Le Calame : Le FP est membre de la Coalition Vivre Ensemble (CVE) rassemblant les partis politiques à leadership négro-mauritanien. Voudriez –vous nous expliquer pourquoi le FP a choisi de se positionner dans cette coalition ?
M. Ch’Bih Cheikh Mélainine : Depuis sa création, le FP s’est ancré comme un parti idéologiquement de Gauche sensible aux grands problèmes du pays. Dès le départ, le FP s’est distingué par une logomachie progressiste et volontaire. Nous avons contribué par nos idées à défendre des thèmes économiques, sociaux et politiques comme le pouvoir du Mufti, la régionalisation (autogestion régionale), la proportionnelle, la liste féminine, la zone Franche, la mise à niveau des Adwabas, l’obligation d’apprendre une langue nationale en plus de la langue maternelle au primaire…
Parmi ces objectifs de lutte et dès 1997, on a mis l’accent sur 2 sujets majeurs :
-L’Unité Nationale qui passe par l’officialisation des langues Nationales, ce qui ne demande qu’une volonté politique et le solde du passif humanitaire ;
-L’esclavage en définissant qu’un esclave n’est libre que s’il passe du statut de propriété au statut de propriétaire ayant un revenu autonome
Tout cela démontre que notre place ne pouvait être qu’entre les forces de la CVE.
Il ne s’agit donc pas comme vous l’aurez constaté d’une évolution, mais plutôt de la constance de notre position sur cette question depuis 1997. Je rappelle qu’après cette date, le FP aura été le premier parti politique a rencontrer et à discuter avec les responsables des FLAM à l’étranger puis a tenu, dans la foulée, un imposant meeting à Kaédi au cours duquel la question de l’unité nationale a été posée sans tabou. On peut ne pas être d’accord sur la ligne politique du Mouvement, mais force est de reconnaître que certaines de ses revendications sont défendables, je dirai même légitimes. Je crois d’ailleurs que c’est ce qui nous a valu la prison à l’époque ; l’argument avancé par la police et selon lequel nous voulions opérer un coup de force, ne tenait pas la route. On voulait simplement nous faire payer ce rapprochement avec les FLAM. Il est donc tout à fait normal que le FP regarde de ce côté-là, continue à se préoccuper de cette question nationale. Nous partageons avec les FLAM des positions sur certaines questions, notamment sur la régionalisation. Le FP parle d’autogestion régionale tandis que nos camarades parlent de d’autonomie régionale.
La question de la vallée est mal posée, aussi bien par les uns que par les autres. Croire ou défendre que le Fouta est monoethnique, c’est faire fausse route parce que cette entité géographique, en tout cas depuis les Awlad Mbareck (Leytama ) à Ely Chandoura et jusqu’à l’avènement de l’Almamiyat est pluriethnique ; les maures y sont présents. Donc le Fouta est aussi bien mon Fouta, moi Beidane que le Fouta du Pulaar, du Soninke que d’Ouolof.
C’est une donnée sur laquelle nous devons tous nous mettre d’accord. Ensuite, excepté l’émirat du nord mauritanien, tous les autres émirats sont pluriethniques. On ne peut pas le nier. Donc nous sommes un peuple ou des peuples qui ont eu un destin commun, et obtenu cette indépendance octroyée par la France, puissance coloniale. Nous devons continuer à l’assumer, c’est la raison pour laquelle le front populaire a refusé des candidatures à caractère identitaire. Nous œuvrons pour que soient posés ensemble, tous les problèmes des mauritaniens, sans exclusive.
Il y a enfin un autre facteur. Le FP est un parti de gauche, il ne s’en est jamais caché, et il se trouve qu’au sein de la coalition vivre ensemble, il y a des hommes de gauche dont nous sentons très proches.
-Que pensez-vous des résultats à la présidentielle du candidat de la CVE, Dr. Kane Hamidou Baba, et la répression et les arrestations dont ont fait l’objet de la part des forces de l’ordre ses partisans le 23 juin 2019?
- Vous n’êtes pas sans savoir qu’à la CVE, nous ne croyons pas aux résultats proclamées par la CENI. Nous continuons à les dénoncer parce que nous sommes convaincus qu’il s’est agi là d’un quinté bien orchestré et qui ne trompe donc personne.
Les résultats obtenus par le candidat de la CVE, Dr. Kane Hamidou Baba aussi bien dans la vallée que dans les grandes villes comme Nouadhibou, Zouerate et Nouakchott révèlent que la tendance lui était très favorable. Nous n’avons que ce qu’a bien voulu dire la CENI et nous ne croyons pas à la CENI.
-Au lendemain du scrutin du 22 juin, on a assisté à un impressionnant déploiement des forces de l’ordre et de défense même, dans certains quartiers de Nouakchott, favorables aux candidats de l’opposition. Y’avait-il péril en la demeure ou voulait-on comme l’a dit le candidat Kane, transformer une crise post électorale en une crise ethnico-politique?
-Je crois qu’il faut poser cette question aux tenants du pouvoir, pas moi ; parce que comme vous, je n’ai qu’à constater ce qui se passait dans la ville, je n’avais aucune explication. Ce que je puis vous affirmer c’est que la CVE avec ses 11 partis politiques et beaucoup d’organisations de la société civile représentait une force redoutable. Je le crois.
- Le candidat de la CVE a estimé, au cours d’un point de presse que le pouvoir cherchait à transformer une crise post électorale en une crise ethnico-politique ?
-Dr Kane est libre de dire d’interpréter les choses. Ecoutez, je pense qu’une crise ethnico-politique exige un certain nombre de facteurs et qui ne sont pas réunis en Mauritanie. Il s’y ajoute que les choses ont beaucoup évolué depuis 1966 et après les événements de 1989, que les mauritaniens ne sont pas facilement manipulables. Ensuite, vous venez de poser la question sur le positionnement du FP, cela indique qu’en Mauritanie, il y a des hommes et des femmes qui s’affranchissent des considérations ethniques, tribales et politiciennes.
- Pour régler la question de l’unité nationale, Ould Abdel Aziz a organisé une grande marche, le 9 février 2019, institué une loi criminalisant les propos discriminatoires et haineux. Il a même débaptisé l’avenue G. Abdel Nacer en avenue de l’Unité nationale ? Que vous inspirent ces décisions?
-Je constate que depuis la prière de Kaédi, le 25 mars 2009, les lignes ont bougé pour ce qui est de la volonté de régler cette question. Qu’on ait réussi ou échoué, ça c’est un autre débat. Ensuite, j’approuve la décision de criminaliser les discours haineux. La décision va dans le bon sens. Ceci est cependant un moyen pour régler la question nationale, mais cela n’est pas l’unité nationale. Je pense qu’il faut que les mauritaniens s’asseyent autour d’une table pour définir les contours, aujourd’hui, le cadre est totalement vide.
Pour moi, l’unité nationale passe par le respect d’un certain nombre de conditions. D’abord, des décisions politiques fortes comme l’officialisation et l’enseignement des langues nationales, l’unification de l’enseignement, ce qui doit se traduire par l’obligation pour chaque enfant mauritanien à apprendre une langue nationale autre que sa langue maternelle, ceci renforce cette unité nationale car on ne peut pas construire l’unité nationale en permettant à nos enfants de jouer dans des cours différentes, et en méprisant certaines de nos langues nationales. Je pense qu’il faut prendre cette décision d’officialiser ces langues et se préparer en conséquence. Je pense aussi qu’il ya lieu d’exiger des fonctionnaires de l’Etat et de l’administration à parler les langues dans les zones où ils sont affectés. On ne peut pas être préfet, cadi, directeur ou chef de service, policier, gendarme à Maghama ou à Ghabou sans parler les langues des administrés. Je rappelle au passage à ceux qui affirment le contraire qu’il n’y a que 4 langues nationales : arabe, Pulaar, Soninké et Ouolof. Ce n’est pas parce que quelques individus parlent un dialecte qu’on assimile cela à une langue nationale, soyons sérieux.
-Depuis le scrutin du 22 juin, le dialogue est revenu sur le devant de la scène. On a assisté, ça y est là, à quelques rencontres exploratoires entre l’UPR et le président de la commission de suivi de ce parti et le candidat Biram Dah Abeid, entre le candidat la CVE et le président sortant Aziz. Pensez-vous que cette mayonnaise va prendre alors que le nouveau président n’en a pas pipé mot lors de sa prestation de serment ?
-Je pense qu’un dialogue exige un certain nombre de conditions parmi lesquelles un thème bien circonscrit autour duquel les protagonistes vont débattre et éventuellement parvenir à un résultat consensuel. Personnellement, je ne veux pas de conférence nationale. Les dialogues organisés jusqu’ici donnent l’impression de conférence nationale, où chacun se défoule pour ne rien dire. Moi, je préconise la mise en place d’une commission restreinte d’hommes politiques, avec une plateforme bien définie. Au terme du débat, les résultats seront soumis à l’opinion mauritanienne, et si nécessaire par référendum. Le reste, c’est une conférence nationale. Qu’on me cite une seule qui a donné des résultats satisfaisants en Afrique. C’est une attrape-nigauds que la France nous a fourguée à l’époque. Non, il faut aller à des débats sérieux capables de donner des résultats satisfaisants.
Autre chose, on nous parle de majorité et d’opposition. L’une et l’autre ne sont pas statiques. Elles évoluent suivant les contextes politiques ; il faut prendre ça en considération. Aucune d’elles n’a le monopole de la vérité. Le président de la République est le président de tous les mauritaniens, pas de la seule majorité qui le soutient. Je suis contre cette mentalité mauritanienne qui voudrait que tout ce qui est passé est mauvais, que tout ce qui présent est bon. C’est un nihilisme condamnable. Un bilan est constitué d’actifs et de passifs à partir desquels on doit juger. Il faut savoir relativiser les résultats et les décisions. Comme le disait Yukio Mishima, il ya de ces formidables certitudes que seul le demi savoir procure ; il faut relativiser ces choses. Il faut surtout savoir regarder devant, pas derrière.
-Qu’avez-vous retenu des discours du président sortant Ould Abdel Aziz, du nouveau président Ghazwani et celui du Conseil constitutionnel Diallo Mamadou Bathia, lors de la cérémonie de passation de pouvoir, le 1er aout dernier ?
-J’ai retenu beaucoup de choses importantes du discours du nouveau président, c’est, à mon avis, ce qui était important, ça rompait d’avec le passé ; mais j’ai été déçu par le discours de M. Diallo Mamadou Bathia qui était complètement sorti de son rôle de magistrat et du sujet. On n’attendait pas de lui des leçons politiques ; il n’avait pas encore à faire éloges ni du sortant ni de l’entrant. Je trouve qu’il s’est quelque peu laissé aller.
-L’opposition mauritanienne est sortie fortement divisée de la présidentielle de 2019. Que pensez-vous de son avenir ?
-Je ne fais pas le même constat que vous, parce que pour s’opposer, il faut qu’il y ait des gens qui gouvernent. Il y a seulement quarante jours que les choses ont changé, laissons le temps au nouveau président et à son équipe pour s’installer et commencer à mettre en œuvre son programme électoral. Et c’est en ce moment et en ce moment seulement qu’on verra comment les positionnements vont se faire. Seulement, au départ, on a commis l’erreur de ne faire appel qu’à des technocrates. On oublie qu’on peut être technicien sans être technocrate. La Mauritanie a besoin beaucoup plus de gouvernement politique, capable de cerner les questions politiques urgentes du pays, que d’équipe de technocrates. Rien n’exclut qu’un politique soit technicien et il est le seul qui peut se prévaloir du qualitatif de technocrate. On doit tirer le bilan pour pouvoir avancer. Je pense qu’il y beaucoup d’opportunités qui s’offrent au pays et qu’il ne faudrait pas rater l’occasion.
Enfin pour répondre précisément à la question, je crois que le président n’a pas omis le dialogue, il en a parlé comme il a évoqué l’unité nationale, ni le problème de l’ouverture politique. Dans ce cadre, il a fait un excellent choix en portant à la tête de son gouvernement le premier ministre Ismaël Ould Boddé Ould Cheikh Sidya. C’est un très bon technicien, avec une dimension sociale très importante. Et on oublie que c’est un monsieur qui a fait près de dix ans dans l’opposition.
-Depuis son départ du palais, le 1er aout, des voix, dont celle du parti UFP s’élèvent pour réclamer l’audit de la gestion des dix ans du président Aziz. Que vous inspire cette situation ?
-Parfois du dégoût ! Les acteurs politiques ou ceux qui manipulent l’opinion oublient vite qu’ils ne sont pas des juges. Il s’y ajoute qu’on ne peut pas fonder un jugement sur les ragots que les mauritaniens racontent, à longueur de journée. Aziz a été le président de ce pays pendant 11 ans, personne n’a levé le petit doigt. Personnellement, je n’ai pas pris de position depuis plus de 8 ans.
Je pense, comme le disent les français qu’on ne crache pas sur le passé. Je me rappelle du départ d’Ould Taya, on a tout dit sur lui, c’est une attitude que j’ai du mal à cerner dans un pays musulman comme le nôtre. Aziz est parti, je n’ai pas à faire son bilan, il y a des personnes habilités à le faire. Le feront-elles ? Je rappelle qu’un bilan comporte toujours des actifs et du passif.
Il y’a eu certaines grandes réalisations sur le plan des infrastructures ( routes, électricité, eau... Il y a eu des Grands Projets. Ont-ils abouti … pourquoi
Avec un excédent de production électrique, il y’a des délestages dans le grandes villes… On manque d’eau dans certaines zones..
Je tiens ici à rectifier que le FP est le premier à avoir réclamé, à travers les réseaux sociaux, l’audit de la gestion de certaines institutions et sociétés d’état… Les mauvais gestionnaires sont dans nos murs.
Notre objectif quant à nous au FP n’est pas de chercher à nuire mais repartir sur des bases saines. Pour cela, il faut auditer les grandes entreprises de l’état, comme la BCM, la SNIM, la SOMELEC, la SNDE, le PANPA, certains grands projets. Et je tiens à préciser que l’auditeur n’a pas pour vocation de juger, cette mission revient à la justice. Auditer, pour nous c’est donc tirer des leçons, partir sur des bases saines, éviter que ceux qui arrivent ne jettent pas l’opprobre sur ceux qui étaient là avant. En Mauritanie, on le fait souvent.
-Que pensez-vous de la situation économique du pays ?
-Notre pays a beaucoup d’atouts, mais il a besoin d’une commission restreinte de haut niveau pour statuer sur la politique de certains secteurs du pays, pour en tirer le maximum de profits. Je veux parler, en particulier, de l’éducation et de la santé. L’objectif est double :
-une répartition des investissements au profit des régions les moyens nanties ;
-et une répartition des revenus. Cette dernière passe par les salaires, l’élargissement de la classe moyenne qui est le garant de la démocratie et la stabilité et qui a été réduite drastiquement. Il faut aussi soutenir l’Ouguiya par rapport aux monnaies étrangères, une politique de subvention de certains produits de base. J’avais suggérée dans ce cadre que 15% des revenus miniers et gaziers puissent être affectés à la subvention des produits de base pour qu’une dame de Maghama puisse profiter de la richesse de son pays en achetant un kg de riz. J’avais également réclamé que 20 % des revenus soient affectés à l’éducation et à la formation parce que nous ne pouvons pas créer ou former le citoyen mauritanien sans un enseignement fiable, uni et unitaire. Notre plus grand problème demeure l’absorption de 200 à 250 000 « espèces de chômeurs », - nous n’avons pas hélas de ministère de l’emploi, je les qualifie ainsi parce que dans leur majorité, ils n’ont rien à offrir sur le marché du travail, on les appelle en Mauritanie des Tekoussou. Si on parvient à les absorber, on pourra programmer facilement plusieurs milliers d’emplois par an. Il faudrait également revoir le problème du SMIG. Il ya en fait deux SMIG. Si le seuil de pauvreté par individu est de 2 Dollars par jour, celui-ci doit se situer entre 76300 et 115400 Um; si celui –ci est de 3 Dollars par jour et par individu. Pour cette raison, il s’avère impératif de revoir les salaires. Il faut aussi peut-être diminuer certains gros salaires qui n’ont parfois pas leur raison d’être. L’objectif de toutes ces actions est de faire profiter les mauritaniens des fruits de la croissance. Depuis plusieurs années, le taux de croissance du pays est très bon, excepté une seule année. Comme je l’ai dit tantôt, nous devons revoir nos politiques sectorielles pour en faire profiter les populations mauritaniennes. Il y a le poisson, les mines, le pétrole et le gaz, ce sont de gros investissements, mais je pense qu’il faut aussi et surtout mettre l’accent sur l’investissement humain, et cela passe l’éducation et la formation.
-Que pensez-vous de nos rapports avec nos voisins ?
-Je crois que nous ne pouvons pas changer de position géographique, on ne peut pas, à la nomade prendre nos tentes et nous éloigner du Sénégal ou du Mali ou de l’Algérie …. C’est vous dire que la Mauritanie est condamnée à s’entendre avec ses voisins. D’ailleurs cette entente date d’avant la colonisation et elle demeurera toujours. Il y a également les espaces de la CEDEAO et de l’UMA qui constituent des atouts considérables pour notre pays. Plus intime et plus solide, l’OMVS, fruit de la coopération sous-régionale. Notre coopération avec des pays est très importante, nous devons la consolider et la sauvegarder tout en restant ce que nous sommes. Je fais partie des gens qui voient la partie pleine du verre plus que sa moitié vide.
Propos recueillis par Dalay Lam