Comme annoncé dans l’avant-propos présenté la semaine dernière, voici le début de la première partie de l’ouvrage, intitulée « Un peu d’histoire globale ». Un chapitre consacré aux principes fondamentaux du waqf…
Existe-t-il – a-t-il jamais existé – une économie musulmane spécifique ? La question fait encore l'objet d'interminables discussions et nous n'envisagerons pas ici d'intervenir dans ce débat. Tout au plus verserons-nous à sa lisière quelques constats, observations, voire éclaircissements : à défaut d'alimenter la controverse entre les spécialistes, ceux-là donneront à notre travail, du moins nous l'espérons, juste ce qu'il faut de relief et d'ampleur. De fait, la question en soulève une autre non moins dense. L'économie est-elle une science ? Tant de paramètres concourent à son édification, tant de variables imprévisibles que la qualification d'art pourrait fort bien lui convenir. Et certes : en cette disposition d'esprit, on conçoit mieux les relations vitales entre des sujets trop souvent cloisonnés. Le social, l'écologie, par exemple, n'apparaissent plus en épiphénomènes d'une économie à ce point monétarisée qu'elle en oublie sa raison d'être : l'Homme, sa situation et son devenir.
Si l'islam affirme sans détour que « Tout vient de Dieu et tout y retourne », il n'en situe pas moins l'humain au centre de son organisation sociétale. Le technique, l'économique ; d'une manière générale : le quantifiable ; restent toujours subordonnés à cette centralité. Des dysfonctions parfois importantes s'en déduisent avec récurrence. Mais le système demeure en permanence globalement vivable et dynamique, constamment réajustable – moyennant des temps d’adaptation, variables (1) – aux besoins des réalités quotidiennes, triviales, de l'humain. Ainsi la modernité en islam est-elle bien plus souvent pratiquée que pensée (2).
Aussi ne s'étonnera-t-on pas de l'énoncé du premier principe économique suivant : letravail est la source principale de la richesse et doit le rester. Immédiatement, se pose la question des objectifs. À cet égard, la réponse est tout aussi claire. « L'objectif de la propriété et de la production n'est pas uniquement de répondre aux besoins de l'individu mais, aussi et surtout, aux besoins de la société (fardh kifaya) » (3). Ces préoccupations ne sont pas nouvelles. Al Ghazali (4) les énonçait déjà très précisément au 12ème siècle, en insistant sur leur participation à l'Œuvre Divine. L'utilité de tout acte – a fortiori : d'un acte économique – se mesure, d'une manière nécessaire et suffisante, par la profondeur de sa licité. Celle-ci relève tout d'abord d'une disposition intérieure non-mesurable : l'intensité du souvenir de la Présence Divine, dont découle la qualité de pureté de l'intention ; puis du choix des moyens : respect des prescriptions du Coran, de la Sunna (5), des règles de Droit reconnues par la communauté où l'on vit, éloignement des pratiques douteuses ; enfin de la destination du bien acquis : satisfaction de ses propres besoins, de ceux de ses proches, contribution au bien-être de la société, développement de la justice et de la bienfaisance ; le tout permettant une distinction accrue entre le convenable et le blâmable.
Soulignons les prémisses et la conclusion du propos. Parlant de mesurer la valeur d'un acte, Al Ghazali commence par affirmer son incommensurable. La proposition procède du Principe énoncé plus haut : « Tout vient de Dieu et tout y retourne ». En ce sens, aucun concept, aucune perception, aucun acte ne peuvent être appréhendés dans leur totalité qui relève de la seule Science Divine, inaccessible à l'entendement humain. Le sens n'est jamais totalement borné, sa « traque » concède toujours un espace ouvert, une échappatoire transcendante qui relativise systématiquement le jugement humain et ouvre, en définitive, de singuliers champs de liberté. Pas de procès d'intention en islam, la sphère de l'intime, du secret, du caché demeure un territoire sacré, terrain bien évidemment favorable, en retour, à tous les glissements de sens.
Mais, à l'inverse, la conclusion vise à réduire la zone des incertitudes. Les effets de « l'intention concrétisée » sont analysés en leur capacité à affiner les comportements futurs, à permettre, à chacun et à tous, de mieux adapter ses actes aux situations évolutives. À l'inviolabilité de l'intérieur répond la dissection détaillée de l'extérieur, l'appréciation la plus fine possible des enchaînements perceptibles. La dialectique « bâtine-dhâhir » (invisible-visible, caché-apparent) occupe en islam un territoire conceptuel de première ampleur, analogue à celui « esprit-matière », dans la pensée occidentale. À ceci près, nuance colossale, qu'en islam, aucune dialectique ne peut subsister devant la puissance du Principe d'unité. La moindre démarche analytique se double immédiatement d'une révision synthétique, rétablissant les particularités au sein d'une vision globale ; du moins la plus globale possible.
Entre l'inconnaissable et le sensible, la Chari'a – le chemin qui ramène à l'origine ; c’est-à-dire, à l’Un – signale les repères, formule les limites et les convergences, impératives ou simplement recommandées, pour atteindre au but. Mais voilà qu’aujourd’hui certains esprits – et non des moindres – se raidissent à la seule perception du mot, imaginant d'emblée toute une panoplie de contraintes liberticides, voire mortifères. Or la réalité est infiniment plus souple et vivante, infiniment moins coercitive, à l'analyse objective, que celle du moindre code juridique (6) en vigueur dans nos démocraties avancées. Sensible en ces temps hachés, le débat demande un minimum de bases. (À suivre).
NOTES :
(1) : À l'échelle donc du poids des habitudes : tel comportement socialisé depuis un millénaire, par exemple, ne peut se modifier à la même vitesse que tel autre à peine séculaire...
(2) : Haenni P. in « La Liberté » du 11/04/2003 (Fribourg – Suisse).
(3) : Benmansour H. – « L'économie musulmane et la justice sociale » – p 191.
(4) : Al Ghazali – « Revivification des sciences de la religion ».
(5) : Sans complément qualifiant, la « Sunna » désignera, toujours en cet ouvrage, la sunna du Prophète (PBL). De même, le « Prophète », sans autre complément, désignera invariablement le prophète Mohamed (PBL).
(6) : Le « juridique », au sens élargi du terme, couvrant le champ du normatif, il est peu d'espaces, de temps et d'objets, qui échappent aujourd'hui à sa rigueur. L'hors-norme est non seulement devenu un privilège rare, il est aussi suspect parce que, hors-sécurité, il signifie du non-sécuritaire...