Le chapitre 3 traite de l’intervention du waqf dans la propriété.
On l'a constaté au chapitre précédent : l'ambiguïté du foncier dans l'islam classique repose en dernière analyse sur celle de la propriété du sol. Or le waqf règle – en théorie définitivement – la question par une « congélation à perpétuité (1) » de cette propriété. Le hadith – fraction unitaire de la sunna du Prophète (PBL) – relatant l'origine de cette institution est à cet égard explicite. Omar [le futur second khalife de l'islam] obtint une terre à Khaybar. Il vint trouver le Prophète (PBL) et lui demanda conseil. « Ô envoyé de Dieu », lui dit-il, « je possède une terre à Khaybar et jamais je n'ai eu un bien aussi précieux. Que dois-je en faire ? – Si tu veux bien », répondit Mohamed (PBL), « immobilise le fonds et fais l'aumône de ses produits » (2).'Omar fit aumône de cette terre en stipulant qu'elle ne serait ni vendue, ni achetée, ni héritée, ni donnée et que son produit serait destiné à la voie de Dieu, aux pauvres, aux proches, à l'affranchissement des esclaves, aux voyageurs en détresse et aux hôtes [dans tous les cas, sauf le premier, sans distinction aucune de religion]. Quant à l'administrateur du waqf, il fut autorisé à manger, « selon le bon usage », du produit du fonds et à en nourrir un ami, en se préservant en toute circonstance de toute spéculation ou thésaurisation.
Institution altruiste
On le voit : l'institution est clairement altruiste et fondamentalement pieuse. C'est sans doute pourquoi bien des traducteurs ont choisi de rendre le terme waqf par fondation pieuse. Nous préférons, pour notre part et à la suite de toute une lignée d'éminents islamologues, le sens, infiniment plus proche de la littéralité du mot (arrêt, blocage, confinement), de bien de mainmorte (3). Incessible et inaliénable, le bien waqf échappe en principe à la loi du marché et à celle du prince. Encore faut-il que sa gestion soit précise, suffisamment définie, et ses dévolutaires, soigneusement désignés : dans le cas contraire, le flou autorise bien des déviations éventuellement légalisées, nous le verrons, par d'habiles arguties juridiques ; donnant en outre à l'État un droit d'intervention dans un domaine qui semblait lui échapper. Dire que celui-là ne s’en soit jamais privé signale à quels points les enjeux de pouvoir en cette vénérable institution ont tôt été perçus. L'histoire le prouve abondamment : le développement des awqafs est inséparable de celui de l'État, bien plus encore que de celui de la sédentarisation.
Citons ici de larges extraits de la présentation de l'ouvrage collectif dirigé par Faruk Bilici(4) : elle résume fort bien la question. « Ce qui frappe, c'est le parallélisme, en dépit de décrochements chronologiques inévitables, des évolutions de l'institution dans toutes les régions étudiées : multiplication des waqfs permettant d'éviter une trop grande pesanteur du pouvoir central et renforçant les entités administratives intermédiaires ; puis réaction sévère de l'État, soit dans un contexte encore impérial, soit, plus vigoureuse encore, au sein de l'État-Nation, afin de contrôler administrativement et financièrement des sources de revenus [...] ou, plus simplement, de les confisquer ; enfin, [...] réanimation, dans les toutes dernières décennies, des waqfs qui semblent avoir eu la peau dure [...] »
Se sentant menacé en sa propriété ou tout simplement désireux d'en perpétuer l'usufruit, tout individu ou groupement possédant quelque bien y aura eu recours. Mais c'est cependant très « naturellement » au sein des communautés contestataires, irrédentistes ou, plus généralement, minoritaires, en particulier chez les non-musulmans, que le concept a connu ses plus grands succès populaires. Juifs et chrétiens y auront assuré, sinon leur développement, du moins leur maintien en terres musulmanes, nonobstant les aléas épisodiquement critiques de l'Histoire. Avec un succès certain : au 17ème siècle, quasiment la moitié des habitants d'Istanbul ne sont pas musulmans, plus de la moitié de la population de Salonique est juive.
Ce dernier rappel signale un débordement très large du domaine initialement rural du waqf. Il ne s'agit, plus seulement, de geler la propriété foncière mais, bien plus, d'organiser et de pérenniser les activités citadines. Les écoles, les mosquées, les synagogues, les églises, mais aussi les marchés, les caravansérails (ou khans), les services de voirie et de santé publique sont gérés dans des cadres waqf, à titre de contribution ou de dévolution. Le système est à ce point souple qu'il autorise des interférences intercommunautaires. Ainsi toute personne, sans distinction de religion, peut constituer un bien waqf au bénéfice des mou’âmalat – les œuvres sociales et économiques – qui concernent la société dans son ensemble. Par contre, dans le domaine des 'ibâdat – les œuvres cultuelles – le cloisonnement entre les différentes communautés religieuses demeure la règle. À Alep, au 16ème siècle, le gouverneur de la ville, Bahrâm Pacha, fonde une partie de son waqf au milieu du quartier chrétien :un bain public et une qaysariyya(5). Au siècle suivant, un de ses successeurs, Ipshir Pacha, y situe également l'ensemble du sien : un khan, trois qaysariyyas, une teinturerie, une fontaine publique, un souk et boutiques annexes (6). De telles initiatives intègrent efficacement et dans la durée les communautés chrétiennes (10 % de la ville) au développement de la société syrienne de l'époque.
Organiser et pérenniser les activités
Cette souplesse du waqf est encore lisible dans les modalités de ses attributions. Le waqf khayri stipule que les revenus de la fondation seront immédiatement affectés à l'œuvre destinataire. Le waqf ahli les affecte, quant à lui, à une série de bénéficiaires désignés par le fondateur (par exemple : lui-même, sa famille, tel ou tel de ses coreligionnaires, leurs enfants, petits-enfants, etc.), jusqu'à extinction de la lignée (7). Le waqf muchtarak partage les bénéfices entre allocataires privés et œuvres publiques (8). Parfois, le waqf est constitué par l'agglutination de plusieurs dons et la participation au fonds constitue la plus sûre garantie d'accès au(x) service(s) financé(s) par ce waqf (la distribution de l'eau (9), par exemple, nous y reviendrons). Le waqf ahli a connu un développement spécifique en milieu urbain. Espace foncier à ce point transformé que la terre n'est pratiquement plus visible, la ville couvre de ses artifices le Droit coutumier et les contraintes naturelles du milieu écologique. Le cas de la Tunisie est à cet égard exemplaire. « Relativement rare dans le milieu villageois et presqu'absent dans le milieu rural, notamment chez les communautés tribales » (10), ce type de waqf (nommé dans l'Ouest musulman, hubs privé) a de fait pallié aux incertitudes liées à la vie des cités, en constituant « une espèce d'assurance contre toute sorte de mobilité » (11). Contournant les obligations testamentaires coraniques, en particulier au sujet des parts réservées aux femmes (12) (et répondant en ce cas aux mariages exogames, fréquents en ville), le waqf privé conserve le bien immobilier tout à la fois dans un cadre familial restreint et dans un secteur géographique privilégié.
Nuançons le propos. Le fiqh n'autorise en effet qu'un détournement limité du patrimoine en waqf, dotation ou donation entre vifs : un tiers du bien global, en règle générale ; parfois plus, selon les écoles et en des situations très précises ; jamais plus de la moitié, en tout cas. Signalons au passage que ces dispositions auront permis, au-delà des généralités sus-décrites, de plus larges attributions. Par exemple, l'allocation à des personnes non liées génétiquement à la famille. Selon la volonté du fondateur, des sommes importantes furent ainsi distribuées, ponctuellement ou régulièrement (comme pour n'importe quel autre bénéficiaire), à des esclaves en cours ou affranchis, renforçant ainsi les liens de clientèle (mawla, c’est-à-dire, rapprochés) associés à ces relations. Insistons sur la relativité du caractère restrictif du waqf ahli : visant à réduire l'impact de la spéculation, la perspective d'immobilisation spatiale l'avive au contraire souvent. Tel quartier résidentiel très demandé voit son offre se réduire au fur et à mesure que se développe la mise en waqf de ses propriétés : augmentation sensible de la valeur foncière. Y eut-il à l'occasion des stratégies immobilières en ce sens ? En l'état actuel de nos connaissances, rien ne permet d'avancer une quelconque réponse. Cependant il est bien certain que la loi du marché a influé sur l'évolution du Droit concernant les awqafs. Outre les possibilités (notamment en cas de « nécessité ») de révocation du waqf – sauf indication contraire explicitement formulée dans l'acte fondateur – un certain nombre de contrats conclus entre l'administrateur du bien et les locataires de ce dernier peuvent donner à ceux-ci des droits de « quasi-propriété ».L'ambiguïté signalée au début de ce chapitre refait surface. Mais cette fois, elle est formalisée dans un cadre juridique sollicité d'une manière récurrente au cours des siècles : preuve, s'il était besoin, de l'intensité du débat. Arrêtons-nous donc sur ce point.(À suivre).
NOTES
(1) : En réalité, il existe dans la jurisprudence malékite une forme de congélation « temporaire », le waqf « déterminé » (muayyam) qui donne la jouissance gratuite d'un bien à une personne déterminée. À la mort du bénéficiaire, le bien retourne à son propriétaire ou à ses héritiers. Nous n'examinerons ce cas assez particulier et marginal qu'en notre troisième partie.
(2) : Rapporté par Al Boukhary.
(3) : Bien que, comme le rappelle pertinemment RandiDeguilhem dans sa pénétrante préface au présent ouvrage, la fréquence, attestée à partir du 16ème siècle, des mouvements de waqfs sur le marché, notamment ottoman, signale un décalage entre la réalité évolutive et le principe fondateur. Nous verrons plus loin de nombreuses illustrations de cette plasticité. Mais cette dernière ne doit pas cacher le sens éminemment moderne du principe : le waqf est un outil alternatif -parmi d'autres- à la dictature de la « chose marchande » ; plus précisément, de la spéculation. On comprendra mieux ce point de vue à la lecture de la dernière partie de notre étude.
(4) : « Le waqf dans le monde musulman contemporain ».
(5) : C’est-à-dire, un local à usage artisanal ou industriel.
(6) : André Raymond – « Grandes villes arabes à l'époque ottomane » – p 108 et 109.
(7) : Le bénéfice est, alors, alloué aux pauvres les plus proches de cette lignée ou à une œuvre publique, au gré des desiderata du fondateur. – André Raymond – ouvrage cité – p 222.
(8) : RandiDeguilhemin « Le waqf dans l'espace islamique » –p 16.
(9) : André Raymond – ouvrage cité – p 166.
(10) : Abdelhamid Hénia in « Le waqf dans l'espace islamique » – dirigé par R. Deguilhem – p 82.
(11) : Abdelhamid Hénia – ouvrage cité – p 90.
(12) : En stipulant, par exemple, que les bénéfices de la gestion du bien seront alloués aux générations successives de mâles issus du fondateur. Mais, dans une perspective totalement différente que nous développerons plus loin, on peut également construire un waqf au profit exclusif des femmes... Citons en exemple le traditionnel manyahuli grand comorien, dont les biens (terres et, surtout, maisons) constituent une propriété collective où les bénéficiaires exclusivement féminins n'ont aucun droit de propriété ni quote-part définie. Françoise de La Guennec – Coppens, in « Hériter en pays musulman » – sous la direction de Marceau Gast – p 259.