La Mauritanie a failli sombrer dans le chaos lorsque des volontés malsaines et irresponsables se sont manifestées pour encourager M. Mohamed Ould Abdel Aziz à tordre le cou, encore une fois, à la Constitution pour se présenter à un troisième mandat présidentiel. L’écueil a été contourné au grand bonheur des Mauritaniens qui commencent à espérer une sortie heureuse d’un sombre et long tunnel. Un espoir qu’autorisent bien des signes, mais que reflète encore mal le miroir trouble d’un doute légitime.
Les candidats sont peu nombreux cette fois-ci, ce qui dénote une maturité et une condensation sans précédent du paysage politique. Ils ont tous les qualités requises pour justifier leur ambition de diriger le pays et entretiennent avec le tissu social profond ce lien sui generis, comme l’appelle Léon Duguit, qui a parfois fait défaut entre gouvernants et gouvernés à la faveur d’un mode d’alternance au pouvoir fondé uniquement sur l’usage de la force.
La campagne se déroule encore bien et s’avère déjà un instrument pédagogique efficace de la modération et du respect de la différence, à en juger par le contenu responsable et unificateur des discours de certains candidats que l’opinion publique attendait plutôt sur le terrain de la surenchère et de l’amalgame sectaire et communautariste. Pour la première fois, les électeurs comparent les programmes des candidats et discutent de leur passé, leur bilan politique et leur valeur intrinsèque, au lieu de se référer à leur origine raciale, tribale ou régionale. L’envergure des meetings que tiennent les uns et des autres est fonction de la fluctuation de l’opinion publique dont on remarque l’existence pour la première fois. Ces signes sont les préludes d’une mutation inespérée, produit de la force du désespoir et de la lassitude de la monotonie qu’abhorre, quant au fond, une société au substrat culturel fondamentalement nomade.
Cette exemplarité qui risque d’être vraie et non un simple rêve est une source de fierté pour nous, mais nous devrions avoir peur qu’elle nous attire la jalousie de ces nouvelles hégémonies aux pieds d’argile qui s’accommodent apparemment très mal des ambitions démocratiques dans le monde arabo-musulman. Pour la première fois, en effet, on voit se profiler clairement à travers le paysage électoral mauritanien, les rivalités entre des puissances étrangères géographiquement éloignées, alors que l’Algérie, le Maroc, le Sénégal et la France qui sont parfois soupçonnés s’intéresser de trop près à ce qui se passe en Mauritanie, semblent en avoir été écartés par des pays qui ont plus de moyens financiers à « sacrifier » pour l’amour d’Allah. La perspective d’une démocratie réelle, et non clonée, suscite également la crainte de ceux qui ont des comptes à rendre, quelle que soit leur position par rapport aux gouvernants actuels.
C’est une grande porte par laquelle l’Histoire pourrait opérer en offrant à ces deux volontés intérieure et extérieure, l’occasion d’étouffer, comme elles sont en train de la faire au Soudan, cette belle tentative des Mauritaniens de refonder leur Etat sur un socle pérenne et salutaire. Rien ne paraîtrait plus aisé, à ces forces, que la réalisation de cette œuvre en se fiant à la facilité avec laquelle avait été violée, en d’autres circonstances, la volonté des Mauritaniens au moyen de la fraude massive. Au surplus, l’illusion narcissiste qui fait croire à chaque dirigeant que « son peuple » l’adore réellement et l’ignorance possible des enjeux spécifiques de cette élection pourraient nourrir la tentation de compter sur la capacité des Mauritaniens à « encaisser » les coups les plus durs.
Les militants d’une telle alternative disposent des moyens et des leviers de l’État et tiennent d’habitude à ce que leur « victoire » soit exclusivement le résultat de leur génie falsificateur plutôt que du charisme et des qualités s qui ont valu à « leur candidat » de gagner le soutien de très larges milieux politiques, y compris au sein de l’opposition du gouvernement sortant. Ce fut le cas dans de nombreuses élections, l’auteur des présentes lignes ayant été témoin de fraudes massives dont les candidats du pouvoir en place n’avaient nullement besoin. En 1992, le wali de l’Adrar était soupçonné de sympathie pour le principal candidat opposé au Président Maaouiya Ould Taya parce qu’il estimait que ce dernier n’avait pas besoin de fraude électorale dans sa propre région. En 1994, lors de l’élection municipale, le candidat Mohamed Bouya Ould Mhaimed avait la confiance de la grande majorité des électeurs de Zouérate face à Moulaye Ould Jiyid, mais les responsables locaux du tristement célèbre Parti républicain démocratique et social (PRDS) tenaient à vendre leur génie fraudeur.
Aujourd’hui, ce génie fatal ne pourra plus continuer, comme auparavant, à voler le rêve d’un peuple qui accède au perron de la citoyenneté. Aussi, est-il permis de se demander si un candidat portant sur ses épaules tout le poids de l’histoire spirituelle, éthique, sociale et culturelle du pays peut accepter d’être l’otage d’un monde dont il connaît bien les méandres secrets. Peut-il ignorer qu’en acceptant ce rôle, il sera le détonateur d’une crise sans précédent qui plongera son pays dans un terrible chaos pouvant, comme il le mesure bien, déclencher un incendie ravageur dans toute la région sahélo-maghrébine ?
Ces questions feront sourire ceux qui haïssent ce peuple et le répartissent entre les coureurs derrière les pois chiches et ceux qui fuient devant les matraques. Mais l’histoire a horreur de ceux qui la méprisent et pourrait choisir un chemin plus heureux pour éviter au pays d’être un simple objet de dispute entre les forces du changement et celles de la stabilité dans la médiocrité. C’est dire que ce sera inévitablement, du moins à moyen terme, un conflit entre d’autres pays obstinés à rechercher tous ceux qui, à cause de la misère, acceptent de se faire la guerre en leur nom.
La seconde alternative est bien plus salutaire et se fonde sur une hypothèse de transparence absolue des élections et l’acceptation unanime de leurs résultats. Mais, comme le candidat Ghazouani l’a déjà promis, celui qui sera élu devra comprendre sans tarder qu’une élection de ce genre dans un pays comme le nôtre n’est rien d’autre que la première étape d’un long et laborieux processus devant conduire à un consensus national utile. Le mot utile n’est pas superfétatoire, car un consensus national dans ce contexte ne saurait être une fin en soi, mais une vision partagée des enjeux et des défis auxquels le pays est confronté, ainsi que des politiques et des stratégies à envisager pour y faire face. Il n’y a guère de paix sociale sans développement inclusif, celui-ci s’avérant désormais inconcevable sans gouvernance inclusive s’appuyant sur un mode de concertation permanente entre acteurs publics et privés à tous les niveaux. L’ère des majorités souveraines est révolue, surtout lorsque les réflexes épidermiques peuvent étouffer l’expression des identités géographiques ou sociocatégorielles.
Rendre moins abrupts les versants du paysage politique nécessite donc d’inviter toutes les forces politiques et sociales autour d’un pacte national définissant les repères dans tous les domaines de la gestion des affaires publiques. Car aucun président, soit-il élu par une réelle majorité des neuf dixièmes du corps électoral, ne pourra, en s’enfermant dans une tour d’ivoire avec un gouvernement de génies, définir et mettre en œuvre des stratégies permettant à l’Histoire de prendre doucement sa revanche sur elle-même afin de bien soigner ses plaies aussi bien récentes qu’anciennes.
Faisons donc très doucement à la dernière marche
Isselmou Ould Abdel Kader