Monsieur
Deuxièmement, pour entrer dans le vif de mon propos d’aujourd’hui, il faut tout d’abord préciser que je suis mauritanien, un de vos lecteurs étrangers qui ont connu et aimé la France à l’époque où vivaient encore nombre de ses grands esprits tels que Pierre Bourdieu, Raymon Aron, Pierre Vidal-Naquet et d'autres figures de cette envergure qui faisaient montre d’une haute qualité intellectuelle que l’on pouvait respecter et considérer comme un modèle du Génie français ; Fernand Braudel venait de rejoindre Jean Paul Sartre dans l’au-delà, mais leur ombre planait toujours dans les sphères de l’intelligentsia française.
C’était aussi l’époque où la gauche avait pu célébrer son grand soir, après un quart de siècle de privation, bousculant les habitudes et suscitant ainsi beaucoup d’espoir ; l’optimisme était alors partout présent. Encore que les difficultés économiques, qui ne font pas bon ménage avec le rêve, ne tardèrent pas à refaire surface, à exaspérer les antagonismes politiques et à provoquer des joutes passionnantes.
Ce fut également une période où la pensée unique était absente, où toutes les opinions étaient bien accueillies dans le paysage médiatique et où la fonction critique n’était pas encore entravée par la censure des directeurs de rédaction et l’autocensure des chroniqueurs et autres spécialistes, comme aujourd’hui.
Telle était la France qui a accompagné le parcours intellectuel de bon nombre d’africains comme moi et avec laquelle nous avons noué des liens très forts à travers ses grands penseurs et ses courants d’idées critiques, sans compter des relations humaines non moins fortes.
Or l’image qu’elle nous donne aujourd’hui est celle où des philosophes péripatéticiens d’un genre nouveau sont portés au pinacle, alors qu’ils sont plus imposteurs que penseurs, plus vicieux que vertueux en ce qu’ils incitent à des guerres injustes qu’à défendre les droits de l’Homme et des peuples découlant des valeurs humanistes que l’on ne peut et ne devrait pas dissocier de l’histoire et de la culture françaises. Ils sont d’autant moins légitimes qu’ils ne se sont jamais distingués ni par une pensée forte qui emporte l’adhésion, ni par un talent exceptionnel ou un don éclatant, ni même un engagement courageux qui soit motivé par la justesse de la cause – à contre-courant de la tendance générale du mouvement délétère des esprits – comme l’aurait fait un véritable héritier de Zola, et encore moins par une œuvre originale unanimement saluée et donnant accès à une légitimité morale qui justifierait leur influence actuelle et leur omniprésence sur l’espace public.
Le plus étonnant est que des responsables de premier plan croient en eux les yeux fermés, alors qu’ils ne font que berner leur propre conscience qui, déjà, ne brille aucunement par sa clairvoyance.
Une antienne peu attractive
On le voit bien, c’est une France où le débat intellectuel s’ankylose sous la domination d’une minorité catégorielle qui a fini par imposer la pensée unique, cette antienne très policée, peu attractive, se traduisant par une uniformisation de la pensée qui réduit au silence toute aspérité qui ne voudrait pas se loger dans son moule. Elle ressemble ainsi à un jeu à la fois cynique et pathétique, un jeu qui consiste à faire comme si on était libre d’exprimer ses vraies convictions, comme si cette police de la censure n’existait pas, mais devant le public et les téléspectateurs, contre sa volonté et son goût, on se retrouve à s’autocensurer pour éviter l’exclusion qui est ici synonyme d’insécurité professionnelle et matérielle.
Dans cette nouvelle France, les idées critiques ne sont plus admises ni dans l’édition ni dans le paysage audiovisuel et la parole n’est libérée que pour instrumentaliser l’immigration ou stigmatiser les musulmans. Il en ressort cette triste impression que le débat public français est volontairement focalisé non pas sur les vrais problèmes structurels touchant le devenir du pays[1], mais presque uniquement sur ces deux sujets dangereusement anxiogènes et clivant en ce qu’ils instaurent une forte tension sociale et plongent la classe politique dans un désarroi complet.
Bien sûr qu’il s’agit de problèmes dont il faut parler et auxquels il faut trouver de solutions ! Le tout est dans l’approche de la problématique et la prise en compte de toutes ses dimensions, dans l’orientation de l’analyse et la pertinence des solutions envisagées.
Et c’est de la tâche de l’intellectuel que d’y réfléchir, en considération de la vocation du peuple français, du sillon de son histoire et de sa composition. Il est ici question d’esprits lucides et forts, pas des cuistres réputés pour leurs salmigondis que personne ne lit plus et qui passent toutes les semaines à donner des leçons au monde entier.
Une autre catégorie d’intellectuels est encore moins indiquée pour cette tâche, celle dont le discours se distingue par une étonnante obsession d’invoquer à tout moment la gravité des événements et quelque soit par ailleurs leur nature, qu’il s’agisse d’attentats terroristes ou de faits divers, comme pour amplifier leur caractère dramatique et tragique.
Le philosophe et académicien Alain Finkielkraut, apparemment sous l’emprise d’un réflexe de solidarité communautaire, qui n’est vraiment pas à la hauteur de son statut ni de ses qualités d’écrivain, indéniables au demeurant, excelle dans ce registre trop chargé d’implications politiques propres à déclencher des sentiments primaires à la fois incontrôlables et rédhibitoires, tels que le mépris et la haine de l’autre.
Il s’agit de terribles sentiments qui peuvent vite se transformer en passion violente dont il est impossible de cerner tous les tenants et qui, dans le vieux continent en tout cas, se sont étalés tout au long des quatorze siècles passés, dès l’avènement de l’Islam ; et ils s’affichent de nouveau au grand jour, massivement, sous l’effet d’une virulente campagne médiatique.
[1] par exemple : le choix entre un modèle de croissance s’appuyant sur une économie productive créatrice d’emplois mais régulée par des décisions souveraines et une politique économique dictée par la Commission Européenne sous l’influence du grand capital ; la voix de la France dans le monde, avec ou sans l’Europe et le choix de rester ou non au sein de l’OTAN ; la nature des relations avec les Etats Unis et la Russie ; les avantages et les inconvénients des interventions militaires de la France à l’étranger ; la prise en compte du poids politique et du potentiel économique des pays francophones dans tous ces choix ; c’est finalement le choix entre une « certaine idée de la France « et une torpeur qui la laisserait mourir d’elle-même.
(A suivre)