I Eux… le pays, le peuple, la Mauritanie
1° Moktar Ould Daddah
De son avènement à son renversement, Moktar Ould Daddah vit dans deux obsessions, qui rendent exceptionnellement méritoires sa sérénité et sa patience envers tous et en toute circonstance : 1° la collégialité qui crée le consensus et la conviction commune à tous, intimement, c’est le moyen de la contagion pour que l’union nationale ne soit pas seulement le fait de personnalités et de partis politiques, mais innerve désormais les systèmes sociaux, les comportements ; 2° la dignité et la souveraineté nationales, c’est le but dans une époque où la métropole, les voisins du sud et de l’est autant que du nord, le jeu des puissances en Afrique sub-saharienne les nient sourdement ou explicitement. C’est en cela que les Mauritaniens de la première génération moderne l’ont ressenti très vite comme le fondateur et l’expression par excellence de la patrie mauritanienne.
Pour Moktar Ould Daddah, exercer collégialement le pouvoir constitue le gage et la pratique de l’unité nationale. Il impose constamment l’ouverture à ses soutiens et à ses amis. Le premier gouvernement qu’il compose comprend deux de leurs adversaires 1, le 21 Mai 1957. Il est pourtant mis au défi dès la proclamation de la République Islamique et l’option nationale pour l’autonomie interne : les partisans d’une fédération dans laquelle se dissoudrait la Mauritanie entre Soudan et Sénégal fondent un parti, l’Union nationale mauritanienne 2, mais l’élection présidentielle célébrée : elle s’est jouée par accord entre les partis, discernant déjà le seul candidat qui puisse les satisfaire chacun, il forme un nouveau gouvernement 3 auquel participe de nouvelles mouvances et surtout une nouvelle couche d’âge : les fondateurs de la Nahda sont soit ministre, Bouyagui Ould Abidine, soit directeur de l’information avant d’entamer la plus brillante carrière diplomatique, Ahmed Baba Ould Ahmed Miske. Il ne choisit pas entre tendances et il a la chance, la Mauritanie a la chance qu’aux prétentions d’accorder des garanties institutionnelles à des ethnies par rapport à d’autres, qui occupent paradoxalement tout le congrès de fusion (du 25 au 30 Décembre 1961) des partis existants au moment de l’indépendance, font place avant même qu’elles soient débattues, une contestation toute différente : la suprématie ou pas du nouveau parti sur les institutions constitutionnelles. Cette crise se résout par la mission confiée à Moktar Ould Daddah, pourtant mis en minorité au bureau politique national 4. Le congrès extraordinaire tenu à Kaédi organise le pouvoir politique et fait dépasser la question ethnique. Quand celle-ci s’exprime de nouveau et dramatiquement – en Janvier-Février 1966, opposant des partisans d’un Etat fédéral à l’État unitaire qui prévaut depuis l’autonomie interne et la naissance de la République, Moktar Ould Daddah démet du pouvoir les ministres rivaux dont on pouvait même croire que chacun, à lui seul, pouvait le défaire 5. Et la question de l’unité n’est plus institutionnelle mais linguistique, le congrès tenu à Aioun El Atrouss opte pour le bilinguisme. Les divisions ne sont plus principalement politiques, les voici sociales et la crise syndicale met le parti unique en demeure de la résoudre ou de périr. La solution se trouve dans une forme, constitutionnellement imprévue, mais correspondant aux manières traditionnelles et ancestrales de débattre et de décider. La série de séminaires régionaux 6 débouche sur l’accession au pouvoir d’une nouvelle génération. C’est aussi une réédition d’un contournement des élites installées au profit des cadres – la jeunesse étudiante formée à l’étranger – déjà évidente à Kaédi : la réunion informelle du 24 au 31 Janvier 1964, n’était pas à son origine un congrès du parti, mais celle de jeunes cadres de l’État en construction. Et l’amalgame, qui se produit en Août 1975 – quand les Kadihines rejoignent en majorité le Parti du peuple mauritanien – est le fruit d’une décision historique, très minutieusement logiquement mise en œuvre : la nationalisation des mines de fer de Mauritanie (MIFERMA) au profit de la Société nationale industrielle et minière (S.N.I.M.), laquelle rend possible une nouvelle étape de l’émancipation nationale, la création de l’ouguiya.
Dialectique de vingt ans
C’est pourtant cette dialectique de vingt ans qui vaincra le père fondateur. L’intégration de la centrale syndicale dans le parti appelait aussi celle de l’armée, consacrée autant à la sécurité extérieure du pays qu’à son développement intérieur. Les cadres de l’État fusionnent avec les responsabilités dans le parti, et une partie de la hiérarchie militaire exerce en région ou au gouvernement des responsabilités civiles par nature. Car la dialectique de l’unité est devenue celle de la démocratie interne et de la participation du plus grand nombre aux débats et aux décisions suprêmes. Alors que la Mauritanie est contrainte à la guerre, le système du comité permanent du bureau politique national est rapporté : il n’est plus formé dès le lendemain du congrès au sein du bureau politique national et, à partir d’Août 1975, l’instance suprême est devenue une petite assemblée et ses membres de droit – dont les représentants d’un patronat libéral – constituent en fait une opposition intérieure au pouvoir-même. Déjà intégrés dans l’administration civile et le gouvernement de l’Etat, les militaires ont trouvé chez ces civils, certains anciens ministres une forme de légitimation de leur projet. De son côté, Moktar Ould Daddah avait commencé de tester l’institution d’un Premier ministre, en en nommant plusieurs selon les grandes responsabilités de l’État7, ce qui ne fut pas convaincant, et surtout d’envisager le pluralisme des candidatures aux instances électives du parti, puis pour celles du parti unique aux fonctions publiques de l’État, quand la guerre du Sahara serait devenue moins vive, et lui-même ne se représentant plus à la présidence de la République en1981.
Le constant souci de l’unité nationale d’un peuple composite, et alors très dispersé sur un immense territoire aux communications encore insuffisantes : la capitale ne comptait pas 100.000 habitants en 1978 8 et la route de l’Espoir liant l’Est du pays à l’ouverture portuaire sur l’Atlantique en est à l’inauguration de son premier tronçon, à la veille du coup militaire... a donc marqué les institutions mauritaniennes, bien davantage extra-constitutionnelles qu’il est habituel dans les Etats modernes.
L’obsession de la dignité nationale caractérise le Président dès son investiture. Il fait de l’établissement du chef-lieu en territoire mauritanien le test de la sincérité à Paris des promesses d’autonomie interne, et connaissant bien la mentalité française, pour avoir fait à l’âge déjà de la maturité ses études secondaires et supérieures, il menace s’il n’obtient pas le décret permettant tout et d’abord les financements, de ne pas assister aux défilés du 14-Juillet dans la capitale métropolitaine et de refuser publiquement la Légion d’honneur. Il gagne, le décret est signé le 24 Juillet 1957 (Maurice Bourgès-Maunoury et Gérard Jacquet). Il fait du transfert des compétences et de l’accession de la République Islamique de Mauritanie à la souveraineté nationale, un nouveau défi pour l’ancien colonisateur : l’indépendance se proclamera hors la Communauté , la subvention d’équilibre budgétaire sera refusée bien avant les échéances prévue rue Oudinot (le ministère de la Coopération y continue celui de la France d’Outre-Mer), ce qui aura des conséquences périlleuses en politique intérieure et les accords de coopération ne seront pas liés à la proclamation de l’indépendance mais à l’admission du pays aux Nations Unies, donc librement négociés. Enfin, lors de la révision de ces accords, le Président, plus ferme encore que son négociateur (et demi-frère, Ahmed Ould Daddah), préfèrera que la Mauritanie se passe d’un compte au Trésor français plutôt que se perpétue le décanat de droit du corps diplomatique qui était, jusqu’en Février 1973, l’apanage de l’ambassadeur de France à Nouakchott.
Revendications meurtrières
Le paroxysme tournera au drame et même à un risque personnel pour Moktar Ould Daddah quand il consent à se rendre à l’invitation comminatoire du président algérien, Houari Boumedienne. Cette Algérie, il en a, seul en conseil exécutif de la Communauté présidé par le général de Gaulle, réclamé l’indépendance au nom de l’Afrique francophone 9. Il a refusé, pour ne pas handicaper cette indépendance, que la Mauritanie participe à une Organisation commune des régions sahariennes, dont naturellement le pays est l’ouverture atlantique, tenant donc tête au général de Gaulle venu exprès à Nouakchott en Décembre 1959. Seul avec le secrétaire général de la présidence, Mohamed Ali Cherif, il soutient un dialogue dramatique avec celui chez qui il passait régulièrement son congé d’hivernage, pour ne plus le vivre dans l’ancienne métropole, et il ne plie pas sous la menace 10 de même qu’il n’avait jamais rien concédé au roi du Maroc et aux revendications, un temps meurtrières, de l’Istiqlal 11 .
Les vingt-et-un ans d’exercice du pouvoir suprême par Moktar Ould Daddah ne sont pas une dictature ni l’accaparement des richesses du pays par lui-même ou ses proches ou ses communautés d’origine. C’est lui au contraire qui les met au jour.. Renversé, il n’a plus même la jouissance de la modeste villa qu’il s’est fait construire en empruntant. En exil, à Paris, en Tunisie, à Nice, son habitation en famille lui est offerte par d’anciens homologues 12 et ces concours finissent par lui faire défaut. Par contumace, il a subi un procès pour détournement de ressources du pays, et aussi pour avoir déclaré une guerre hors les formes constitutionnelles, deux énormes mensonges tachant la mémoire de ses putschistes et évidemment pas la sienne. Des ressources octroyées par un homologue à la veille de son renversement, sont ponctuellement ramenées au trésor mauritanien. Des tentatives de corruption personnelle suivent le même cours.
Si la Mauritanie existe aujourd’hui malgré des décennies de dictature et de corruption, c’est principalement parce qu’elle est une réalité en tant que telle, mais il a fallu que celle-ci soit prouvée, illustrée, pratiquée pendant un temps appréciable et peut-être grâce à la multiplicité des contestations de cette réalité. D’une virtualité, d’une possibilité parmi d’autres quand se défaisait l’empire colonial français et que naissaient les grandes indépendances arabes, Moktar Ould Daddah a su ordonner à l’Histoire contemporaine qu’elle vienne, par elle-même, à l’existence. Même les Mauritaniens de toutes origines et de toutes collectivités et régions en avaient douté. Pour y arriver, l’homme était le génie-même de la patience, de l’écoute, de la réflexion personnelle et donc un animateur aussi solide que discret. La parole publique était toujours la synthèse d’un intense et continu travail collégial 13 et l’action politique était le plus souvent la conciliation, la réflexion : des commissions de réconciliation, des rapports élaborés puis circulés avant toute adoption, le tout, malgré des moyens de communication sans comparaison tant ils étaient faibles avec ceux d’aujourd’hui, ouvert et accessible. La documentation de mes propres travaux sur le pouvoir politique en Mauritanie, et l’ultime travail de pédagogie et de persuasion que constituent les mémoires du Président – intégralement écrits par lui-même, ce qui n’a aucun équivalent dans le Tiers Monde depuis un demi-siècle – témoignent de cette maturité des esprits autant que des institutions, à laquelle Moktar Ould Daddah consacra toutes ses forces.
Bertrand Fessard de Foucault,
alias Ould Kaïge
1 - arrêté 158 AG/APA du gouverneur Mouragues contresigné par le Vice-président du Conseil répartissant les attributions territoriales entre les ministres, à l’exception des “affaires intérieures” ; ainsi constitué, le Gouvernement comprend deux membres de l’Entente et deux Français
Chef du Territoire,
président du Conseil de gouvernement et affaires intérieures Albert Jean Mouragues
vice-président du Conseil,
enseignement, affaires culturelles et jeunesse me Moktar Ould Daddah U.P.M.
commerce, industrie et mines Ahmed Saloum Ould haiba U.P.M.
finances Maurice Compagnet U.P.M.
travaux publics et transports Amadou Diade Samba Dioum U.P.M.
fonction publique, travail et affaires sociales Sid Ahmed Lehbib U.P.M.
domaine, urbanisme, habitat et tourisme Dey Ould Sidi baba E.M.
santé publique et population Mohamed el Moktar Ould Bah E.M.
expansion économique et plan Jean salette
2 - 28 Avril 1959 éclatement du PRM à la suite des décisions d'investiture aux élections ; création de l'Union nationale mauritanienne avec pour bureau provisoire
Souleymane Ould Cheikh Sidya, président
Hadrami Ould Khattri, secrétaire général
Mohamed Ould Abass, secrétaire général adjoint
Hassane Ould Salah, secrétaire administratif
Abdallahi Ould Dimam, trésorier général
Mohamed Abdallahi Ould El Hassen, propagande
Ahmed Ould Ely el Kory
Yacoub Ould Boumediana
Ba Abdoul Aziz, délégué à la presse
3 - 29 Septembre 1961 le Président de la République forme un nouveau gouvernement
Président de la République : Moktar Ould Daddah (ayant également les
portefeuilles des Affaires étrangères et de la Défense nationale)
Finances : Mamadou Samba Boly Ba
Planification : Mohamed el Moktar Marouf
Economie rurale et coopération : Dah Ould Sidi Haiba
Construction : Ahmed Ould Mohamed Salah
Education et Jeunesse : Ba Ould Ne
Santé, Travail et Affaires sociales : Bocar Alpha Ba
Intérieur: Sidi Mohamed Deyine
Justice et Législation : Hadrami Ould Khattri
Information et Fonction publique : Deye Ould Brahim
Transports et P et T : Bouyagui Ould Abidine
4 - 1er -4 Octobre 1963 crise au sein du Bureau politique national
- 3 abstentions, 6 pour, 11contre les modalités de suppression de l’autonomie financière de l’Assemblée nationale
- tandis que le secrétaire général du Parti déclare ne plus pouvoir cautionner le Bureau et se retire, la majorité parlementaire du BPN balance entre le choix d’un secrétaire général provisoire et un nouveau vote
- finalement le 4 Octobre 1963, le BPN
* constate qu’il lui est devenu impossible de travailler :
* confie au secrétaire général du parti Moktar Ould Daddah, la mission de "rechercher après un recensement complet de tous les maux dont souffre le parti aujourd’hui, les moyens susceptibles de juguler à jamais les contradictions et d’assurer un redressement conforme aux principes de base, tels que définis par les deux congrès historiques du parti du peuple, de Décembre 1961 et de Mars 1963"
5 - 21 Février 1966 le Chef de l’Etat reçoit ensemble (ce qui est contraire à son habitude) cinq ministres à qui il fait connaître sa décision de les libérer de leurs fonctions et forme un nouveau Gouvernement dont ne font plus partie ni Mohamed Ould Cheikh, responsable de la Défense depuis 1961 ni Ahmed Ould Mohamed Salah, membre du Gouvernement depuis 1961 et chargé de l’Intérieur depuis 1962
6 - 5-9 Juillet 1969 à Néma, séminaire des cadres de la 1ère région
Moktar Ould Daddah suggère aux séminaristes de procéder à l’autocritique de tous les responsables politiques et administratifs, y compris lui-même
11-14 Juillet 1969 à Kaédi, séminaire des cadres de la 4ème région ; Moktar Ould Daddah y précise : « nous entendons par séminaire un dialogue direct, franc entre la base
14-19 Octobre 1969 à Atar, séminaire des cadres de la 7ème région . Moktar Ould Daddah y parle de MIFERMA, de la normalisation avec le Maroc, de la question du Sahara dit espagnol, des sociétés de pêcheet le sommet… Pratiquer la démocratie réelle pour permettre à chacun de s’exprimer librement, de dire ce qu’il pense de tous les problèmes nationaux »
-
- 27-30 Janvier 1970 à Aioun-el-Atrouss, séminaire des cadres de la 2ème région que préside le Chef de l’Etat et où il est insisté sur l’application des décisions du Congrès
1er-7 Mars1970 à Aleg, séminaire de la 5ème région, présidé par le Secrétaire général du Parti
9-13 Mars 1970 à Rosso, séminaire de la 6ème région ; Moktar Ould Daddah le conclut :
- « nous refusons d’être aux mains d’une puissance quelconque fut-elle amie, fut-elle extérieure ou intérieure à l’Afrique » - « nous ne serons rien que par nous-mêmes »
18 Août 1971 le Président de la République forme un nouveau Gouvernement : 16 membres dont 11 jeunes cadres universitaires (4 faisaient déjà partie du Gouvernement)
Affaires étrangères : Hamdi Ould Mouknass
Défense nationale : Sidi Mohamed Diagana
Garde des Sceaux, Justice : Maloum Ould Braham
Intérieur : Ahmed Ben Amar
Planification et Recherche : Me Mohamed Ould Cheikh Sidya
Finances : Diaramouna Soumaré
Développement rural : Diop Mamadou Amadou
Développement industriel : Sidi Ould Cheikh Abdallahi
Commerce et Transports : Ahmedou Ould Abdallah
Equipement : Abdallahi Ould Daddah
Culture et Information : Ahmed Ould Sidi Baba
Enseignement technique, Formation des cadres et Enseignement supérieur :
Mohammeden Ould Babbah
Enseignement secondaire, Jeunesse et Sports : Ba Mamadou Alassane
Enseignement fondamental et Affaires religieuses : Abdallahi Ould Boye
Fonction publique et Travail : Abdoulaye Baro
Santé et Affaires sociales : Dr. Abdallahi Ould Bah
7 - cette réforme de 1975 avait échoué. Pourquoi ?
Parce que très expérimentés pour la plupart, les hommes que j’ai choisis devaient gérer une structure très innovante. Ils n’ont pas pu réussir complètepent ni partout cette réforme. J’en prends ma part deresponsabilité. En effet, malgré mes explications et mes recommandations, verbales et écrites, sans cesse renouvelées, les Ministres d’Etat, baptisés “grands Ministres” par l’homme de la rue, ont constamment confondu la coordination et l’impulsion qui constituaient leur mission essentielle avec la gestion quotidienne des départements relevant de leur Ministère d’Etat. Ce faisant, ils outrepassaient leurs attributions, empiétaient sur celles des petits Ministres relevant de leur autorité. D’où : conflits d’attribution, tiraillements, paralysant davantage notre jeune administration déjà peu dynamique. En un mot, “les grands Ministres”, souvent débordés, tâtonnaient : ils n’ont pas pu s’imposer aux “petits Ministres” dépendant d’eux. Mais, à leur décharge, il convient de rappeler que, détenant à la fois le pouvoir politique et le pouvoir administratif, ils étaient particulièrement jalousés, leurs faits et gestes constamment épiés, critiqués. Peu de leurs collaborateurs cherchaient à leur faciliter la tâche. Quant aux “petits Ministres” qui étaient plutôt des secrétaires d’Etat mais en faveur desquels j’avais maintenu le titre de Ministre pour des raisons psychologiques, ils étaient démobilisés, complexés, déçus. Certains ne réalisaient pas pourquoi leurs homologues de la veille étaient devenus, de par mon choix, leurs supérieurs hiérarchiques, en tant que Ministres d’Etat. Ils ne comprenaient pas les raisons, il est vrai complexes mais objectives, pour lesquelles j’ai choisi les nouveaux Ministres d’Etat. Quoi qu’il en fût, tous mes efforts pour les décomplexer, les mettre à l’aise, les responsabiliser, restèrent vains.
Moktar Ould Daddah, mémoires - op. cit. p. 402
8 - Nouakchott ne compte pas 10.000 habitants quand j’y arrive en 1965. La population urbaine représente 6,4 % de la population totale en 1962, et Nouakchott représente alors 0,6 % de la population. Quelques décennies plus tard, au début du XXIe siècle, Nouakchott représente désorrmais à elle seule entre 25 et 30 % de la population mauritanienne. Pour donner une idée de ce changement en profondeur de cette société mauritanienne, le nomadisme, entre 1962 et 1985, est passé de 75 % à 15 % environ de la population (tendance encore accentuée aujourd'hui mais les données précises manquent). Wikipédia 12 Août 2019 . notice sur la capitale
9 - 3-4 Février 1959 à Paris, première session du Conseil exécutif de la Communauté . notes de Moktar Ould sur la chronologie que je lui ai préparée : « c'est à la fin de cette session que j'ai posé le problème de la guerre d'Algérie : aucune réponse du Général de Gaulle ; aucune réaction publiées du CEC africains ou français. En aparté, trois membres français du Conseil m'ont adressé séparément leurs félicitations : Boulloche, Buron et Michelet »
10 - Béchar, 10 Nvembre 1975 … mon hôte déclare : “Je te demande de retirer ton pays des discussions de Madrid et donc de ne pas signer l’accord en préparation. Sinon, les conséquences seraient graves et pour ton pays et pour toi-même. Du reste, ayant à choisir entre le Maroc féodal et expansionniste et l’Algérie révolutionnaire, tu ne peux choisir le premier”. Je l’interromps à nouveau pour lui dire que ses propos menaçants sont déplacés et qu’ils ne m’impressionnent pas. Il s’excuse et m’assure qu’il ne voulait pas me menacer, mais seulement me parler franchement pour attirer mon attention sur la gravité de la situation.
Je poursuis : “ Quant au problème de choix entre les deux pays en question, il ne se pose pas pour la République Islamique de Mauritanie dans les termes dont tu parles. En effet, dans ses relations avec les autres Etats, la République Islamique de Mauritanie se détermine, avant tout, en fonction de ses intérêts nationaux et de ses principes propres. En l’occurrence, nos intérêts coïncident avec ceux des Marocains et non avec ceux des Algériens. Aussi, coordonnons-nous notre action diplomatique avec celle du Maroc. Mais nous ne choisissons pas pour autant le Maroc contre l’Algérie. Vos deux pays demeurent pour nous deux pays voisins, frères et amis avec lesquels nous désirons conserver simultanément les meilleures relations”.
“Méfie-toi, Moktar ! La Mauritanie est un pays fragile. Elle a des problèmes intérieurs graves. Elle a plusieurs milliers de kilomètres de frontières qu’elle ne peut défendre seule en cas de conflit armé. Son intérêt est donc de rester neutre et de continuer à jouer, au nord comme au sud du Sahara, le rôle diplomatique si important qu’elle joue, rôle sans commune mesure avec son poids spécifique. Et si à juste titre, elle craint toujours l’expansionnisme marocain, elle peut compter sur l’Algérie pour l’aider à se défendre.
En tout état de cause, elle ne doit pas se laisser entraîner par le Maroc dans une aventure dont elle risque d’être la première victime, étant le maillon le plus faible dans la région.
Quoiqu’il en soit, l’Algérie ne laissera jamais se réaliser le plan machiavélique que Hassan II prépare avec une certaine complicité de l’Espagne colonialiste et fasciste. L’Algérie n’acceptera jamais d’être mise devant le fait accompli au Sahara. Elle ne se désintéressera jamais du sort du peuple sahraoui qui lutte pour son indépendance. Au besoin, elle mettra à la disposition de ce peuple tous ses moyens matériels et humains. Et si ceux-ci ne suffisaient pas, elle ferait appel à la solidarité révolutionnaire internationale pour réunir 50, 60 ou même 100.000 combattants de la liberté afin d’empêcher le Maroc d’écraser impunément le peuple sahraoui et de coloniser sa patrie”.
Je lui fais la même réponse que celle que j’avais déjà faite une fois au Roi du Maroc : “ La République Islamique de Mauritanie est consciente de sa faiblesse matérielle. Mais cette faiblesse ne la complexe nullement et n’ébranle en aucune manière sa détermination à défendre jusqu’au dernier Mauritanien, son honneur, sa dignité et ses intérêts. En l’occurrence, la République Islamique de Mauritanie signera l’accord de Madrid ”.
Se ressaisissant, mon interlocuteur m’affirme, à nouveau, qu’il « ne cherche pas à m’intimider, mais seulement à me parler franchement, dans mon propre intérêt et dans celui de l’avenir des relations algéro-mauritaniennes”.
Le lendemain, apparemment plus détendu, il me raccompagna à l’aéroport : la suite est connue ....
Moktar Ould Daddah, Contre vents et marées (mémoires parus chez Karthala en Octobre 2003, disponible en arabe et en français) pp. 498 et ss.
11 -
12 - c’est Félix Houphouët-Boigny qui lui prête son appartement de la rue Albéric Magnard, dans l’ouest parisien. Albert Bongo, président du Gabon, puis le roi d’Arabie saoudite l’aident financièrement. Un appartement en duplex, à Nice, lui est offert. Un hommage vrai davantage que des cadeaux à l’un des pionniers de la dignité africaine et musulmane
13 - Pour entreprendre n’importe quelle construction, il faut des matériaux adéquats, une équipe d’ouvriers qualifiés et un chef d’équipe encore mieux qualifié : une véritable lapalissade ! Mais, une lapalissade qui exprime une vérité vraie. Et quand il s’agit de construire, à partir du néant, un Etat-Nation, cette vérité simple - simpliste même - trouve toute sa signification. En l’occurrence, le chef d’équipe - ici Chef de l’Etat - ne peut qu’être gravement préoccupé par l’utilisation la meilleure des moyens humains et matériels dont il dispose au départ. Ce fut mon cas tant que je dirigeais mon pays. Mon souci permanent de la meilleure utilisation desdits moyens si limités, frisait l’obsession. Je pensais constamment : efficacité, rendement. Et mon désir ardent, ma volonté permanente étaient d’obtenir, avec le minimum de moyens dont disposait le pays, le maximum de réalisations concrètes dans tous les secteurs de la vie nationale. Pour ce faire, il me fallait adopter une méthode de travail me permettant d’animer, de coordonner, de rentabiliser au maximum les activités de l’exécutif, au sens large de ce terme. Ce que je me suis efforcé de faire au sommet - au niveau du Gouvernement - tout en essayant d’entraîner dans le mouvement l’ensemble de l’appareil étatique : administration centrale, régionale et locale ..
Ma tâche était d’autant plus difficile que, pour ne parler que des moyens humains dont le rôle - il est vrai - est primordial, déterminant dans toute entreprise du genre - nous manquions cruellement de cadres valables. Et que, circonstance aggravante, je n’étais pas moi-même particulièrement qualifié pour orchestrer et dominer valablement tous les aspects de la construction nationale. En effet, ma formation générale, avec ses grandes lacunes et mon inexpérience d’homme d’Etat me qualifiaient peu pour être l’homme-orchestre idéal dans notre contexte d’alors. Mais, quoi qu’il en fût, j’étais, par la volonté de Dieu d’abord, du peuple mauritanien ensuite, à la tête de l’Etat-Nation à créer, puis à consolider pour le mieux être du peuple mauritanien. Très lourde responsabilité que j’ai, néanmoins, acceptée devant Dieu, devant l’Histoire et devant le peuple mauritanien. Pour l’assumer au mieux, à défaut de compétence technique et d’expérience, j’avais par contre une foi inébranlable et ardente en l’avenir de mon pays et de son peuple pour lesquels j’avais – et j’ai toujours - un amour incommensurable. Foi et amour qui me servaient de stimulants dans l’action quotidienne, qui furent mon meilleur bouclier contre le découragement dans les moments difficiles, qui me permirent, avec l’aide de Dieu, celle des équipes dirigeantes successives et celle du peuple mauritanien, mobilisé au sein de son Parti, de jeter les jalons de la Patrie Mauritanienne, envers et contre tout.
L’essentiel de mon action théorique, avait donc pour cadre le Conseil des Ministres hebdomadaire, Conseil dont j’ai essayé de faire “une école civique” : au niveau du Parti, j’agissais de même lors des réunions du B.P.N. et des autres instances du P.P.M. que je présidais. Ainsi, je profitais souvent des réunions du Conseil des Ministres pour donner des explications et faire des commentaires sur telle ou telle question importante de l’ordre du jour ou d’actualité, pour faire des recommandations ou donner des conseils se rapportant aux devoirs des hauts responsables. J’en profitais toujours - je ne sais si je l’ai déjà dit - pour provoquer les débats les plus ouverts et les plus libres possibles. En particulier, j’incitais les Ministres à intervenir : manière de les initier aux débats démocratiques, de les faire participer activement à la prise des décisions, à les responsabiliser, en un mot. D’où des Conseils toujours plus ou moins longs.
En outre, je faisais grand usage des circulaires adressées aux Ministres. Circulaires de portée générale ou de principe et circulaires relatives à telle ou telle question particulière. De la sorte, j’utilisais à la fois l’oralité et l’écriture. Au Conseil des Ministres, il n’y avait pas de vote formel. Mais, les décisions étaient toujours prises à la majorité qui se dégageait des discussions, même quand je faisais partie de la minorité d’opinions exprimées pendant les débats.
En plus des Conseils des Ministres hebdomadaires, je présidais souvent des réunions interministérielles consacrées à l’étude de tel ou tel dossier important. A ces réunions participaient, presque toujours, des hauts fonctionnaires du secteur - ou des secteurs - considéré. Parfois même y prenaient part des particuliers : hommes d’affaires, hommes de culture traditionnelle islamo-arabe ou de culture moderne. Ces réunions me permettaient, non seulement d’approfondir l’étude d’un problème donné, mais aussi de prendre des contacts directs avec des responsables autres que les Ministres et avec des citoyens n’exerçant pas de responsabilité étatique, mais qui participaient, d’une manière ou d’une autre, à l’oeuvre de construction nationale. Ainsi, j’avais des échos relatifs aux préoccupations populaires, échos moins déformés que ceux qui me parvenaient par les filières officielles.
Moktar Ould Daddah, op. cit. pp. 400 et ss.