Lorsque, dans quelques semaines, la Mauritanie accueillera le sommet de l’Union Africaine (UA), selon une formule bien rodée, Nouakchott sera ‘la capitale de l’Afrique’. Une autre interaction à la fois délicate, inconfortable, entre la Mauritanie et UA, en perspective ? Déjà, en 2014, à un tournant critique de l’évolution de l’organisation continentale, Ould Abdel Aziz en avait été fait président en exercice (même si c’était par défaut, aucun autre chef d’Etat de l’UMA éligible ne s’étant porté candidat). Cette distinction lui avait donné l’occasion de savourer une belle revanche sur une organisation qui, quelques années plus tôt exerçait –vainement-- des pressions pour lui faire lâcher prise d’un pouvoir qu’il avait usurpé à un président démocratiquement élu un 6 août 2008. Mais c’était là une toute autre affaire, aujourd’hui oubliée. Donc, très bientôt, attendons-nous à ce que les ondes et tous les media soient saturés d’autres formules bien faites, de rhétorique panafricaine sans conviction, et autres tournures de bon aloi. Il parait même qu’un hommage sera rendu au grand Nelson R. Mandela, le champion toutes catégories de la lutte contre l’oppression raciale, de l’éthique en politique, et de la bienséance. Cet hommage lui sera rendu en Mauritanie, En 2018...
Il est fort à parier cependant, que l’idéologie dominante aidant, mais aussi du fait de la déconfiture totale de notre système éducatif depuis belle lurette,(très) peu, dans la classe dirigeante (ceux-là mêmes qui auront beau jeu de manipuler cette rhétorique panafricaniste pour la galerie continentale) et même dans l’intelligentsia (toutes générations confondues ?), connaissent vraiment le panafricanisme, sa genèse, son histoire, sa signification comme mouvement politique, culturel et psychosocial, et, bien sûr, sa pertinence pour la Mauritanie (surtout celle d’aujourd’hui, avec l’intensification de la lutte contre l’esclavage et ses séquelles et contre le racisme subconscient, ou assumé et institutionnalisé).
Bourdes diplomatiques récurrentes
Pendant plusieurs années, y compris après l’avènement de l’ère des colonels, la Mauritanie s’est enorgueillie, à juste titre, de son rôle comme membre fondateur de l’ancêtre de l’UA, l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) et un de ses acteurs les plus en vue. Grace à une diplomatie de haute gamme et une forte volonté de poursuivre à fond sa vocation de « trait d’union » entre l’Afrique Subsaharienne et l’Afrique Arabo-berbère, selon la formule du Président Ould Daddah, l’organisation avait, de l’avis général, avait fait un bond qualitatif en avant lorsque ce dernier en assura la présidence tournante en 1971. L’aura qui en résulta pour le pays (et pour Moktar lui-même) s’est assurément estompée au fil des ans, la guerre du Sahara aidant, mais surtout avec l’avènement du pouvoir en treillis et ses bourdes diplomatiques récurrentes.
Donc, en préparation du sommet et peut-être pour situer un tel sommet dans le contexte (faites votre choix du qualificatif qui vous sied) dans lequel il va bien falloir le placer lorsqu’il se tient en Mauritanie, en 2018, un petit rappel de ce qu’est le panafricanisme, ‘l’unité, la solidarité Africaines’, au-delà des sommets, des conférences et autres forums de l’UA, peut s’avérer avantageux pour tous. Pour les nuls, mais aussi et surtout, pour ‘les autres’.
D’abord, le Panafricanisme ne peut être compris qu’en gardant à l’esprit un simple mot, ‘racisme’ et son corollaire ‘oppression du Peuple Noir’, notions qui devraient interpeller tout mauritanien compte tenu du discours politique et culturel national de ces dernières décennies. Puissent ceux qui s’égosilleront bientôt à ressasser les formules creuses telles que ‘solidarité/intégration africaine’, ‘intérêts communs’, ‘relations fraternelles’, ‘coopération mutuellement avantageuse’ s’en souvenir. Les déclarations, résolutions, conventions, protocoles, et autres instruments laborieusement négociés et signés au cours des cinq décennies passées par les Etats membres pour les outiller à intégrer leurs économies, et autres politiques, illustrent certes tout le progrès que le panafricanisme a accompli, compte tenu de ses ennemis intérieurs et extérieurs. Evidemment, leur mise en œuvre effective laisse à désirer et s’est heurtée à l’absence de volonté politique, au sacrosaint fétiche de la ‘souveraineté nationale’, et surtout à l’absence d’implication des masses africaines. Cependant, le panafricanisme est avant tout un esprit, des valeurs, et une vision dont l’essence est la lutte pour la dignité et les droits des peuples africains. Ceci implique la lutte contre le racisme qui est la négation même de la dignité humaine, de l’égalité, et de la valeur intrinsèque de tout être humain.
En d’autres termes, le panafricanisme ne peut pas être confondu avec la création de l’OUA en Mai 1963, même si cet évènement était bien sûr historique. Pas même avec la nécessité de surmonter les clivages idéologiques des ‘groupes’ ou ‘bloc de Casablanca’, ‘bloc de Monrovia’ ou même, avant ceux-ci, le ‘groupe de Brazzaville’. Le panafricanisme ne peut davantage être confondu avec le tournant historique du 5ème congrès de Manchester en 1945 qui lui a sans aucun doute insufflé la dynamique et à une certaine mystique qui ont conduit à la montée des nationalismes, aux indépendances chèrement acquises, et à la création de l’OUA. Le panafricanisme ne peut non plus être confondu avec ce qui est devenu une bureaucratisation, une distorsion d’une vision grandiose par sa réduction en ‘simples’ rapports ‘d’état à état’ entre entités postcoloniales se disant indépendantes, et leurs occasionnels sommets et conférences. Il faudra remonter bien plus haut dans l’histoire du Peuple Noir pour cerner ce qu’est vraiment le panafricanisme.
La colonisation, ce néo-esclavage
Il faudra commencer avec l’holocauste de l’esclavage des Noirs, leur combat contre ce système inhumain, cette institution deshumanisante. Une œuvre commune qui sans doute avait commencé, déjà, à forger chez eux la conscience d’un destin commun. Le Panafricanisme en tant qu’idée et mouvement intellectuel, sociopolitique, culturel devra attendre plus ou moins la fin de la calamité que fut le commerce des Noirs et leur asservissement et avilissement à travers les Amériques (et ailleurs, bien sûr, mais passons sur cet aspect pour l’instant). Après des siècles de ces pratiques, leur prohibition, tout à fait formelle pour encore longtemps, ne se fera que vers le milieu du 19eme siècle. Donc, le combat de millions d’ex-esclaves, qu’ils aient gagné leur liberté de haute lutte et glorieusement, comme en Haïti (en 1801) ou que celle-ci ait été concédée à travers des amendements à quelque constitution ou la prise de nouvelles lois, le combat pour une véritable émancipation ne faisait que commencer. En effet, les idéologies racistes véhiculées par les sommités intellectuelles européennes et outre-Atlantique, Arthur de Gobineau, Friedrich Nietzsche, Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Thomas Carlyle, Robert Knox, pour ne citer que ceux-ci, avaient tant pénétré les Psychés et cultures, et rationalisé l’esclavage et le mépris de Noir que, libres ou pas, les hommes et femmes d’origine africaine avaient toutes les peines à se faire une place d’égalité et de dignité dans les sociétés américaines post-esclavage. Et bien sûr, très bientôt, commencera pour leur continent une nouvelle ère de néo-esclavage, connue comme la colonisation.
Cette conscience de la communauté de destin rendue évidente par la répression raciale aveugle, la brutalité des lynchages fréquents, la marginalisation souvent institutionnalisée, et toutes autres formes de discrimination qui étaient devenues le lot quotidien de l’africain où qu’il se trouve sur le continent américain, au nord comme au sud et dans les iles des Caraïbes. Bientôt, des intellectuels et couches moyennes commencèrent à s’insurger, à résister, à s’organiser, à construire une vision et une stratégie pour l’avenir, non seulement pour ces peuples de la Diaspora, mais pour toute la ‘race’ africaine. Cette vision, on ne peut plus cohérente, était bâtie sur la conscience d’appartenir à une même communauté ‘biologique’, culturelle, géographiquement définie, la légitimité et la nécessité de lutter pour ses droits et sa dignité, et la foi en un destin commun meilleur. Si, bien sûr, cette lutte devait être menée dans les différents emplacements de la diaspora, elle devrait être menée aussi contre l’impérialisme et le colonialisme qui avaient déjà commencé leur sinistre œuvre de subjugation et d’exploitation du continent-mère sous le prétexte d’un racisme insidieusement allégorisé dans l’infamant poème de Joseph Rudyard Kipling, The White Man’s Burden (‘le fardeau de l’Homme Blanc ‘celui-ci étant, bien sûr, de civiliser les autres).
Ainsi donc vit le jour, et se développa au fil des ans, le panafricanisme. Ses précurseurs, théoriciens et militants sont nombreux, mais parmi les plus connus, Henry Sylvester William, W.E.B. Dubois, James Beale Africanus Horton, Edward Wilmot Blyden, Benito Sylvain, Mojola Agbebi, et tant d’autres. Articulée de manière soutenue au fil d’une série de congrès et de conférences dont le premier se tient en 1900 à Londres, leur vision était celle d’une ‘race’ africaine réhabilitée dans sa dignité, fière, solidaire, débarrassée du racisme, du stigmate de l’esclavage, de l’inégalité, et de l’exploitation coloniale. Ses membres, en particulier dans la diaspora, débarrassés de tout complexe d’infériorité, exprimant leur solidarité et affermissant les liens entre eux et avec leurs frères et sœurs du continent et opérant un ‘retour ‘psychologique, spirituel, intellectuel, culturel, et pourquoi pas physique, vers leur continent d’origine.
C’est cette vision et l’espoir qu’ils portaient pour le Peuple Noir qui ont été communiqués au monde à chaque opportunité propice, en particulier lors des conférences qui se sont succédé pendant les premières décennies du 20ème siècle, quand l’ordre impérialiste et la suprématie raciale gouvernaient le monde. Ainsi, bien avant que Kwame Nkrumah ne théorise et ne plaide pour l’existence d’une ‘personnalité africaine’, qui doit être reconnue et valorisée comme socle de la renaissance de l’Homme Noir, et bien avant qu’il ne plaide pour un Etat continental (fédéral), Edward W. Blyden, cet éducateur Caribéen qui vécût et enseigna en Sierra Leone et au Liberia, avait déjà conçu ces deux concepts à la fin du 19eme siècle. Ce sont donc ces notions de résistance à l’oppression raciale pour la dignité, la fierté d’appartenir à la ‘race’ noire malgré des siècles de dénigrement systématique et d’exploitation, qui sont au cœur du panafricanisme. Ces notions ont été aussi à la base de l’émergence, dans les années 1920, du puissant mouvement de masse, le Universal Negro Improvement Association (UNIA) qu’un autre chantre du panafricanisme, le jamaïcain Marcus Mosiah Garvey, a fait épanouir et dirigé à New York, à travers les USA, et les iles Caraibes. L’Histoire retiendra aussi qu’un jeune nationaliste africain, alors étudiant de son état, dans les années 1930, Kwame Nkrumah, avait été profondément influencé par ce mouvement, sa philosophie et ses objectifs. Après avoir joué un rôle central dans le congrès de Manchester, Nkrumah devait retourner au Gold Coast (future Ghana) et galvaniser la lutte pour l’Independence de la colonie britannique et mettre en chantier la décolonisation du continent et jeter les bases du panafricanisme sur le continent. Il était hanté, obsédé, par la nécessité (urgente !) de la rédemption du ‘Black Man’ (l’Homme Noir).
Un chantre nommé Nkrumah
La centralité de l’état postcolonial (dans les frontières érigées par la conférence de Berlin et les découpages coloniaux) dans les relations entre les peuples africains ne devrait donc pas faire oublier l’essence du panafricanisme qui est antiracisme et anti-oppression de l’Homme du fait de la couleur de sa peau. Les congrès panafricains de 1974 et de 1994 et autres conférences connexes l’ont rappelé. Il est vrai que ceux-ci se sont déroulés dans le contexte de ce qui s’apparente à un nouveau dogme : la « souveraineté nationale » triomphante, la non-ingérence, chères aux élites politiques nationales africaines. L’on ne devrait pas perdre de vue cette essence de panafricanisme : La lutte contre le racisme et l’exploitation des peuples Africains et pour leur dignité, ainsi que la vision d’une communauté de destin de ces peuples où qu’ils vivent.
Il est donc pertinent de noter qu’en Mai 2018, un rapport accablant du comité des Nations-Unies pour l'élimination de toutes formes de discrimination (Cerd), publié à Genève, avait souligné que la Mauritanie ne s’était pas acquitté de ses obligations aux termes de la Convention Internationale sur l’Elimination de Toutes Formes de Discrimination Raciale qu’elle a signée en 1966 et ratifiée en 1988.
Le comité s’est déclaré « préoccupé » par la présence continue de pesanteurs sociétales, structurelles et culturelles qui, en Mauritanie, conduisent à la « discrimination à l’égard des Harratines et des Négro-africains » et à leur sévère sous-représentassions dans les secteurs-clef de la vie publique, ce qui les empêche de jouir pleinement de leurs droits de citoyens mauritaniens. Le rapport recommande aussi des politiques et mesures pour mettre fin à cette discrimination et à cette marginalisation qui sont massives et durables, liées à la couleur de la peau des victimes. L’on se souvient aussi de la controverse et des tensions liées au débat sur le racisme et l’exclusion lors de la tenue à Nouakchott de la 62eme session de la Commission Africaines des Droits de l’Homme et des Peuples.
Le sommet de Nouakchott devrait donc être une occasion propice pour se rappeler que c’était cette essence même du panafricanisme qui avait mu les chefs d’Etat et de gouvernement réunis à Addis Abeba, en Mai 1963, pour créer l’OUA, à écrire une cinglante lettre ouverte au président John F. Kennedy pour attirer son attention sur le mauvais traitement qui était réservé aux noirs américains dans les Etats du Sud au plus fort du mouvement pour les droits humains et civiques des américains d’origine africaine, ces véritables Harratine outre-Atlantique. Les mots choisis par ces dirigeants, au nom de l’Afrique méritent d’être cités, parce qu’ils devraient avoir une résonnance singulière lors du sommet de Nouakchott :
Dans cette lettre (citée par le New York Times du 23 mai 1963), les dirigeants africains n’avaient pas eu froid aux yeux pour attirer l’attention de leur homologue américain sur le fait que :
« Ces Noirs, qui, au moment même où se tient cette conférence, sont assujettis aux traitements les plus inhumains(…) contre qui des chiens dressés ont été délibérément lâchés par la police, sont des nôtres… Leur seul tort est d’être noirs et d’avoir exigé le droit d’être libres et de tenir la tête haute comme citoyens à part entière des Etats Unis d’Amérique ».
Le panafricanisme se saurait être conçu sans cette tradition de courage politique et moral dans la lutte sans merci contre le racisme sous toutes ses formes, quels qu’en soient les responsables. C’est cette tradition qui planera aussi sur le sommet de Nouakchott, et qui hantera les participants—s’ils en ont conscience.
Puisse les dirigeants africains et les élites s’en souvenir et s’en inspirer. Et puisse les élites et les dirigeants mauritaniens (qui sont bien africains, n’est-ce-pas ?--et pas seulement pour la durée du sommet !) se souvenir aussi de ce que c’est là l’essence du panafricanisme.