Le Banc d’Arguin est une zone riche de son patrimoine culturel, social et historique. Il est réputé pour ses phénomènes naturels rares qui en font un endroit de prédilection pour les oiseaux migratoires dont le nombre annuel est estimé à deux millions, venus d’Europe du Nord, de Sibérie et du Groenland. Le site d’Arguin occupe une place particulière, non seulement dans l’histoire nationale, en tant que berceau d’une civilisation maritime millénaire, lieu d’éclosion de l’Etat des Almoravides, champ de combats féroces entre les populations locales et les Portugais à partir de 1441, mais aussi dans l’histoire d’Afrique et celle du Monde.
Le présent article n’a pas pour objet de creuser dans l’histoire lointaine et diversifiée de cette zone de notre littoral, mais il se limite plutôt à appeler l’attention des autorités publiques sur la nécessité d’œuvrer pour que notre pays tire le maximum d’avantages de l’organisation d’un festival international sur le patrimoine culturel et naturel de cette zone d’importance particulière.
En effet, les informations fiables sur l’histoire de cette zone n’ont commencé à être dévoilées au grand public, ne serait-ce que partiellement, qu’il y a moins de trois ans, et plus précisément le 5 août 2015, date de l’ouverture d’un colloque scientifique que nous avons organisé au Musée National sur la traduction en arabe annotée du plus ancien ouvrage connu écrit par un Européen à propos des premières expéditions portugaises sur les côtes ouest-africaines. Il s’agit du chef-d’œuvre du grand chroniqueur portugais, Gomes Eanes de Zurara, intitulée : Chronica do descobremento e conquista da Guiné que son auteur a accompli en 1453, alors directeur adjoint de la bibliothèque royale de la couronne portugaise.
Nous avons voulu à travers cet ouvrage, dont la présentation fut marquée par la présence d’un nombre important d’enseignants chercheurs et de personnalités intéressées par l’histoire du pays, jeter la lumière sur une époque importante de notre histoire, caractérisée, entre autres, par une guerre d’extermination menée par les Portugais contre les populations indigènes de notre littoral, notamment les Sanhaja, mais aussi contre les Arabes. Ces populations ont opposé une résistance tenace aux premières expéditions portugaises dans le cadre de ce qui est convenu d’appeler « les Grandes découvertes», avec la montée du Portugal en tant que première puissance en Europe à cette époque.
Ainsi, ledit ouvrage relate, avec détails, ces attaques barbares ayant visé la zone comprise entre le Cap Blanc (Nouadhibou) et l’embouchure du fleuve Sénégal de 1441 à 1448 et dont le bilan s’élève à plus de huit cent individus enlevés, y compris des enfants, des femmes et des personnes âgées, en plus d’un grand nombre de tués et de blessés. Ces expéditions vont se poursuivre tout au long de la présence portugaise sur nos côtes qui a duré presque deux siècles (de 1441 à 1634). L’union de la couronne de l’Espagne et celle du Portugal en 1581 jusqu’à 1640 avait laissé aux Portugais l’administration directe de leurs comptoirs commerciaux à travers le monde, y compris celui d’Arguin, le premier fort-comptoir portugais en Afrique de l’Ouest.
Selon des études scientifiques dignes de foi, le nombre des indigènes enlevés de nos côtes et amenés comme esclaves au Portugal et dans d’autres villes d’Europe et en Amérique à partir de la fin du XVe siècle, serait de soixante dix mille à cent mille individus, majoritairement locuteurs de klam aznaga (du berbère) et de l’arabe.
Après le départ des Portugais, l’île d’Arguin avait subi la domination des Hollandais (1634-1678), des Prussiens (1684-1721) et des Anglais (à partir de 1721) ; c’est à partir de cette dernière date que des conflits armés acharnés ont éclaté entre Anglais et Français pour contrôler cette île. Ces affrontements n’ont pris fin que suite à la signature du traité de Versailles du 3 septembre 1783 entre l’Angleterre et la France, en vertu duquel cette dernière jouissait de droits de souveraineté sur le littoral mauritanien et sénégalais, tandis que la première conservait le droit de commerce dans la zone comprise entre le fleuve Saint – Jean et Portendick. Les Anglais n’ont cédé à ce droit qu’en 1857, après avoir obtenu, en contrepartie, le centre commercial d’Albreda, poste commerçant français et ancien centre de traite négrière sur la rive nord du fleuve de Gambie.
Il est important de noter que, selon des études portugaises récentes, le Banc d’Arguin aurait été contrôlé par Niarzig, groupe guerrier d’origine Sanhaja, dont des ramifications sociales existent toujours dans la Moughataa de Keur – Macène, et par des groupes arabes Hassanes, notamment les Ouald Rizg, premier émirat arabe constitué dans la zone sud-ouest de Mauritanie. En plus de ces deux groupes, il y a lieu de signaler une importante présence des Ehel Bouhoubeini, réputés pour leur pouvoir spirituel, et l’arrivée d’autres groupes venus plus tard dans cette zone. Toujours selon les études précitées, ces groupes réunis avaient pris part à la résistance contre les Portugais.
Avec la constitution de l’émirat des Trarza, la zone d’Arguin devint partie intégrante du domaine émiral terrouzi depuis l’avènement de l’émir Heddi Ould Ahmed ben Daman. Cette situation s’est renforcée avec l’émir Ely Chandhoura (1703-1727), qui avait envoyé des missives aux rois hollandais à propos des traités commerciaux portant sur l’île ; le petit-fils de celui-ci, l’émir Ely El Kory Ould Amar Ould Ely Chandhoura, décédé vers 1786, a échangé d’autres lettres dans ce sens avec Georges III, roi d’Angleterre (1760-1820).
Après ce bref aperçu historique, il serait opportun de signaler que le Parc National du Banc d’Arguin a vu le jour grâce aux efforts de l’éminent chercheur français Théodore Monod au début des années soixante-dix du siècle passé, visant à créer un espace naturel protégé dans cette zone. En 1976, Le gouvernement mauritanien à l’époque a adopté l’étude dudit chercheur en créant l’établissement public du « Parc national du Banc d’Arguin ». En 1982, le Banc d’Arguin a été considéré site Ramsar pour les zones humides d’importance internationale abritant des oiseaux migratoires. Plus tard, en 1989, l’Unesco reconnut ce site comme faisant partie du patrimoine naturel international, devenu alors une destination préférée des chercheurs et touristes attirés par les thèmes naturels et écologiques et leurs impacts éventuels sur la faune, en particulier les oiseaux migratoires, et sur la flore.
Néanmoins, la portée historique et humaine liée à la traite des esclaves pratiquée par les Portugais, qui s’était vite tournée en guerre d’anéantissement d’un peuple et d’une civilisation millénaire, a été négligée par la plupart des chercheurs et ne figure point dans les brochures du PNBA.
Des sources scientifiques révèlent que le premier individu ayant subi le marquage au fer chauffé était l’un des habitants de nos côtes et particulièrement d’Arguin ; le but de ces sévices atroces était de permettre aux Portugais de mieux distinguer « les parts » revenant aux chefs et aux soldats des captifs enlevés de notre littoral et du désert proche afin de les vendre dans leur propre pays et dans d’autres contrées à travers le monde.
Alors, l’organisation d’un festival international sur le patrimoine du Banc d’Arguin se doit de prendre en considération certains épisodes de notre histoire, notamment notre lot de souffrances à cause de la domination européenne, en particulier celle des Portugais.
Il ne s’agit pas ici d’évoquer une question aussi sensible que celle de la traite négrière atlantique et le début de la colonisation et ses crimes et ce que nous en avons souffert, mais plutôt de valoriser l’histoire qui en découle, dans le but de mieux conserver notre mémoire collective par la création d’une institution visant à préserver ce patrimoine multiforme et par la construction d’un mémorial pour nous et pour le monde, témoignant que ce peuple a tant souffert de la traite esclavagiste dans ses formes les plus violentes et les plus ignobles, qu’il a résisté et défendu cette terre à laquelle il s’est accroché, et ce, malgré les tentatives de son anéantissement et son extermination.
Si l’Etat mauritanien, depuis l’indépendance jusqu’à nos jours, lutte contre l’esclavage domestique inhumain et ses séquelles, en multipliant ses efforts dans ce sens ces dernières années par la promulgation de nouvelles lois réprimant et incriminant telle pratique, la création de l’Agence Tadamoun et par la mise en place de tribunaux régionaux pour l’éradiquer, il est temps pour que ce même Etat réexamine un autre aspect de ce phénomène, plus grave et plus destructif, que consistait l’enlèvement de milliers des habitants innocents de nos côtes, réduits en état de captivité et vendus par leurs ravisseurs portugais et européens comme esclaves durant des siècles.
Cet objectif ne saurait être atteint qu’à travers une conception mûre et une étude sérieuse dont le but est de (re)valoriser notre histoire nationale, loin de toutes velléités particularistes ou visions courtes, pour un objectif sublime : conscientiser et sensibiliser sur notre passé commun et le lier au mouvement de l’histoire universelle à travers une manifestation scientifique et culturelle internationale, à l’aune de ce qui se fait dans des sites ayant connu des évènements tragiques similaires, notamment en Afrique.
Pour garantir la réussite de la première édition de ce festival, prévue au mois d’août prochain, il serait adéquat de prendre les mesures suivantes:
I/ Elever ce festival au rang de cause nationale de premier ordre ;
II/ Définir, au préalable, les objectifs escomptés de cette manifestation ;
III/ Constituer une commission d’experts avérés et pluridisciplinaires de l’Université de Nouakchott Al-Assriya et d’autres établissements de l’enseignement supérieur où siégeront des historiens, des chercheurs dans les domaines de la civilisation et de la culture, notamment ceux ayant déjà réalisé des recherches sérieuses sur l’histoire du littoral mauritanien, des sociologues, des spécialistes du tourisme, des juristes, des économistes, des géographes, des géologues, des représentants de l’Institut mauritanien des recherches océanographiques et des pêches (IMROP), de l’institut mauritanien de la recherche géologique, de l’institut mauritanien de la recherche en matière du patrimoine et de la culture, des représentants du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique, de celui de la Culture et de l’artisanat, du ministère de l’Environnement, d’un représentant de la Commission nationale pour l’éducation, les sciences et la culture, d’un représentant du PNBA, en plus de deux personnalités ressources originaires du Banc d’Arguin. Cette commission a pour mission la réalisation des tâches suivantes :
1 / Concevoir un plan de déroulement des différentes phases du festival, mettant en exergue les volets sur lesquels il faut mettre plus d’efforts ;
2/ Avancer des propositions pratiques à propos des institutions et personnalités scientifiques et culturelles internationales à convier pour participer à telle manifestation;
3/ Ecrire un ouvrage scientifique préliminaire sur le patrimoine culturel, naturel et historique du Banc d’Arguin à présenter à la première édition du festival international, ce travail sera amélioré et enrichi lors des éditions à venir du festival.
4/ Avancer des propositions relatives à la coordination et à la coopération avec d’autres institutions internationales concernées ou intéressées par le sujet : l’Unesco, l’Isesco, l’Alecso et avec d’autres entités et fonds internationaux concernés par la conservation du patrimoine international et la protection de l’environnement ;
5/ Formuler une proposition pour construire un mémorial qui sera érigé à l’île d’Arguin ou à celle de Tidra pour commémorer les milliers de victimes qui ont été enlevées de nos côtes et vendues comme esclaves en Europe et en Amérique.
IV/ Mettre en place une commission d’organisation qui sera chargée de la préparation, de l’organisation et des volets logistiques et techniques.
Enfin, l’Etat, avec l’appui de ceux qui sont concernés par ce sujet, se doit de consentir tous ses efforts afin de faire réussir, coûte que coûte, cette manifestation ; il doit notamment saisir cette occasion pour présenter une image claire et juste de notre histoire, devenue, pour certains de ses épisodes, une histoire commune que nous partageons avec d’autres nations et civilisations.