Moi aussi j’étais à Oualata (4) : Visite-surprise du ministre de l’Intérieur/par Oumar ould Beibacar

11 July, 2019 - 01:20

Dimanche 2 Octobre 1988, 13h40. Seul dans mon salon, contigu à mon bureau de Néma, j’écoutais des informations radiodiffusées, lorsqu’entra le jeune brigadier peul, chef du poste : « Mon lieutenant », me dit-il, un peu affolé, « quelqu’un vient d’arriver, au volant d’une Mercedes comme celle du wali, il m’a dit qu’il est le ministre de l’Intérieur, je l’ai laissé entrer ».

Immédiatement sorti pour identifier le conducteur du véhicule stationné devant mon bureau, je constatai, à ma grande surprise, qu’il s’agissait bien du ministre de l’Intérieur, enturbanné et seul. J’ouvris la porte et l’invitai à pénétrer dans le salon où j’entamai, donc, mon premier et dernier tête-à-tête avec le colonel Djibril ould Abdallahi, alias Gabriel Cimper.

Après les salutations d’usage, le ministre me confia qu’il avait quitté Kiffa, le matin vers 6h, pour une visite rapide et discrète à Oualata, afin de constater l’état des prisonniers sur lequel il comptait faire le point avec le wali, sitôt bu un thé. Mais, le temps de préparer un petit casse-croûte, le ministre s’endormit, exténué par son long voyage. Je le réveillai vers 17h pour la petite collation. Sitôt le thé fini, je me rendis chez le wali, le capitaine Wellad ould Haimdoun, pour l’informer de la mission du ministre. Mon plus grand problème fut de le convaincre de la présence, à son insu depuis plus de trois heures, de l’autorité dans nos murs. Puis nous nous rendîmes auprès du ministre qui demanda au wali, après les salutations d’usage, de se préparer discrètement pour l’accompagner à Oualata, sans en informer quiconque. 

A la sortie de l’audience, je conseillai au wali de laisser son véhicule et d’accompagner le ministre dans le sien, ce qu’il accepta. Quant à moi, ma voiture était prête, avec mon équipage dont l’adjudant Bouna ould Mandahi chef de l’Azib, (notre troupeau de chameaux), qui avait déjà pris toutes les dispositions pour nous recevoir, la nuit venue, dans son campement sis à une dizaine de kilomètres du fort de Oualata.  

Vers 19h, notre convoi quitta Néma, le wali conduisant la voiture du ministre, et nous arrivâmes au campement de l’Azib vers minuit. J’installai les deux autorités sur des couvertures, à vingt mètres de moi, de mon équipage et de mes bergers. Après avoir dîné et bu du bon lait de chamelle, le ministre m’appela pour me demander comment allaient les prisonniers et combien étaient-ils. « Une centaine », répondis-je, « répartis comme suit : prisonniers politiques FLAM de 1986, 33 moins 3 (2 décédés et un libéré) ; putschistes du 22 Octobre 1987, 35 moins 2 décédés, et 32 prisonniers de droit commun, soit, aujourd’hui, 95 au total.   

Ce sont surtout les prisonniers politiques qui ont beaucoup souffert –mauvais traitements et malnutrition – bien que leur pension soit alignée sur celle des gardes, 70 UM par jour et par homme, alors que les autres prisonniers mauritaniens ne sont officiellement alimentés qu’à raison de 29 UM par jour et par homme. A mon arrivée, j’ai trouvé ceux-là dans un état lamentable, des squelettes vivants, enchaînés des mains et des pieds, comme des esclaves, mal traités et très mal nourris, entassés dans une salle de 3m de large sur 20m de long. Pour se pourvoir en eau potable,  ils étaient obligés, de transporter, à moitié nus, des bidons de 60 litres, malgré leur état, sur une pente d’un kilomètre environ.   

Ils vont beaucoup mieux aujourd’hui, alhamdoulillahi  !Leur moral est bon mais le manque de contact physique avec leurs parents et familles  leur pèse beaucoup ». Visiblement touché par mon compte-rendu, le ministre me répondit : « D’ici la fin du mois, tous leurs proches seront autorisés à venir leur rendre visite à Oualata.  – Surtout pas à Oualata », répliquai-je, « car la ville est dépourvue d’hébergement et de nourriture. Déplacer ces pauvres familles sur plus de 1300 kilomètres, aller et retour, est insupportable.  Le spectre du fort-mouroir de Oualata hante toujours l’esprit des prisonniers et son accès est très difficile pour les piétons. L’idéal, monsieur le Ministre, serait de transférer les détenus à la prison de Nouakchott.Ils y seront en meilleure sécurité sociale et sanitaire, entièrement pris en charge par leurs proches, tant sur le plan alimentaire que vestimentaire, et tout ce qui pourrait alléger leur peine. 

A défaut de Nouakchott, je vous propose un autre fort, celui d’Aïoun El Atrouss. Construit en plein centre-ville, sur plusieurs hectares, loin des regards des riverains, il comprend plusieurs chambres, en très bon état, qui pourront héberger confortablement tous les prisonniers. Il abrite aujourd’hui le poste de commandement du groupement régional N°2 de la Garde nationale, le premier concerné par la sécurité et la gestion de la prison. En outre, la proximité des hôpitaux ne peut que répondre favorablement aux éventuels problèmes de santé des détenus. 

Les familles et les proches gagneront ainsi près de 500 kilomètres, aller et retour, et trouveront facilement logement et nourriture, chez des connaissances ou amis, sinon  hôtels et auberges de la ville. Pour ce faire, il suffirait d’obtenir, du ministre de la Justice, un arrêté érigeant le fort d’Aïoun en prison. – Nous allons donc étudier », me répondit le ministre, « l’éventualité de leur transfert à Aïoun, à condition que toutes les mesures de sécurité soient assurées. –  Monsieur le Ministre, permettez-moi une demande personnelle.  – Allez-y ! – Autorisez-moi à prendre un chameau de notre troupeau, pour l’offrir demain, en votre nom, aux prisonniers et aux gardes. Votre visite améliorera ainsi leur alimentation. Certes les Peuls, j’en suis persuadé, n’aiment pas beaucoup la viande cameline, ils préfèrent celle des bovidés, mais nous n’avons pas le choix. »  Le colonel me donna immédiatement son accord et j’ordonnai aussitôt, au chef de l’Azib, de choisir le plus gras de ses chameaux et de l’envoyer au fort pour être abattu au profit des intéressés.

Le lendemain, lundi 3 Octobre je me rendis, vers 7h du matin, au fort, pour préparer la visite du ministre. J'informai les représentants des prisonniers de l’importance de cet évènement et du geste du visiteur en leur faveur, en les encourageant à profiter de l’occasion pour poser tous leurs problèmes avec politesse. Le ministre et le wali arrivèrent au fort vers 9 h. J’entrepris aussitôt de leur résumer son historique et les modestes aménagements réalisés.  

 

Fin de visite en queue de poisson

Je profitai de l’occasion pour désigner au ministre le puits, visible au loin, où s’abreuvaient les prisonniers, dans les conditions susdites, avant de l’inviter à entrer dans le fort. Mais alors que je m’apprêtais à ouvrir la porte centrale, le ministre fut pris d’une grande émotion et fit demi-tour en pleurant. Extrêmement surpris par cette incompréhensible réaction de l’homme fort du pouvoir nouakchottois et, plus encore, par cette conclusion en queue de poisson de sa visite, ce n’est que plus tard que j’en entrevis la cause. Rencontrant, alors, un de ses meilleurs amis, je lui rapportai l’étrange incident et mon interlocuteur m’apprit qu’au-delà de l’extrême émotivité du ministre, c’était l’éventualité d’un contact avec deux de ses amis emprisonnés au fort, le commissaire Ly Mamadou Bocar et le capitaine Diop Djibril, qui avait motivé son recul. 

Après dix minutes en telle émotion, suivies d’une petite sieste au campement de l’Azib, le ministre nous demanda de rentrer à Néma où nous arrivâmes, le même jour, vers 21h. S’apprêtant à partir pour Nouakchott, il me convoqua en aparté et me dit : « Je te félicite pour toutes les mesures prises en faveur de tes prisonniers. Je te promets que leurs conditions seront vite améliorées et qu’ils pourront recevoir visite de leurs proches, dans les meilleurs délais, incha Allah ! » Et, en effet, c’est avant la fin de ce mois d’Octobre que le fort d’Aïoun El Atrouss fut érigé en prison. Le 31 Octobre 1988, à 15h 30 très précisément, les soixante-trois prisonniers civils, FLAM et prisonniers de droit commun y furent transférés, avec quatorze gardes. Les prisonniers militaires les y rejoignirent le 1er Janvier 1989 et tous y eurent droit à la visite de leurs familles et proches, dans de meilleures conditions. 

Avant cela et fort des félicitations du ministre, je me rendis à Oualata, le mercredi 5 Octobre 1988, pour y délivrer de leurs chaînes les cinq ou six officiers encore en tel pitoyable état.Une libération en dépit de l’avis contraire du commandement de la garde, qui les considérait des plus dangereux, tout particulièrement les lieutenants Diacko Abdoul Kerim, Dia Abdarrahmane et  Kane Mamadou.

Le pouvoir corrompt

« Je suis surpris de constater », m’avait dit le wali après le départ du ministre, « que le colonel Jibril te connaisse  si peu, c’est moi qui ai dû l’informer sur toi. » Je lui avais répondu qu’en effet, la première audience avec son chef ne datait que de la veille, à mon domicile. « Et pourtant », ajoutais-je, « je n’ai cessé d’être taxé d’agent du système, confident et protégé du ministre. Avec de bien piètres avantages, en telle supputée situation, puisque je fus recalé, en 1986, à mon premier concours de capitaine, alors même que mon prétendu protecteur était chef d’état-major national.  

Si j’étais du système, je serais wali, comme vous ; directeur général de la SONELEC, comme votre prédécesseur ; ministre, ambassadeur, directeur des douanes ou du port, comme d’autres capitaines. Mais j’occupe, vous le voyez, un des groupements de la Garde des plus démunis, au plus loin de la capitale. Cela dit, je me sens très bien ainsi, car je déteste ces systèmes hors-la-loi, pétris d’injustices et d’incompétences. Je préfère garder mon indépendance et ma liberté de dire ce que je pense ». 

Le wali me fit alors part d’une confidence du ministre, selon laquelle Maaouya était très affecté par le décès de Tène Youssouf Guèye, un de ses meilleurs amis qu’il avait connu chez les Kamil, ses beaux-parents. C’est lui qu’il avait choisi comme tuteur matrimonial, pour demander la main de sa première épouse, feue Sadia Kamil et qui l’avait représenté à la cérémonie de mariage. « Pourquoi », rétorquai-je, « n’a-t-il pas alors accéléré l’arrivée, attendue plus de 72 heures avant le décès de Tène Youssouf, de l’avion qui devait évacuer celui-ci sur Nouakchott ? N’a-t-il pas promu les responsables du malheureux sort de son ami : le wali nommé directeur général de la SONELEC et le commandant du groupement, chef du premier bureau à l’état-major de la Garde nationale ? Comme quoi le pouvoir corrompt… » 

Le colonel Jibril Abdallahi Cimper avait vécu avec ses frères, dans les milieux des Djambours de Kiffa, loin de tout esprit raciste ou discriminatoire. Ses meilleurs amis se comptaient surtout parmi ceux-ci et autres négro-mauritaniens ; il n’en comptait guère plus de quatre ou cinq maures, parmi ses promotionnaires de l’armée nationale. Il ne fit jamais preuve de racisme, avant de devenir chef d’état-major puis ministre de l’Intérieur, entre le 29 Octobre 1986 et le 14 Février 1990, date de son limogeage.

Chef d’état-major, il prit, sous la pression de quelques officiers de son staff, la décision d’annuler les résultats de la deuxième phase du brevet de capitaine en 1986, pourtant déjà entérinés par son prédécesseur, le colonel Yall Abdoullaye, un officier juste et intègre. Motivée, semble-t-il, par l’admission d’une dizaine de lieutenants négro-mauritaniens, cette décision n’avait qu’un unique but : augmenter le taux d’officiers beïdanes, en éliminant la quasi-totalité des officiers négro-mauritaniens. Une véritable injustice, un acte inique et raciste. Au lieu de se compromettre, il pouvait fort bien leur laisser leur brevet de capitaine, condition nécessaire pour passer au grade de capitaine mais pas suffisante, puisque l’avancement se fait au choix. 

Ministre de l’Intérieur, il entérina, sous sa propre responsabilité, toutes les décisions, racistes et injustes, des autorités administratives nationalistes arabes dans la Vallée, notamment la déportation et la spoliation des terres de plus de soixante mille négro-mauritaniens. Comme quoi le pouvoir corrompt...Car Jibril ould Abdallahi s’était auparavant laissé convaincre, par son ami le commissaire Ly Mamadou Bocar, rencontré clandestinement à Kiffa, le vendredi 3 Mars 1989, de l’opportunité d’une grâce présidentielle au profit des prisonniers, que le chef de l’Etat n’aurait pas exclue. Malheureusement, les évènements déclenchés le 9 Avril de cette même année, par le pouvoir militaire, retardèrent cette échéance… (A suivre).

Oumar ould Beibacar