème siècle, la moitié de la surface cultivée est sous le régime du waqf ; en Tunisie, le tiers ; En Égypte, vers 1920, le huitième, ainsi que 18.500 immeubles des villes – J.F. Ricx – in « Hériter en pays musulman » – p 33 – et, en ce qui concerne l’Égypte, André Raymond – ouvrage cité – p 222.
(2) : Notamment « le Sénat français, dans les années 1920 ». RandiDeguilhem – ouvrage cité – p 212. Signalons à ce sujet, le déficit d'analyse ; sinon : d’information ; concernant le traitement anglais du foncier palestinien à la même époque et ses implications dans les cessions de terres aux colons juifs. Un tel travail serait dans la situation actuelle non-négligeable...
(3) :Les échecs futurs de la RAU (République Arabe Unie) ou de la Sénégambie, par exemple, illustrent variablement le propos.
(4) : André Raymond – ouvrage cité – p 251.
(5) : Faruk Bilici – in « Pauvreté et richesse dans le monde musulman méditerranéen » – p 275.
(6) : Faruk Bilici – ibid. – p 277.
(7) : Faruk Bilici – ouvrage cité – p 284. L'auteur cité juge l'estimation exagéré (trente mille personnes représentant 4,5 % de la population de l'époque, ce qui semble effectivement beaucoup.)
(8) : André Raymond – ouvrage cité – p 251.
(9) : Sigrid Hunke – « Le soleil d'Allah brille sur l'Occident » – p 129.
(10) : André Raymond – ouvrage cité – p 224.
(11) : Les porteurs d'eau en particulier mais aussi les tanneurs, teinturiers et autres usagers professionnels de l'élément.
(12) : André Raymond – ouvrage cité – p160-167.
(13) : RandiDeguilhem – ouvrage cité – p 219 et 220.
(14) : Notons qu'à l'inverse, un livre peut être constitué en fonds actif de waqf et les bénéfices de sa publication affectés à toutes sortes d'allocataires, en particulier la publication d'autres ouvrages.
(15) : Ayant mémorisé entièrement le Saint Coran sous la férule d'un maître lui-même hafiz, entretenant ainsi la chaîne ininterrompue des récitants de la Révélation depuis sa descente initiale.
(16) : L’écriture du Texte n’ayant eu de tous temps pour les religieux qu’un rôle secondaire d’aide-mémoire. Cette prééminence de l’oralité rend notamment assez vaines les considérations sur la fixation tardive des points diacriques de la langue arabe.
(17) : C'est ce que démontre le procès d'Al Hallaj, le célèbre mystique supplicié, à qui l'on reproche moins ses idées que ses comportements. De même, le non moins célèbre conflit entre les Mu'tazilites et les formalistes n'accouche de fait qu'à l'expression d'un seul « dogme » : le caractère incréé du Saint Coran, unique miracle nécessaire et suffisant à la pérennité de l'islam.