Ainsi donc, Aziz aura évité d’aller « trop loin ». Non pas sans avoir flirté, aussi longtemps que son instinct primaire le lui permit, avec une catastrophe annoncée : obtenir, au forceps, un amendement à la Constitution (Ould Taya/Ely) en ses articles 28 et 29. L’Histoire nous dira bien, un jour, s’il y eut ou pas intervention de ce conseiller intrépide censé faire voir, à un Aziz qui paraissait obnubilé par son troisième mandat, que son intérêt bien compris et (même accessoirement) l’intérêt de la Mauritanie lui commandaient d’éviter ce piège qui avait emporté bien plus malins que lui. Il n’y a pas de preuve que lui-même, un de ses conseillers ou accointances aient lu ma contribution, il est vrai non sollicitée, intitulée « Qui aidera Aziz à ne pas aller trop loin ? ». J’y implorais ce conseiller providentiel de l’aider à ne pas aller « trop loin » et ainsi éviter un sort qui tente toujours les (vrais) tyrans mais, aussi, les apprentis tyrans (dont assurément Aziz donnait l’impression de faire partie).
Je ne peux donc prétendre à aucun crédit pour la bouée d’oxygène qu’il faudra bien reconnaître à Aziz d’avoir donnée à la Mauritanie, en lui épargnant une accélération de sa descente aux enfers, déjà largement engagée depuis l’avènement, il y a quarante et un ans, de ce que j’ai appelé « la Mauritanie des colonels ». Il me serait difficile, de toute façon, de le faire, preuve à l’appui. En effet, par quelque magie dont nos compatriotes ont le secret, ma contribution au débat d’alors sur le troisième mandat, qui s’appuyait sur une excellente étude d’une collègue analysant « le narcissisme malveillant » qui, selon elle, afflige les tyrans, les manœuvrant à aller « trop loin » – à leur perte – a tout simplement disparu de l’Internet. Allez savoir pourquoi. L’article avait alors bien été publié, en exclusivité, par le site Kassataya et bien repris par CRIDEM. Bah ! Sans doute une infraction pendable dont je me serais rendu coupable, sans même m’en rendre compte. Que cette contribution ait aidé ou pas, il est plus vraisemblable que, tout simplement, comme je le suggère ci-après, Aziz s’en soit remis aux immenses talents de son véritable alter ego : Aziz Fall.
Rêver/espérer n’est pas interdit !
Pour quelques mois donc, il a semblé donner, aux Mauritaniens, une seconde (peut-être bien la troisième ou quatrième !) chance de se « sortir de l’auberge ». De se sortir de l’ère de la « Mauritanie des colonels » devenus, depuis, généraux. (Oh, qu’elle était minime, cependant, cette chance, pensaient les sceptiques comme moi [*]). Pourtant, pourquoi ne pas avoir rêvé, n’est-ce pas ? Le « président des pauvres » n’avait-il pas, en effet, comme l’en ont accusé ses opposants, appauvri encore plus ses concitoyens, tout en fabriquant une génération spontanée de nouveaux riches, très proches de lui ? (Contraste immanquable !) N’avait-il pas, par son caractère bourru et iconoclaste, fabriqué de nouveaux ennemis, divisé ses partisans, aliéné une partie importante de ses soutiens dans l’oligarchie tribalo-affairiste, et même – tour de force ! – transformé en ennemis jurés son guru idéologique (notre Raspoutine national, Ould Bredeleil) et ses consorts ? Les scandales à la pelle et la corruption ambiante (symbolisée par les milliards disparaissant quelque part, au-dessus du nouveau triangle des Bermudes financier : le Golfe persique) n’avaient-ils pas achevé de mettre à nu tous les slogans creux sur la « lutte contre la gabegie » et contre les « roumouz el vessad » ? Son ennemi intime de cousin milliardaire n’avait-il pas mis, à ses trousses, une équipe d’avocats internationaux suffisamment motivés pour l’empêcher de dormir ? Ses frasques n’avaient-elles pas suscité l’émergence de leaders trempés sur lesquels la peur et les tentations n’avaient pas de prise, à l’instar de Biram Dah Abeid ? Le racisme de ses propos (à Nema, par exemple) et actions de son régime n’avaient-il pas produit — hantise ! – un élan de solidarité (plus qu’épidermique) entre les communautés noires du pays (et leur jeunesse surtout) ? Le peuple mauritanien n’avait-il pas manifesté son ras-le-bol plus d’une fois, y compris à travers ses jeunes, en lui accolant le sobriquet « zéro » ? Et, surtout, les foules que les candidats de l’opposition ont pu attirer, meeting électoral après meeting électoral, et la ferveur de celles-ci n’étaient-elles pas des indices probants que le peuple mauritanien était impatient de tourner la « page Aziz » du (long) chapitre de la « Mauritanie des colonels » ?
Donc, malgré tout ce que l’on sait de cette dernière, il était permis de rêver, d’espérer. Mais c’était là, n’est-ce pas, une espérance bien ténue que d’attendre, d’un Aziz qui avait dit, sans ambages, au président Sidi ould Cheikh Abdallahi, fraîchement renversé par ses soins, qu’il n’hésiterait pas à faire couler le sang (des opposants au coup), qu’il se découvrît une âme de démocrate ou de simple réaliste, en se résignant à la sinécure d’un exil doré aux EAU, à fructifier ses investissements ? Au bout du compte, un général en a remplacé un autre et la « Mauritanie des colonels/généraux » se perpétue. Comment en est-on arrivé là?
Aziz Fall à la manœuvre !
Lorsque le bilan de ce qu’il est advenu de la Mauritanie, depuis ce jour fatidique du 6 Août 2008, est fait (tenons-nous-en à cette période seulement), on ne peut qu’être fasciné par l’itinéraire d’Aziz, par le tour de force qu’il a accompli. Evidemment, avant le 6 Août 2008, Aziz fut, d’abord, l’homme du 5 Août 2005. Mais, comme bien des Mauritaniens, j’ai été introduit à Aziz en ce jour d’Octobre 2003 lorsqu’il joua un rôle, qui paraissait important, dans la logistique des cérémonies de levée de corps de la dépouille mortelle de feu Moktar ould Daddah. Ce qui me frappa, c’était l’évidente obséquiosité (mêlée, comme toujours en tel cas, d’un tantinet d’ignominie) de l’homme autour du maître d’alors, un Ould Taya qui se pavanait, semblant ne pas du tout se rappeler que cet officier supérieur se comportant comme un sous-officier fraîchement promu lui avait bien sauvé la mise, juste quelques mois plus tôt, et à qui il devait et son régime et sa vie. Sans doute du fait d’une certaine suffisance, Ould Taya n’avait jamais pu voir, en l’apparent docile servant, ce que cachait cet apparent désir de lui plaire : l’instinct de « killer » qui dort en ce rare archétype d’hommes bien de chez nous que d’aucuns ont appelé, avec une admiration mêlée de dédain, « boy nar’ ». Cette « espèce » de mauritaniens « maures blancs » à cheval entre les cultures maure et wolof, parlant le wolof mieux que CoccBarma, qui écumaient Nouakchott à la fin du siècle dernier. Les « boy nar’ », considérés parasites n’ayant assimilé que les aspects superficiels de ces deux cultures, étaient souvent taxés de roublards, canailles, immoraux, égoïstes, jouisseurs, passés maîtres en l’art de l’arnaque et du double jeu. Ils étaient connus pour toujours tirer leur épingle du jeu, sachant frapper exactement au bon moment et laisser tous leurs antagonistes « dans le vent », sans état d’âme. Et bien sûr, Ould Taya n’y vit que du feu, lorsque, le 5 Août 2005, le vrai patron du CMJD se révéla être Aziz…Fall ! Coup de palais (et de balai) donc et voyage sans retour au Qatar (après avoir rasé les murs de quelques capitales sub-sahariennes, humiliation suprême !) pour celui qui avait, tel un Pol Pot des sables, présidé à un véritable génocide dans son propre pays. Et qu’on ne me dise pas qu’il ne savait pas, par exemple, qu’un 28 Novembre 1990, vingt-huit de ses frères d’armes innocents, triés sur le volet, furent pendus par leurs supérieurs. Il est à parier que ce jour-là, étant donné la psychose qui régnait, les BR auraient fusé, si 28 poulets ou 28 moutons avaient été sacrifiés, pour célébrer l’indépendance, en n’importe quel coin du pays, à forte raison 28 hommes dans une caserne. Il le savait certainement, à la minute près (tout comme Ely ould Mohamed Vall, d’ailleurs. Charitablement, que Dieu ait pitié de son âme !). Ne l’oublions pas! Reconnaissons-le, bon débarras donc, Ould Taya, et bravo Aziz ! Transition étriquée. Rôle parfaitement joué de « numéro deux » du CMJD. Sidi Ould Cheikh Abdallahi président. Bref interlude démocratique donc. Là aussi, sous-estimation tragique de l’homme. Et confiance mal placée. L’erreur de Sidi fut de n’avoir vu, en Aziz, qu’un « nsib » (gendre) tribal inoffensif qui pourrait être « remercié » (pour son coup de pouce électoral) et pacifié sans grands frais. Le prix ? Général Aziz, tsar de la sécurité nationale, chef d’état-major particulier, et toujours commandant du BASEP, rien que ça ! Erreur fatale !
6 Août 2008 donc. Quid du leader « historique » Ahmed ould Daddah, seule véritable caution civile de poids au coup (fourré) ? Roulé, lui aussi, dans la farine d’une promesse « d’élections » qui, croyait-il, verraient finalement se réaliser son rêve, longtemps déferré, d’occuper le fauteuil présidentiel. « Prière aux morts » de Kaédi. « Le président des pauvres » est là ! Ingénieux, génial même, il faut le reconnaître ! Accords de Dakar. 18 Juillet 2009. Il n’y aura pas de second tour. Déjà ! Aziz par KO ! Ould Boulkheir, farouche opposant au coup, qui avait juré que jamais Aziz ne serait président, a, depuis, mis plein d’eau dans son z’rig. En fait, il donnerait même, à ce jour, des « conseils économiques et sociaux » au même Aziz ! Lui qui semblait avoir coulé de l’acier dans bien d’échines souples en 2008, amadoué, dompté même, et, dix ans plus tard, se rangeant derrière l’héritier de Aziz… Bravo Aziz, une fois encore ! On ne peut qu’admirer.
Le Sénat, out ! Son opposition au referendum, balayée d’un revers de main ! Un nouvel hymne, un nouveau drapeau, une nouvelle histoire (coloniale), pendant qu’on y est. Que le peuple, sa classe politique (moins les nationalistes arabes) le veuillent ou pas, une « autre » Mauritanie est forgée, selon la volonté d’un seul homme. L’opposition de l’Union Africaine ? Aziz devient président en exercice, juste à temps pour sa « réélection » en 2014 (Oh, la partie de plaisir !). Et, bien sûr, il est l’hôte triomphant du sommet de l’organisation continentale en 2018 à Nouakchott. Le « Guide » libyen ? Il lui est fait croire à une conversion au nassérisme, suffisant pour amener notre « Guide » à la forfaiture, avant de le jeter, comme un vulgaire citron pressé (et se ranger du côté de ses tombeurs, et … en profiter !). Il faut le faire, n’est-ce pas ? Et La France ? Ecoutons la « confidence » de son président, Macron, à un Aziz alors encore tenté d’aller « trop loin » : « sois courageux, tu en auras besoin. De toute façon, on sera là ». Que ne ferait-on pour le « champion de la lutte antiterroriste au Sahel » ? Une balle destinée à le tuer ? Il en fait une « balle amie » ! Qui dit mieux ? On est loin, n’est-ce-pas, de l’officier à la fébrilité obséquieuse d’Octobre 2003 !
Conclusion incontournable : tous ces acteurs, nationaux et internationaux, et les Mauritaniens dans leur ensemble, ont sous-estimé Aziz. À leurs dépens ! Il faudra commencer par le reconnaître, et « rendre à César… ». N’a-t-il pas (pré)dit (édicté ?) qu’il n’y aurait pas de second tour, cette fois-ci non plus ? Il n’y a pas à dire : Sacré Aziz !
Et Maintenant ?
Grace à lui, c’est donc le Général Ghazwani, pour cinq années (au moins) ; à l’opposition, que ses yeux pour pleurer ; en attendant 2024, y reprendre presque les mêmes, recommencer et, bien sûr, la « Mauritanie des colonels/généraux » qui perdure ! Sur toute la ligne, Aziz semble avoir bien gagné son pari (fait un 8 Juin 2003 ?) de prendre le pouvoir, garder l’œil sur la transition militaire, survivre à l’interlude démocratique, reprendre ce pouvoir, le garder, et le passer en des mains « sûres ». Pour ce faire, il est bien venu à bout de tous ceux qui se sont dressés sur son chemin, avec une opiniâtreté qui ne peut que fasciner. Et s’il dit qu’il entendait revenir, qui donc l’en empêcherait ?
Bien sûr, l’avenir nous dira si, entre-temps, la réalité du pouvoir d’Etat et ses dynamiques insondables, surtout dans le contexte mauritanien, transformeront la donne et, spécialement, si la hiérarchie tacite, mais tenace, entre les A’rab (guerriers) et les Zwaye (marabouts), prévaudra ou sera bouleversée, dans les rapports entre un « président-général » Ghazwani et un politiquement actif « ex-président-général » Aziz. Ces dynamiques se sont apparemment jouées, entre le président ould Cheikh Abdallahi et Aziz, avec les conséquences que l’on sait. Les circonstances sont très différentes, il est vrai, mais il est à parier que le même Aziz Fall qui eut le dernier mot avec tous ceux qu’il dut écarter de son chemin vers la présidence (et de la toute-puissance, surtout !), sera à la manœuvre, une fois de plus. Il est à parier que si Aziz avait eu le moindre doute que son compagnon d’armes Ghazwani change, en profondeur, la « Mauritanie des colonels/généraux » qu’il s’est tant échiné à consolider, il ne l’aurait pas choisi. Ce genre d’hommes ne laisse rien au hasard. Que Ghazwani tenterait de le faire, Aziz (et ses pions) ne le laisseraient pas. Et d’ailleurs, si Ghazwani avait l’intégrité morale et intellectuelle du marabout que certains lui prêtent volontiers mais sans profondeur d’analyse, il n’aurait pas accepté de faire partie et bénéficier du holdup électoral au grand jour qui lui a donné la présidence. Pas de miracle à attendre donc.
D’ores et déjà, c’est une lapalissade que de relever que le peuple mauritanien n’est pas le peuple algérien, ni le peuple tunisien, ni le peuple soudanais, ni même le peuple burkinabè. Même constat, quant à sa classe politique, comparée à celle de ces pays. Aziz ne le sait que trop bien. Comme quoi, en Mauritanie comme ailleurs, il n’y a pas de miracle. « La politique incha’Allah » (celle du moindre effort et de s’en remettre à la Providence) embrassée par bon nombre de ses acteurs politiques ne paye jamais et, pour paraphraser l’autre, seul le combat politique affranchira du sort que l’entêtement obtus et, il faut bien l’admettre, le culot de Aziz a imposé à ce peuple. Ce qui ne veut pas dire qu’Aziz ait accompli tout cela sans l’aide du système qui, bien sûr, l’a précédé mais qu’il a su plier à sa volonté. Cependant, force est de reconnaître qu’au cours de ces deux dernières décennies, s’est révélé, au pays, un homme que personne n’a vu venir. Un homme dont l’opiniâtreté, l’égocentrisme et la détermination d’arriver à ses fins, coûte que coûte, ont posé un défi majeur qui n’a simplement pas pu être relevé jusqu’ici. Même avec Aziz physiquement hors du palais gris, le défi permanent qu’il a lancé au pays, un 6 Août 2008, persiste. Une fois qu’il l’a goûté, un tel homme ne peut vivre sans le pouvoir, surtout le type de pouvoir illimité qu’il quittera formellement le 1er Août.
Pour finir en clin d’œil à MSML (qui se reconnaitra, j’en suis sûr), l’on devra, ici opportunément, citer La Boétie (laborieusement, dans le souci de demeurer concis et pertinent) : « […] N’est-ce pas honteux de voir un nombre infini d’hommes non pas obéir mais ramper, non pas être gouvernés mais tyrannisés […] Or ce tyran seul, il n’est pas nécessaire de le combattre ou de l’abattre. Il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente plus à sa servitude […] C’est le peuple qui s’assujettit et se coupe la gorge : qui, pouvant choisir d’être sujet ou libre, repousse la liberté et prend le joug, qui consent à son mal ou plutôt le pourchasse […] Ne le soutenez plus et vous le verrez, comme un grand colosse dont on dérobe la base, tomber de son propre poids et se briser ».
NOTE
(1) : Ceux qui « connaissent leurs militaires » et ont lu Bengt Abrahamsson, S. F. Finer, Samuel Decalo, David Goldworthy, Alfred Stepan, et consorts qui ont brillamment disserté sur ceux-là, leur psychologie, et leur rapport au pouvoir politique.